Dernière conversation entre deux Transcendants Satrapes. Mars 1994.
IONESCO.- Je viens de finir « Le mystère de la foi » de Jean Guitton.
ARRABAL.- Un agnostique comme toi ne lit plus que des livres religieux?
RODICA (l’épouse d’Ionesco, bien que semblant absente, intervenait rarement, mais toujours avec douceur).- Pas si agnostique que ça.
IONESCO.– Que de fois j’ai…cru…sentir…la présence de Dieu
A.– Tu as eu des apparitions?
IONESCO.- En Thaïlande je suis entré dans un temple avec la femme de l’attaché culturel de l’ambassade de France. L’un des bouddhas – il y en avait une centaine – s’est penché vers moi et m’a souri. Plus tard la femme de l’attaché culturel m’a assuré avoir vu aussi le phénomène… A Bucarest, une fois, je me suis levé pendant la nuit. J’ai crié à Rodica: « Il y a un tremblement de terre, tu ne le sens pas? ». Le lendemain un tremblement de terre a détruit une partie de la ville et causé beaucoup de morts. Bien longtemps après je me promenais avec un ami dans un parc de Bucarest lorsqu’un arbre est tombé tout près de moi. Ses feuilles ont même effleuré mon bras droit. J’ai compris que j’aurais pu mourir écrasé. Quelques mois plus tard, tandis que je me promenais dans ce même parc, un autre arbre s’est aussi abattu. Cette fois, à mes pieds. Au Portugal il m’est arrivé de donner cinq francs à un gamin qui demandait l’aumône… Une heure après j’ai trouvé par terre une pièce française ; un franc. Quelquefois j’ai des rapports humoristiques avec Dieu: le Seigneur avait promis de rendre un bienfait au centuple. Mais à moi il m’a accordé le 1 pour 5. Quand j’étais tout jeune en Roumanie un jour, vers 10 heures du matin, j’ai vu que tout était baigné de lumière, des draps mis à sécher brillaient intensément, d’un éclat radieux. C’était Dieu! Une autre fois dans une petite ville de Roumanie où Rodica allait enseigner nous nous sommes installés dans une auberge assez minable. Nous nous mettons au balcon pour admirer le panorama. Au moment où nous nous retirions le balcon s’est effondré avec fracas. Après la guerre je vivais à Paris avec Rodica et nous étions angoissés parce que ma fille adorée, Marie-France, était malade. Nous ne pouvions pas faire face aux frais médicaux. Je suis sorti dans la rue avec un panier à provisions. Tout à coup j’ai aperçu 3000 francs par terre. J’ai cru y voir la main de Dieu. Quand je suis rentré à la maison, je me suis rendu compte que j’avais perdu les 3ooo francs. J’aurais pu dire comme Job: « Dieu me l’a donné, Dieu me l’a repris, béni soit son saint Nom ». Comme si ça ne suffisait pas le lendemain un ami m’a fait cadeau de 100 francs alors que je ne m’y attendais pas. Dans une pharmacie j’ai acheté les médicaments qui coûtaient 94 francs mais la vendeuse, croyant que je lui avais donné mille francs, m’a rendu 906 francs.
A.– L’un des évangélistes était scandalisé parce que Marie-Madeleine avait dépensé 300 deniers pour parfumer Jésus. Peut-être en pensant qu’il serait vendu pour trente deniers seulement.
IONESCO.– J’ai rêvé quelque chose comme ça cette nuit. Mais je l’ai oublié. Et toi? Tu as rêvé cette nuit?
A.– J’ai rêvé que j’étais à l’hôtel Atheneum à Londres. Beckett m’a téléphoné. Ça m’a étonné parce qu’il est mort. Je l’entendais très mal. Il parlait sûrement à distance et sans prendre l’appareil. Enfin je l’ai vu: il portait un pull bleu marine qui brillait. Il m’a dit: « On m’a nommé ministre ». « De quoi? », lui ai-je demandé. « Des chevaux ». Il a ri. Et moi aussi. Mes éclats de rire m’ont réveillé.
IONESCO.– Tu notes tes rêves?
A.– Oui, dans mon journal. André Breton en a publié un certain nombre sous le titre : « La pierre de la folie ». Il y a trois nuits j’ai rêvé que c’était la fin du monde. Rodica est apparue et nous a dit: « Il faut que vous cherchiez du travail. Il n’y a plus d’éditeurs ». J’ai pris une rue de Ciudad Rodrigo qui montait jusqu’à un théâtre tout délabré, et là le directeur m’a demandé de lui réciter des vers. J’ai eu peur de rater ma prestation. Rodica m’encourageait. Le directeur était furieux. J’ai compris qu’on allait m’arrêter. Alors tu m’as dit: « Demande qu’on te mette dans le camp de concentration des oranges ».
IONESCO.– Plusieurs semaines après la mort de Jean-Paul Sartre j’ai rêvé que lui et moi nous assistions à l’une de mes pièces. Je lui ai dit « Quel échec pour moi! Vous le constatez, pas un seul spectateur n’est venu ». J.P.. Sartre m’a répondu: « Regardez donc en haut : le poulailler est plein à craquer ». C’était vrai. Je lui ai avoué: « Je n’ai jamais compris votre œuvre, je ne l’ai jamais appréciée, permettez-moi de vous demander pardon ». Sartre m’a regardé fixement en me disant : »Trop tard. »
A.– As-tu déjà eu des rêves visionnaires?
IONESCO.– Il y a presque quarante ans j’ai passé la nuit chez une amie anglaise. Ma fille, Marie-France, qui était petite, dormait dans une chambre située au-dessous de la mienne. J’ai rêvé que j’étais entouré d’un groupe de médecins. Je leur ai demandé de me dire la vérité. L’un d’eux m’a informé avec un certain dédain que j’avais une tumeur cancéreuse au cerveau. Et il a ajouté: « Vous vous en rendrez bientôt compte: vous commencerez à perdre le sens de l’orientation ». Je me suis réveillé et je me suis mis à marcher dans la chambre pour voir si vraiment je ne pouvais plus m’orienter. Le lendemain matin ma fille m’a dit: « Papa tu as passé la nuit à ronfler ». « C’est faux » lui ai-je répondu, « à vrai dire j’avais cru être malade et j’avais passé la nuit à tourner autour de mon lit ». L’hôtesse est intervenue : « Vous n’avez pas ronflé. C’ était mon grand-père. Il est mort il y a longtemps dans la chambre où vous avez dormi. En réalité ce n’étaient pas des ronflements ce que votre fille a entendu, mais des râles. On les entend à chaque anniversaire de sa mort, c’était hier soir ». « Je sais de quoi est mort votre grand-père », lui ai-je répondu, « d’une tumeur cancéreuse au cerveau ». L’hôtesse très étonnée m’a demandé: « Comment avez-vous pu le deviner? »
A.– Le voyage à travers tes rêves aurait aussi été qualifié par les Grecs de « theoria ».
IONESCO.– Comme je ne sors plus de chez moi je voyage seulement dans mes rêves.
A.– Le jeune Xénophon avait tellement envie de faire un grand voyage qu’il a triché avec les oracles. Grâce à cette ruse il a pu, en 401, s’engager dans une « très brève » expédition militaire en Asie. Elle s’est terminée par un parcours de 5000 km en deux ans. Et il a pu écrire son journal: « Anabase ».
IONESCO.– Mon journal fait de bric et de broc, réduit en miettes, mon Journal en miettes va enfin être traduit dans le pays ou je suis né. Les sophistes roumains l’avaient interdit pendant si longtemps.
A.– Les sophistes en Grèce allaient de ville en ville. De sanctuaire en sanctuaire. Ils affichaient leur art de jeter de la poudre aux yeux. Pour chercher des disciples. Payants.
IONESCO.– Le diable est si jaloux de mes succès qu’il me fait souffrir nuit et jour. Il me tord les doigts et le corps tout entier perclus de douleurs.
RODICA.- Voyons, Eugène, le diable n’est pas auteur dramatique.
IONESCO.– Je passe, Fernando, d’interminables nuits. L’infirmier me change de côté quand mes douleurs m’élancent. Ce va-et-vient, c’est mon pénélopesque voyage nocturne.
A.– Le périple effectué dans des terres inconnues s’est appelé « théorie ». Au temps de ma mère l’Oye. Ou plutôt du père Socrate. Mot qu’on peut rapporter à « theos »(dieu). Ou à « thea » (observer). Presque théâtre
IONESCO.– Pendant que j’établis la « théorie » de mes douleurs Rodica est obligée de dormir dans le salon.
A.– On dirait que pour toi le diable existe sans aucun doute. Mais que Dieu, hélas, s’éclipse quand dans l’affliction on attend son secours. Même sans un miracle comme signature?
IONESCO.– Je prie, même si je ne le fais pas tous les soirs. J’avais 18 ans en Roumanie, quand pour la première fois j’ ai senti la présence divine.
A.– Je m’en souviens presque parfaitement. Mais je veux te lire ton propre texte. Tu as mis dans l’une de tes pièces, « Victimes du devoir », cette vision: C’est un matin de juin… Je respire un air plus léger que l’air. Je suis plus léger que l’air. Le soleil se dissout dans une lumière plus grande que le soleil… Je passe à travers tout… Les formes ont disparu… Je monte… Je monte… …Une . lumière qui ruisselle… Je monte… Mais le Policier de ta pièce, furieux de te voir te balader dans les hauteurs te sermonne : Regarde, voyons, regarde… Tu vois que tu ne regardes pas… Qu’est-ce que tu vois?… Tu ne vas pas me faire ça à moi… Eh! eh!… Salaud… Mais toi tu continues ton voyage de pied ferme. Et en avant les visions! Même si le flic doit en avoir la cervelle tourneboulée: « … au fond apparaît, lumineuse dans les ténèbres, dans un calme de rêve… une miraculeuse cité… un miraculeux jardin , une fontaine jaillissante, des jets d’eau… des statues lumineuses… des continents incandescents… dans des océans de neige.
IONESCO.– D’autres voyages d’aller et retour m’ont mené et même malmené, de Roumanie en France et de la religion orthodoxe à la religion catholique.
A.– Sans autre viatique que ta candeur. Que faisait ton père à cette époque?
IONESCO.– Mon père et ma belle-mère me détestaient. Ils m’obligeaient à rester dans ma chambre sans bouger. Eux mangeaient au salon et moi à la cuisine, un plat de pommes de terre. Avec quelle violence et quelle rage mon père me battait. Il voulait que je sois ingénieur.
A.– Tu étais fort en mathématiques?
IONESCO.– J’étais nul. (Nous rions de bon coeur jusqu’à ce qu’une larme lui échappe. Dans le puits de sa mémoire que je croyais tari le mot de la fin surnage toujours). Un jour j’ai dit adieu définitivement à mon père. Je lui ai lancé pompeusement et avec panache: « Je vous salue…. sir ».
A.– Quelle chance j’ai eue de tant aimer mon père. Mon héros. Tu n’as jamais revu le tien après cet adieu?
IONESCO.– De ma vie. C’était un despote. Il ne se contentait pas de me battre. Il battait aussi les domestiques. Dans ma meilleure pièce, « Victime du devoir », j’ai parlé de lui. C’est ma seule pièce autobiographique…
A.– Ton père a connu ton œuvre théâtrale?
IONESCO.– Je ne crois pas. Il avait 68 ans quand il est mort. Sans rompre le silence. Il a appartenu aux partis politiques les plus influents du pays, depuis la Garde de Fer jusqu’au Parti Communiste. Il a fini ses jours comme haut fonctionnaire de la police roumaine. Stalinienne.
A.– Tu m’ as dit qu’il était athée.
IONESCO.– Il se disait athée. Mais le jour où sa femme est morte, – ma mère –, il s’est enfermé avec sa dépouille au cimetière. Il a pleuré et lui a demandé pardon pour l’avoir fait tant souffrir.
A.– Justement dans « Victime du devoir » le Policier qui représente en réalité ton père te dit: « Tu as eu beau me renier, tu as eu beau rougir de moi, insulter ma mémoire… je ne t’en veux pas… Ah tes complexes! Tu ne vas pas nous embêter avec cela! Ton papa, ta maman, la pitié filiale!
IONESCO.– La vérité est aussi délicate et fragile que les rêves.
A.– Madeleine (c’est-à-dire, en l’occurrence, ta mère) dit tout ce qu’elle a sur le cœur. D’une manière un peu racinienne. A son mari, ton père: Tu es un être ignoble… Tu m’as vieillie… Tu m’as détruite… Je ne te supporterai plus… Tu m’ennuies lui réplique ton père, Tu ne comprends rien à la vie, tu ennuies tout le monde…
IONESCO.– Dans la pièce je suis « Choubert », un personnage qui ne sait pas mentir aux étoiles…
A.– Sur scène, il se défend pied à pied: Père, nous ne nous sommes jamais compris… Peux-tu encore m’entendre?… Je haïssais ta violence, ton égoïsme… Tu me frappais… Je devais venger ma mère… Mais à quoi sert la vengeance? C’est toujours le vengeur qui souffre… Et ton père reconnaît son style et avoue: Je fus soldat. Je fus obligé de participer au massacre de dizaine de milliers de soldats ennemis de peuplades, de femmes, de vieillards, d’enfants… Je n’avais pas voulu avoir de descendant … j’avais essayé d’ empêcher ta venue au monde. En portant le poids de cette condamnation tu as écrit. Vécu et triomphé. Mais toujours en quête de la tendresse cachée des choses. Comme moi.
IONESCO.– Mais je souffre toutes les nuits au cours de mon douloureux voyage nocturne. Malgré le dévouement de Rodica et de Marie-France. Et le secours des mains d’un infirmier qui m’aide à changer de côté, au lit.