I – La vérité suspecte
Pour Karl Popper on ne découvre pas la vérité, on l’invente. Par conséquent c’est toujours une vérité provisoire, qui dure tant qu’elle n’est pas réfutée. La vérité se trouve dans l’esprit humain, dans l’imagination et la rationalité, et non pas cachée comme un trésor dans les profondeurs de la matière ou l’abîme stellaire, attendant l’explorateur perspicace qui la détectera et l’exhibera au monde comme une déesse impérissable. La vérité poppérienne est fragile, constamment soumise au feu roulant des épreuves et des expériences qui la soupèsent, tentent de la saper – la « falsifier » (falsify)[1], selon son vocabulaire – et de la remplacer par une autre, ce qui est arrivé et continuera d’arriver inévitablement dans la plupart des cas, au cours de cette longue errance de l’homme dans le temps que nous appelons le progrès, la civilisation.
La vérité est, au départ, une hypothèse ou une théorie qui prétend résoudre un problème. Née des éprouvettes d’un laboratoire, des élucubrations d’un réformateur social ou de calculs mathématiques compliqués, elle est proposée au monde comme « connaissance objective » d’une région ou fonction déterminée de la réalité. L’hypothèse, la théorie est ou doit être soumise à l’épreuve de « l’essai et l’erreur », à sa vérification et réfutation par ceux qu’elle est incapable de convaincre. C’est là un processus instantané ou très long, au cours duquel cette théorie vit – mais toujours en avançant sur des charbons ardents, comme ces roitelets primitifs qui sont arrivés au pouvoir en tuant et qui le quitteront tués – et entraîne des conséquences, influe sur la vie, provoque des changements, aussi bien dans la thérapie médicale, l’industrie de la guerre, l’organisation sociale que dans les rapports sexuels ou la façon de s’habiller. Jusqu’à ce qu’une autre théorie surgisse soudain, la « falsifiant » (ou réfutant), et renverse ce qui semblait être sa ferme consistance comme un château de cartes. La nouvelle vérité entre alors dans le champ de bataille afin de lutter contre les épreuves et les défis auxquels l’esprit et la science veulent la soumettre, c’est-à-dire qu’elle va vivre de cette existence tumultueuse et périlleuse que connaissent la vérité et la connaissance dans la philosophie de Popper.
Certes, personne n’a réfuté encore avec succès que la terre est ronde. Mais Popper nous conseille de nous habituer, contre toutes les évidences, à penser que la terre, en vérité, se trouve être seulement ronde, parce que, d’une certaine façon, il pourrait arriver que les progrès de la rationalité et de la science renversent aussi cette vérité, comme ils l’ont déjà fait avec tant d’autres qui paraissaient inébranlables.
Le « coup par coup »
Cependant, la pensée de Popper n’est pas relativiste ni ne propose le subjectivisme généralisé des sceptiques. La vérité a un pied posé sur la réalité objective, à laquelle Popper reconnaît une existence indépendante de celle de l’esprit humain, et ce pied est – selon une définition d’Alfred Tarski qu’il fait sienne – la coïncidence de la théorie avec les faits.
Que la vérité ait, ou puisse avoir, une existence relative ne signifie pas que la vérité soit relative. Tant qu’elle dure, tant qu’une autre ne la « falsifie » (ou réfute) pas, elle règne toute-puissante. La vérité est précaire parce que la science est faillible, du fait que nous les humains, nous le sommes. La possibilité d’erreur est toujours là, même derrière les connaissances qui nous semblent les plus solides. Mais cette conscience de la faillibilité ne signifie pas que la vérité soit inaccessible. Elle signifie que pour atteindre à la vérité nous devons nous acharner à sa vérification, aux expériences qui la mettent à l’épreuve, rester prudents quand nous aurons acquis des certitudes, prêts à les revoir, à les corriger, et souples face à ceux qui combattent les vérités établies.
L’existence de la vérité est démontrée par le progrès qu’a fait l’humanité dans tant de domaines : scientifiques, techniques, et aussi sociaux et politiques. En se trompant, en tirant les leçons de ses erreurs, l’homme a pu connaître de mieux en mieux la nature, et se connaître mieux lui-même. C’est un processus sans fin dont, par ailleurs, ne sont exclus ni la régression ni le faux pas. Des hypothèses et des théories, quoique fausses, peuvent contenir des éléments d’information qui approchent de la connaissance de la vérité. Celle-ci n’a-t-elle pas progressé de la sorte en médecine, en astronomie, en physique ? On peut dire quelque chose de semblable de l’organisation sociale. A travers les erreurs qu’elle a su rectifier, la culture démocratique a progressivement assuré aux hommes, dans les sociétés ouvertes, de meilleures conditions matérielles et culturelles et de plus grandes chances de décider de leur destin. (C’est le piecemeal approach postulé par Popper, autrement dit l’« édification au coup par coup », approche graduelle ou réformiste, par opposition à l’« édification utopiste », la « révolution », qui fait table rase de l’existant.)
Quoique pour Popper la vérité soit toujours suspecte, comme dans le merveilleux titre d’une comédie de Juan Ruiz de Alarcón, tant qu’elle dure la vie s’organise en fonction d’elle, docilement, éprouvant à cause d’elle des modifications ou légères ou transcendantes. L’important, pour que le progrès soit possible, pour que la connaissance du monde et de la vie s’enrichisse au lieu de s’appauvrir, c’est que les vérités régnantes soient toujours soumises aux critiques, exposées aux épreuves, aux vérifications et aux défis qui les confirment ou les remplacent par d’autres, plus proches de cette vérité définitive et totale (inaccessible et sûrement inexistante) dont le mirage excite la curiosité et l’appétit du savoir humain, depuis que la raison a remplacé la superstition comme source de connaissance.
Popper fait de la critique – c’est-à-dire de l’exercice de la liberté – le fondement du progrès. Sans critique, sans possibilité de « falsifier » (ou réfuter) toutes les certitudes, il n’y a pas d’avancée possible dans le domaine de la science, ni de perfectionnement de la vie sociale. Si la vérité, si toutes les vérités ne sont pas soumises à la méthode d’« essai et d’élimination des erreurs », s’il n’existe pas une liberté qui permette aux hommes de mettre en question et en examen la validité de toutes les théories qui prétendent apporter une réponse aux problèmes qu’ils affrontent, la mécanique de la connaissance se trouve entravée et celle-ci risque d’être pervertie. Alors, au lieu de vérités rationnelles, on exalte des mythes, des actes de foi, de magie. Le règne de l’irrationnel – du dogme et du tabou – recouvre ses droits, comme autrefois, quand l’homme n’était pas encore un individu rationnel et libre, mais un être grégaire et asservi, juste une partie de la tribu. Ce processus peut prendre des apparences religieuses, comme dans les sociétés fondamentalistes islamiques – l’Iran aujourd’hui – où personne ne peut combattre ou contredire les vérités « sacrées », ou une apparence laïque, comme dans les sociétés totalitaires (avant la perestroïka, du moins) où la vérité officielle est protégée contre le libre examen au nom de la « doctrine scientifique » du marxisme-léninisme. Dans les deux cas, pourtant, comme dans ceux du nazisme et du fascisme, il s’agit d’une abdication volontaire ou forcée de ce droit à la critique – à l’exercice de la liberté – sans lequel la rationalité se détériore, la culture s’appauvrit, la science devient mystification et sortilège, de telle sorte que sous la veste et la cravate de l’homme civilisé renaissent le pagne du sauvage et les incisions magiques du barbare.
Il n’y a pas d’autre manière de progresser que de trébucher, de tomber et de se relever, encore et toujours. L’erreur sera toujours là, parce que la réussite se trouve, d’une certaine façon, confondue avec elle. Dans le grand défi qui consiste à séparer la vérité du mensonge – opération parfaitement possible et, peut-être, la plus humaine de toutes celles qui constituent la spécificité de l’homme – il faut absolument avoir à l’esprit que dans cette tâche il n’y a jamais de succès définitifs qui ne puissent être combattus plus tard, ou de connaissances qui ne doivent être révisées. Dans la forêt des erreurs et des tromperies, des insuffisances et des illusions, traversée par l’homme, la seule possibilité pour la vérité de s’ouvrir un chemin passe par l’exercice de la critique rationnelle et systématique de tout ce qui est – ou semble être – la connaissance. Sans cette expression privilégiée de la liberté, le droit de critique, l’homme se condamne à l’oppression et à la sauvagerie, ainsi qu’à l’obscurantisme.
Probablement aucun autre penseur que Popper n’a fait de la liberté une condition aussi indispensable à l’homme. Pour lui, non seulement la liberté garantit des formes civilisées d’existence et encourage la créativité culturelle, elle est aussi quelque chose de plus catégorique et radical : la condition fondamentale du savoir, l’exercice qui permet à l’homme de tirer leçon de ses propres erreurs et, par conséquent, de les dépasser, le mécanisme sans lequel nous vivrions encore dans l’ignorance et la confusion irrationnelle de nos ancêtres, mangeurs de chair humaine et adorateurs de totems.
La théorie de Popper sur la connaissance est la meilleure justification philosophique de la valeur éthique qui caractérise, plus qu’aucune autre, la culture démocratique : la tolérance. S’il n’y a pas de vérités absolues et éternelles, si la seule façon de progresser dans le domaine du savoir consiste à se tromper et à se corriger, nous devons tous reconnaître que nos vérités pourraient bien ne pas l’être et que ce qui nous semble être des erreurs de nos adversaires pourrait bien être des vérités. Reconnaître cette marge d’erreur chez nous et de bon sens chez les autres, c’est croire qu’en discutant, en dialoguant – en coexistant – il y a plus de possibilités d’identifier l’erreur et la vérité qu’au moyen de l’imposition d’une pensée officielle et unique, à laquelle tous doivent souscrire sous peine de punition ou de discrédit.
II – La société close et le troisième monde
Au début de l’histoire humaine il n’y eut pas l’individu, mais la tribu, la société close. L’individu souverain, émancipé de ce tout grégaire jalousement fermé sur lui-même pour se défendre des animaux, de la foudre, des esprits malins, des peurs innombrables du monde primitif, est une création tardive de l’humanité. Il se profile avec l’apparition de l’esprit critique – la découverte que la vie, le monde sont des problèmes qui peuvent et doivent être résolus par l’homme – c’est-à-dire avec le développement de la rationalité et le droit à l’exercer indépendamment des autorités religieuses et politiques.
La théorie de Karl Popper selon laquelle ce moment charnière de la civilisation – le passage de la société close à la société ouverte – s’amorce en Grèce avec les présocratiques – Thalès, Anaximandre, Anaximène – et trouve en Socrate l’impulsion décisive, a été l’objet d’interminables controverses. Mais, mis à part les dates et les noms, l’essentiel de sa thèse reste en vigueur : à un certain moment, par accident ou comme résultat d’un processus complexe, pour certains hommes le savoir a cessé d’être magique et superstitieux, de constituer un corps de croyances sacrées protégées par le tabou, et a surgi l’esprit critique, qui soumettait les vérités religieuses – les seules acceptables jusqu’alors – au scalpel de l’analyse rationnelle et à la confrontation avec l’expérience pratique. Il devait découler de cette transition un prodigieux développement de la science, des arts et des techniques, de la créativité humaine en général, et du même coup la naissance de l’individu singulier, décollectivisé, et des fondements d’une culture de la liberté. Pour son bien et pour son mal – car on ne peut nullement prouver que cette mutation ait apporté le bonheur aux hommes – la détribalisation de la vie intellectuelle allait prendre dès lors un rythme accéléré et catapulter certaines sociétés vers un développement systématique, dans tous les domaines. L’inauguration d’une ère de rationalité et d’esprit critique – de vérités scientifiques – dans l’histoire a signifié qu’à partir de ce moment, ce n’est pas le premier ni le second, mais le troisième monde qui a acquis une influence déterminante dans le devenir social.
A l’intérieur de la série presque infinie de nomenclatures et significations que les sages et les fous ont proposée pour décrire la réalité, celle de Karl Popper est la plus transparente : le monde premier est celui des choses ou des objets matériels ; le second, le monde privé et subjectif de la pensée, et le troisième, celui des produits de l’esprit. La différence entre le second et le troisième réside en ce que celui-là se compose de toute la subjectivité privée de chaque individu, les idées, images, sensations ou sentiments propres à chacun, tandis que les produits du troisième monde, quoique nés de la subjectivité individuelle, sont devenus publics : les théories scientifiques, les institutions juridiques, les principes éthiques, les personnages des romans, l’art, en somme tout le patrimoine culturel.
Il n’est pas extravagant de supposer qu’au stade le plus primitif de la civilisation, c’est le premier monde qui règle l’existence. Celui-ci s’organise en fonction de la force brute et des rigueurs naturelles – la foudre, la sécheresse, les griffes du lion – face auxquelles l’homme est impuissant. Dans la société tribale, celle de l’animisme et de la magie, la frontière entre les deuxième et troisième mondes est fort mince et se dissipe continuellement, car le chef ou l’autorité religieuse (presque toujours la même personne) fait prévaloir sa subjectivité, devant laquelle ses sujets renoncent à la leur. D’un autre côté, le troisième monde demeure presque statique ; la vie de la tribu s’écoule dans une stricte routine de règles et de croyances qui veillent à la permanence et à la répétition de ce qui existe. Son trait principal est l’horreur du changement. Toute innovation est perçue comme une menace et l’annonce de l’invasion de forces extérieures qui ne peuvent apporter que l’anéantissement, la dissolution dans le chaos de ce placenta social dans lequel l’individu vit cramponné, avec toute sa peur et son dénuement, en quête de sécurité. L’individu, à l’intérieur de cette ruche, est irresponsable et esclave, c’est une pièce qui se sait irrémédiablement unie aux autres, dans la machine sociale qui préserve son existence et le défend contre les ennemis, les dangers qui le guettent hors de cette citadelle hérissée de prescriptions régulatrices de tous ses actes et ses rêves : la vie tribale.
La naissance de l’esprit critique lézarde les murs de la société close et expose l’homme à une expérience inconnue : la responsabilité individuelle. Sa condition ne sera plus celle du sujet soumis, qui respecte sans le mettre en cause tout le système complexe d’interdictions et de commandements qui régissent la vie sociale, mais du citoyen qui juge et analyse par lui-même, éventuellement se rebelle contre ce qui lui semble absurde, faux ou abusif. La liberté, fille et mère de la rationalité et de l’esprit critique, représente sur les épaules de l’être humain une lourde charge : devoir décider, de lui-même, de ce qui lui convient et de ce qui lui fait du tort, comment faire face aux innombrables défis de l’existence, savoir si la société fonctionne comme elle devrait être ou si l’on doit la transformer. Il s’agit d’un fardeau trop lourd pour bien des hommes. Et pour cela, dit Popper, en même temps qu’émergeait la société ouverte – où la raison avait remplacé l’irrationalité, où l’individu était devenu un protagoniste de l’histoire et où la liberté avait commencé à déloger l’esclavage d’autrefois – naissait aussi un élan contraire, pour la contrarier et la refuser, pour ressusciter ou conserver cette vieille société tribale où l’homme, abeille à l’intérieur de la ruche, est dispensé de prendre des décisions individuelles, d’affronter l’inconnu, de devoir résoudre par lui-même et à ses risques et périls les problèmes infinis d’un univers émancipé des dieux et des démons de l’idolâtrie et la magie, transformé en permanent défi lancé à la raison des individus souverains.
Une bataille jamais gagnée
A partir de ce moment mystérieux, l’humanité a changé de direction. Le troisième monde s’est mis à croître et se multiplier avec les produits d’une énergie créative spirituelle, débarrassée de freins et de censures, et à exercer de plus en plus d’influence sur les premier et deuxième mondes, c’est-à-dire sur la nature, la vie sociale et les individus particuliers. Les idées, les vérités scientifiques, la rationalité ont fait reculer – non sans revers, non sans piétinements et d’inutiles détours qui ramenaient l’homme à son point de départ – la force brute, le dogme religieux, la superstition et l’irrationnel comme instruments directeurs de la vie sociale, en jetant les bases d’une culture démocratique – celle d’individus souverains et égaux devant la loi – et d’une société ouverte. La longue et difficile marche de la liberté dans l’histoire allait signifier dès lors l’irrésistible développement de l’Occident vers ce progrès à double face, fait de vaisseaux qui voyagent vers les étoiles et de médicaments qui viennent à bout de (presque) toutes les maladies, de droits humains et d’États de droit. Mais aussi, d’armes chimiques, atomiques et bactériologiques capables de réduire à néant la planète, de déshumaniser la vie sociale et l’individu au rythme de la prospérité matérielle et de l’amélioration des niveaux de vie.
La peur du changement, de l’inconnu, de la responsabilité illimitée qui sont la conséquence de l’apparition de l’esprit critique – de la rationalité et de la liberté – ont permis à la société close, en adoptant les apparences les plus diverses – et parmi elles, celle du « lendemain », celle d’un monde sans classes, celle de la « cité de Dieu incarnée » – de survivre jusqu’à nos jours et, à maints moments de l’histoire, de se superposer à l’autre, de la plonger dans des formes équivalentes à l’obscurantisme et au grégarisme de la société primitive.
La bataille n’est pas gagnée, ni ne le sera probablement jamais. L’« appel de la tribu », l’attraction de cette forme d’existence où l’individu, s’enchaînant à une religion, une doctrine ou un chef qui assume la responsabilité de répondre pour lui à tous les problèmes, refuse le dur engagement de la liberté et sa souveraineté d’être rationnel, touche à l’évidence la corde sensible du cœur humain. Mais cet appel est entendu maintes et maintes fois par des nations et des peuples et, dans les sociétés ouvertes, par des individus et des collectivités qui luttent inlassablement pour les fermer et abolir la culture de la liberté.
A l’encontre de ce qu’on pourrait supposer, parmi les bénéficiaires les plus directs de l’exaltation de l’esprit critique, de la liberté de pensée et de création, se trouvent ceux qui ont manifesté l’opposition intellectuelle la plus implacable au développement de la société ouverte, en postulant, sous des masques et avec des arguments divers, le retour au monde magique et primitif des êtres grégaires, de ces individus « heureux et irresponsables » qui, au lieu d’être souverains, maîtres de leur destin, seraient les instruments de forces aveugles et impersonnelles conduisant la marche de l’histoire.
La thèse de Popper – exposée dans ce livre lumineux qu’est La Société ouverte et ses ennemis – selon laquelle c’est le plus grand philosophe de son temps (voire de tous les temps), Platon, qui est à l’origine de la tradition des philosophes totalitaires qui, en passant par Auguste Comte et par Hegel, atteindrait son apogée avec Marx, a été également l’objet de réfutations. Mais aussi en cela, à quelques nuances près, la pensée de Popper a mis dans le mille : l’ennemi le plus subtil et le plus efficace de la culture de la liberté, c’est l’« historicisme ».
III – Historicisme et fiction
Si vous croyez que l’histoire des hommes est « écrite » avant de se faire, qu’elle est la représentation d’un livret préexistant, élaboré par Dieu, par la nature, par le développement de la raison ou par la lutte des classes et les rapports de production ; si vous croyez que la vie est une force ou un mécanisme social et économique que les individus particuliers ont très peu ou aucun pouvoir de modifier ; si vous croyez que cette progression de l’humanité dans le temps est rationnelle, cohérente et par conséquent prévisible ; si vous croyez, enfin, que l’histoire a un sens secret qui, en dépit de son infinie diversité épisodique, lui donne dans son ensemble une coordination logique et l’ordonne à la façon d’un puzzle au fur et à mesure que les pièces se mettent à leur place, vous êtes – d’après Popper – un « historiciste ».
Que vous soyez platonicien, hégélien, comtien, marxiste, ou adepte de Machiavel, Vico, Spengler ou Toynbee, vous êtes un idolâtre de l’histoire et, consciemment ou inconsciemment, vous avez peur de la liberté, secrètement effrayé que vous êtes d’assumer cette responsabilité qui consiste à concevoir la vie comme une création permanente, comme une argile malléable à laquelle chaque société, culture, génération peut donner la forme qu’elle veut, en acceptant pour cela le bénéfice, le crédit total de ce que, dans chaque cas, les hommes gagnent ou perdent.
L’histoire n’a pas d’ordre, de logique, de sens et encore moins de direction rationnelle que les sociologues, les économistes ou les idéologues pourraient détecter à l’avance, « scientifiquement ». L’histoire est organisée par les historiens ; ils la rendent cohérente et intelligible, en usant de points de vue et d’interprétations qui sont, toujours, partiels, provisoires et, en dernière instance, aussi subjectifs que les constructions artistiques. Ceux qui croient que l’une des fonctions des sciences sociales c’est de « pronostiquer » l’avenir, de « prédire » l’histoire, sont victimes d’une illusion, car il s’agit là d’un objectif inaccessible.
Qu’est-ce, alors, que l’histoire ? Une improvisation multiple et constante, un chaos animé auquel les historiens donnent une apparence d’ordre, une multiplication presque infinie et contradictoire d’événements que – pour pouvoir les entendre – les sciences sociales réduisent à des schémas arbitraires, à des synthèses et à des vecteurs qui constituent dans tous les cas une infime version, voire une caricature de l’histoire réelle, cette vertigineuse totalité de l’événement humain qui déborde toujours des tentatives rationnelles et intellectuelles d’appréhension. Popper ne récuse pas les livres d’histoire ni ne nie que la connaissance des événements du passé puisse enrichir les hommes et les aider à mieux affronter l’avenir ; il demande qu’on tienne compte que toute l’histoire écrite est partiale et arbitraire parce qu’elle reflète à peine un atome de l’univers inachevé qu’est le travail, le vécu social, ce « tout » toujours en train de se faire et de se refaire qui ne s’épuise pas dans le politique, l’économique, le culturel, l’institutionnel, le religieux, etc., mais qui est la somme de toutes les manifestations de la réalité humaine, sans exception. Cette histoire, la seule qui soit réelle, la totale, n’est ni envisageable ni descriptible par la connaissance humaine.
Ce que nous entendons par histoire – mais cela, dit Popper dans La Société ouverte, est « une offense contre toute conception décente de l’humanité » – c’est en général l’histoire du pouvoir politique, celle qui n’est rien d’autre que « le récit de crimes internationaux et d’assassinats en masse, mais aussi, il est vrai, de certaines tentatives pour empêcher de tels forfaits » (La Société ouverte et ses ennemis, tome 2, Le Seuil, 1979, p. 180). L’histoire des conquêtes, crimes et autres violences exercées par des tyrans et des despotes que les livres ont transformés en héros, ne peut donner qu’une pâle idée de l’expérience intégrale de tous ceux qui les ont subies ou en ont joui, et des effets et répercussions que l’activité de chaque culture, société, civilisation, a eus sur les autres, leurs contemporaines, et toutes, réunies, sur celles qui leur ont succédé. Si l’histoire de l’humanité est un vaste courant de développement et de progrès avec d’abondants méandres, reculs et stagnations (thèse que Popper ne nie pas), en tout cas elle ne peut être embrassée dans son infinie diversité et sa complexité.
Ceux qui ont essayé de découvrir, dans ce trop vaste désordre, certaines lois auxquelles serait soumis le développement humain, ont perpétré ce qui pour Popper est peut-être le crime le plus grave que puisse commettre un homme politique ou un intellectuel (pas un artiste chez qui c’est, au contraire, un droit légitime) : une « construction irréelle ». Une entéléchie artificieuse qui aspire à se présenter comme vérité scientifique quand elle n’est rien d’autre qu’un acte de foi, une proposition métaphysique ou magique. Naturellement toutes les théories « historicistes » ne sont pas équivalentes ; les unes, comme celle de Marx, ont une subtilité et un poids plus grands, disons, que celle d’un Arnold Toynbee (qui a réduit l’histoire de l’humanité à vingt et une civilisations, ni plus ni moins).
L’avenir ne peut être prédit. L’évolution de l’homme dans le passé ne permet pas de déduire une direction dans la progression humaine. Cela serait, non seulement en termes historiques, mais aussi du point de vue logique, une prétention absurde. Car, dit Popper, quoique le développement des connaissances humaines influe sans aucun doute sur l’histoire, il n’est aucune façon de prédire, par des méthodes rationnelles, l’évolution de la connaissance scientifique. Par conséquent, il n’est pas possible de prévenir le cours futur d’une histoire qui sera, en bonne partie, déterminée par des découvertes et des inventions techniques et scientifiques que nous ne pouvons pas connaître à l’avance.
Les événements internationaux de nos jours sont un bon argument en faveur de l’imprévisibilité de l’histoire. Qui aurait pu, voici à peine dix ans, prévoir le phénomène de la perestroïka, et l’irrésistible, semble-t-il, décadence du communisme dans le monde ? Qui aurait pu prédire, aussi, le coup plus ou moins mortel porté aux politiques de censure et de contrôle de la pensée par le fantastique bond en avant des moyens de communication audiovisuels qu’il est chaque jour plus difficile de contrôler, ou simplement sur lesquels on ne peut plus intervenir ?
Soit. Qu’il n’existe pas de lois historiques ne signifie pas qu’il n’y ait pas certaines tendances dans l’évolution humaine. Et qu’on ne puisse prédire l’avenir, ne signifie pas non plus que toute prédiction sociale soit impossible. Dans des domaines spécifiques, les sciences sociales peuvent établir que, sous certaines conditions, certains faits se produiront inévitablement. L’émission anarchique, inorganique de monnaie entraînera toujours l’inflation, par exemple. Et il n’y a pas de doute, non plus, qu’en certains domaines tels que la science, le droit international, la liberté, on puisse tracer une ligne plus ou moins claire de progrès jusqu’au moment présent. Mais il serait imprudent de supposer, même dans ces cas concrets, que cela assure à l’avenir une progression irréversible. L’humanité peut reculer et tomber, en contredisant ces avancées. Il n’y a jamais eu dans le passé de massacres collectifs semblables à ceux qu’ont produits les deux guerres mondiales. Et l’holocauste juif exécuté par les nazis ou l’extermination de millions de dissidents par le communisme soviétique ne constituent-ils pas des preuves irréfutables que la barbarie peut resurgir avec une force inusitée dans des sociétés qui semblaient avoir atteint de hauts niveaux de civilisation ? Le fondamentalisme islamique et des cas comme celui de l’Iran ne prouvent-ils pas, peut-être, avec quelle facilité l’histoire peut transgresser toute obligation, suivre des trajectoires hystériques et connaître des « régressions » au lieu de « progressions » ?
Mais quoique la fonction des historiens consiste à rapporter des événements singuliers ou spécifiques, et non à découvrir des lois ou des généralisations de l’aventure humaine, on ne peut écrire ni comprendre l’histoire sans un point de vue, c’est-à-dire sans une perspective ou une interprétation. L’erreur « historiciste », dit Popper, c’est de confondre une « interprétation historique » avec une théorie ou une loi. L’« interprétation » est partielle et, si on l’admet ainsi, utile pour ordonner – « partiellement » – ce qui sinon serait une accumulation chaotique d’anecdotes. Interpréter l’histoire comme le résultat de la lutte des classes, des races ou des idées religieuses, ou encore du combat entre la société ouverte et la société close, peut avoir valeur d’illustration, à condition qu’on n’attribue à aucune de ces interprétations de valeur universelle et exclusive. Parce que l’histoire admet maintes « interprétations », qui coïncident, se complètent ou se contredisent, mais aucune « loi » au sens de cours unique et inévitable.
Le monde réel et le monde romanesque
Ce qui invalide les « interprétations » des « historicistes » c’est que ces derniers leur confèrent valeur de « lois », auxquelles les événements humains se plieraient docilement, comme les objets se soumettent à la loi de la pesanteur et les marées aux mouvements de la lune. Dans ce sens, il n’existe pas de « lois » dans l’histoire. Elle est, pour le meilleur et pour le pire – nous sommes nombreux avec Popper à le croire – « libre », fruit de la liberté des hommes et, par conséquent, incontrôlable, capable des conjonctures les plus extraordinaires. Bien entendu, un observateur perspicace y remarquera certaines tendances. Mais celles-ci présupposent une multitude de conditions spécifiques et variables, outre certains principes généraux et réguliers (lois). L’« historiciste », en général, lorsqu’il dégage ces « tendances », passe sous silence ces conditions spécifiques et changeantes pour transformer de la sorte les tendances en lois générales. En procédant ainsi il dénature la réalité et présente une synthèse abstraite de l’histoire qui ne reflète pas la vie collective dans son développement dans le temps, mais témoigne, tout juste, de sa propre invention – parfois, de son génie – ainsi que de sa peur secrète de l’imprévisible. « Tout semble se passer, conclut Popper dans son Misère de l’historicisme, effectivement comme si les historicistes essayaient de se consoler de la perte d’un monde immuable en s’accrochant à la croyance que le changement peut être prévu parce qu’il est réglé par une loi immuable ».
La conception de l’histoire écrite selon Popper ressemble comme deux gouttes d’eau à ce que j’ai toujours cru au sujet du roman, à savoir qu’il est une organisation arbitraire de la réalité humaine qui défend les hommes contre l’angoisse produite chez eux par l’intuition du monde et de la vie comme un vaste désordre.
Tout roman, pour être doté du pouvoir de persuasion, doit s’imposer à la conscience du lecteur comme un ordre convaincant, un monde organisé et intelligible dont les parties s’enchâssent les unes dans les autres à l’intérieur d’un système harmonieux, un « tout » qui les relie et les exalte. Ce que nous appelons le génie de Tolstoï, de Henry James, de Proust, de Faulkner, n’est pas seulement fonction de la vigueur des personnages, de la psychologie morose, de la prose subtile ou labyrinthique, ou de la puissante imagination, mais aussi, par-dessus tout, de la construction cohérente de leur monde fictif, de sa solidité et de son ingéniosité. Cet ordre rigoureux et intelligent, où rien n’est gratuit ni incompréhensible, où la vie s’écoule en un cours logique et inévitable où toutes les manifestations de l’humain sont accessibles, nous séduit parce qu’il nous tranquillise : inconsciemment nous le superposons au monde réel et ce dernier, alors, cesse momentanément d’être ce qu’il est – vertige, désordre, absurde incommensurable, chaos sans fond, confusion multiple – pour acquérir de la cohérence, se rationaliser et s’ordonner autour de nous, en nous rendant cette confiance au renoncement de laquelle l’être humain se résigne difficilement : celle de savoir ce que nous sommes, où nous sommes et, surtout, où nous allons.
Ce n’est pas par hasard si le roman atteint son apogée dans les périodes qui précèdent les grandes convulsions historiques, si les temps les plus féconds pour la fiction sont ceux qui correspondent à la faillite ou à l’écroulement des certitudes collectives – la foi religieuse ou politique, les « consensus » sociaux et idéologiques –, car c’est alors que tout un chacun se sent perdu, sans un sol solide sous ses pieds, et il cherche dans la fiction – dans l’ordre et la cohérence du monde fictif – un refuge contre la dispersion et la confusion, cette grande insécurité, cette somme d’inconnues que la vie est devenue pour lui. Ce n’est pas un hasard non plus si les sociétés qui traversent des périodes aiguës de désintégration sociale, institutionnelle et morale sont celles qui ont engendré en général les « ordres » narratifs les plus stricts et les plus rigoureux, les mieux organisés et les plus logiques : ceux de Sade et ceux de Kafka, ceux de Proust et ceux de Joyce, ceux de Dostoïevski et ceux de Tolstoï. Ces constructions, où s’exerce de façon radicale le libre arbitre, désobéissances imaginaires des limites qu’impose la condition humaine – déicides symboliques – constituent secrètement, comme les neuf livres des Histoires d’Hérodote, l’Histoire de la Révolution française de Michelet, ou l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon – ces prodiges d’érudition, d’ambition, de bonne prose et de fantaisie –, les témoignages de la peur panique produite chez les hommes qui se doutent que leur destin est une « prouesse de la liberté » et de formidables créations intellectuelles grâce auxquelles, à différentes époques et de diverses façons, ils essaient de l’abolir. Heureusement, la peur de reconnaître leur condition d’êtres libres n’a pas seulement produit des tyrans, des philosophies totalitaires, des religions dogmatiques, de l’« historicisme » ; elle a donné aussi de grands romans.
IV – Le Réformisme
La proposition de Popper contre l’« historicisme » est la « construction fragmentaire » ou réforme graduelle de la société. « Une fois que nous nous rendons compte, pourtant, écrit-il dans Misère de l’historicisme, que nous ne pouvons pas faire descendre le paradis sur terre, mais seulement améliorer les choses un peu, nous voyons aussi que nous ne pouvons les améliorer que peu à peu. » Peu à peu, c’est-à-dire au moyen de constants réajustements partiels, au lieu de proposer la reconstruction totale de la société. Avancer de cette manière a l’avantage qu’à chaque pas ou fragment on peut évaluer le résultat obtenu et rectifier l’erreur à temps, en tirer la leçon. La méthode « révolutionnaire » – historiciste ou « holistique » (« J’appelle “holisme” – écrit-il dans La Société ouverte et ses ennemis, tome I, Le Seuil, p. 72 – cette vision de l’État, et peut-être même du monde, comme un et comme tout ») – se ferme à cette possibilité car, dans son mépris du particulier, son idée fixe du tout, elle s’écarte très vite du concret. Elle se transforme en activité déconnectée du réel, qui obéit seulement à un modèle abstrait, étranger à l’expérience, auquel, pour vouloir le faire coïncider avec la réalité sociale, elle finit par sacrifier le reste, depuis le rationalisme jusqu’à la liberté, voire, parfois, le simple bon sens.
La notion de planification sue l’« historicisme » de tous ses pores. Elle suppose que l’histoire non seulement peut être prédite, mais aussi être dirigée et projetée, comme une œuvre en construction. Cette utopie est dangereuse, car, embusqué dans ses entrailles, le totalitarisme est à l’affût. Il n’y a pas de façon de centraliser toutes les connaissances éparpillées dans la multitude d’esprits individuels qui composent une société, ni d’apprécier les appétits, ambitions, besoins et intérêts, dont l’intrication et la coexistence vont déterminer l’évolution historique d’un pays. La planification, menée jusqu’à ses dernières conséquences, conduit à la centralisation du pouvoir. Celui-ci va se substituer progressivement au développement normal de toutes les forces et tendances de la vie sociale et imposer un contrôle autoritaire au comportement des individus et aux institutions. La planification, qui est, quant à l’orientation contrôlée et scientifique de l’évolution sociale, une chimère, débouche, chaque fois qu’on veut l’imposer, sur la destruction de la liberté, sur des régimes totalitaires où le pouvoir central, sous prétexte de « rationaliser » profitablement l’usage des ressources, s’arroge le droit de priver les citoyens d’initiative et du droit à la diversité en leur imposant par la force des formes déterminées de conduite.
Il est vrai que dans maintes sociétés libres il existe des instituts de « planification » et que leur existence n’a pas mis fin aux libertés publiques. Mais il en va ainsi parce que ces instituts ne « planifient » que d’une façon très relative ou symbolique ; en général ils se bornent à donner des orientations et des informations sur l’activité économique, sans imposer de politiques ou de buts de façon contraignante. Cela n’est pas, stricto sensu, « planifier », mais enquêter, conseiller, assister : toutes actions parfaitement compatibles avec le fonctionnement du marché compétitif et de la société démocratique.
A la différence du « constructeur utopique ou holistique » – le « révolutionnaire » –, « le constructeur fragmentaire » – ou réformiste – admet qu’on ne peut connaître le « tout » et qu’il n’y a pas moyen de prévoir ni de contrôler les mouvements de la société, à moins de la soumettre à un régime dictatorial où, par l’usage de la censure et de la force, toutes les conduites s’ajustent à une forme décidée d’avance par le pouvoir. L’« ingénieur fragmentaire » fait passer la partie avant le tout, le fragment avant l’ensemble, le présent avant l’avenir, les problèmes et besoins des hommes et des femmes d’ici et de maintenant avant ce mirage incertain : l’humanité future.
Une « construction fragmentaire »
Le réformiste ne prétend pas tout changer et il n’agit pas en fonction d’un dessein global et reculé. Son entreprise consiste à perfectionner les institutions et à modifier les conditions concrètes du présent afin de résoudre les problèmes de façon à ce qu’il y ait un progrès partiel, mais effectif et constant. Il sait que c’est seulement à travers ce perfectionnement continu des parties que l’on améliore le tout social. Son propos est de réduire ou d’abolir la pauvreté, le chômage, la discrimination, d’ouvrir de nouvelles chances de dépassement et de sécurité pour tous et d’être toujours attentif à la diversité complexe d’intérêts contradictoires et d’aspirations dont l’équilibre est indispensable si l’on veut éviter les abus et la création de nouveaux privilèges. Le « réformiste » n’aspire pas à apporter le bonheur aux hommes, car il sait que ce sujet n’incombe pas aux États mais est du ressort de chacun ; il sait que dans ce domaine il n’y a aucune façon d’englober dans une norme cette multiplicité hétérogène – en tout, même les désirs et les aspirations personnelles – qu’est une communauté humaine. Son dessein est moins grandiose et plus réaliste : faire reculer objectivement l’injustice, les causes sociales et économiques de la souffrance individuelle.
Pourquoi le réformiste préfère-t-il modifier ou réformer les institutions existantes au lieu de les remplacer, comme le prétend le révolutionnaire ? Parce que, dit Popper dans un de ses essais les plus importants de son ouvrage Conjectures et réfutations : « Le développement de la connaissance », le fonctionnement des institutions ne dépend jamais seulement de la nature de celles-ci – c’est-à-dire de leur structure, réglementation, tâches ou responsabilités qui leur ont été assignées ou des personnes qui en ont la charge – mais aussi des traditions et habitudes de la société. La plus importante de ces traditions est le « cadre moral », le sens profond de la justice et la sensibilité sociale qu’une société a atteints au long de son histoire. On ne peut pas en faire table rase. Cette délicate matière qui constitue la psychologie et la structure animique profonde d’une société ne peut être abolie ni remplacée abruptement, comme le voudrait le révolutionnaire. Et c’est elle, en dernier ressort, qui, par sa concordance ou son antagonisme intime avec ces traditions, assure le succès ou l’échec des institutions sociales. Celles-ci, pour intelligemment qu’elles aient été conçues, ne rempliront leur rôle que si elles s’harmonisent convenablement avec ce contexte ineffable, non écrit, mais décisif dans la vie d’une nation qu’est le « cadre moral ». Cette harmonisation constante des institutions avec ce fonds traditionnel et éthique – qui évolue et change beaucoup plus lentement que les institutions – n’est possible que grâce à cette « construction fragmentaire » qui, par sa façon graduelle de réformer la société, peut opérer à chaque pas les réajustements et corrections qui évitent de perpétuer les erreurs (ce qui pour la méthodologie « holistique » ou utopique est sans remède).
Le réformisme est compatible avec la liberté. Plus encore, il dépend d’elle, car l’examen critique constant est son principal instrument d’action. Le réformisme peut maintenir toujours, grâce à l’exercice de la critique, cet équilibre entre individu et pouvoir, ce qui empêchera ce dernier de croître jusqu’à venir à bout du premier. En revanche, la « construction utopique ou holistique » conduit, à court ou à long terme, à l’accumulation du pouvoir et à la suppression de la critique (autrement dit à la dictature). Ce qui conduit à ce résultat – bien souvent de façon insensible – ce sont les contrôles, complément inévitables de toute politique « planificatrice », qui tente, vraiment, de « planifier » la marche de la société. Les « contrôles » économiques, sociaux ou culturels rognent les initiatives et les libertés jusqu’à abolir la souveraineté individuelle et faire du citoyen une pure marionnette. Bien sûr, il y a une longue variété de stades intermédiaires, entre une démocratie traversée par une politique déterminée de contrôles partiels ou atténués et une société totalitaire ou policière où l’État contrôle pratiquement à cent pour cent les activités sociales. Mais il est important d’admettre que, même si dans la société la plus libre, une certaine intervention du pouvoir qui mette certaines limites et conditions à l’initiative individuelle est indispensable, car sinon la société glisserait vers l’anarchie ou vers la loi de la jungle, il n’en est pas moins sûr que toute politique de contrôles doit être constamment surveillée et contrebalancée, car elle contient toujours en soi les germes de l’autoritarisme, les rudiments d’une menace contre la liberté individuelle.
L’État, dit Popper, est « un mal nécessaire ». Nécessaire, car sans lui il n’y aurait ni coexistence ni cette redistribution de la richesse qui garantit la justice – étant donné que la seule liberté par elle-même est source d’énormes déséquilibres et inégalités – et la correction des abus. Mais un « mal » parce que son existence représente, dans tous les cas, même dans les démocraties les plus libres, une limitation importante de la souveraineté individuelle et un risque permanent qu’il croisse et soit une source d’abus qui saperaient les bases, fragiles en fin de compte, sur lesquelles a été bâtie au cours de l’évolution sociale – sans qu’on sache si c’est pour accroître le bonheur ou le malheur des hommes – la plus belle et la plus mystérieuse des créations humaines : la culture de la liberté.
V – La tyrannie du langage
Dès son premier livre, Popper a affronté une mode qui, alors, n’était même pas née : la distraction linguistique. Une bonne partie de la pensée occidentale contemporaine allait connaître, au lendemain de l’après-guerre, une préoccupation obsédante pour les limites et les pouvoirs attachés au langage, au point qu’à un certain moment – les années 60 – on a eu l’impression que toutes les sciences humaines, de la philosophie à l’histoire en passant par l’anthropologie et la politique, se transformaient en branches de la linguistique. Et que la perspective formelle – les mots organisés entre eux et dissociés de leur référent, le monde objectif, la vie non dite mais vécue –, systématiquement utilisée dans toutes les disciplines, allait finir par convertir la culture occidentale en une sorte de spéculation philologique, sémiologique et grammaticale déliquescente. Ou encore en un grand feu d’artifice rhétorique où les idées et les inquiétudes sur les « grands sujets » auraient peu à peu disparu, balayées par le souci exclusif de l’expression en soi, des structures formelles de toute science et de tout savoir.
Popper n’a jamais partagé cette position et cela explique en partie, sans doute, qu’à aucun moment de sa longue trajectoire intellectuelle il n’ait été un philosophe à la mode et que sa pensée soit restée confinée durant longtemps à l’intérieur de cercles académiques. Pour lui, le langage « communique » des choses étrangères à lui-même et il faut tâcher d’en user de façon fonctionnelle, sans trop s’arrêter à vérifier si les mots expriment convenablement ce que celui qui en use prétend leur faire dire. Se distraire en explorant le langage en soi, comme quelque chose de dissocié de ce contenu qu’est la réalité – que les mots ont mission d’exprimer – n’est pas seulement une perte de temps. C’est aussi une attitude frivole, une négligence de l’essentiel, la quête de la vérité, ce qui pour Popper se trouve toujours en dehors des mots, quelque chose que ceux-ci peuvent communiquer mais non produire par eux-mêmes, jamais. « A mon avis, c’est un devoir moral de tous les intellectuels de tendre vers la simplicité et la lucidité : le manque de clarté est un péché, et la prétention un crime », écrit-il dans « Deux aspects du sens commun », un chapitre de son ouvrage La Connaissance objective. La « simplicité » veut dire pour Popper le recours au langage de telle sorte que les mots importent peu, qu’ils soient transparents et laissent passer au travers les idées sans leur imprimer de trait particulier. « Nos définitions opératives ont l’avantage de nous aider à situer le problème dans un domaine où rien, ou presque rien, ne dépend des mots. Parler clair c’est parler de telle sorte que les mots n’aient pas d’importance [C’est moi qui souligne.] Le langage doit être pour nous, avant tout un instrument de communication rationnelle » (La Société ouverte, op. cit., II, p. 184)[2]. Il est difficile d’imaginer une conviction qui contredise de façon plus flagrante ce commandement de la culture occidentale moderne qui ordonne de se méfier des mots car ils sont capables de jouer les plus mauvais tours à celui qui ne les manie pas avec prudence ni ne leur prête une attention suffisante.
Popper a été victime de cette erreur : le mépris de la forme expressive. Sa croyance que le langage ne peut être une fin en soi, ni même une préoccupation majeure ou hégémonique, sans produire une distorsion profonde du contenu d’une science (ce qu’il est raisonnable de ne pas assimiler absolument au langage dans lequel elle s’exprime) est assurément des plus pertinentes. (Cette identité forme-contenu n’existe même pas là où elle semblerait inévitable, dans la littérature, car, comme le dit Gabriel Ferrater[3] dans une célèbre boutade, on ne peut confondre la terza rima de Dante avec les tourments de l’enfer.) Il est vrai aussi que cela immunisa Popper contre la tentation, à laquelle bien des intellectuels illustres de son temps ont succombé, de reléguer les « grands sujets » au rayon des accessoires – et c’est ce que sont, en dernière instance, les thèmes relatifs à l’expression formelle d’une science ou d’une philosophie. La pensée de Popper a toujours tourné autour de ce qui est fondamental, les grandes questions, la vérité et le mensonge, la connaissance objective et la magique ou religieuse, la liberté et la tyrannie, l’individu et l’État, la superstition et la science, comme chez les grands classiques. Mais il faut dire aussi que cette pensée a été affectée par cette sous-estimation de la nature des mots, par l’hypothèse téméraire qu’on peut en user comme s’ils n’avaient pas une telle importance.
Les mots sont toujours importants. Si on les sous-estime, ils peuvent se venger en introduisant l’ambiguïté, l’amphibologie, le double ou triple sens dans ce discours qui aspire à être aseptique et univoque. La réticence de Popper à considérer le langage comme une réalité autonome, avec ses propres impulsions et tendances, a eu des conséquences négatives sur son œuvre qui souffre, parfois, d’imprécision, voire de confusion. Sa terminologie, ses formules ne sont pas toujours heureuses, car elles se prêtent au malentendu. Appeler « historicisme » la vision totalitaire de l’histoire ou le simple idéologisme est discutable, car ce terme suggère une récusation de l’histoire telle quelle, ou en tout cas quelque chose qui est loin de la philosophie poppérienne. Mais plus contestable encore est l’emploi des expressions « construction[4] fragmentaire » ou « construction utopique ou holistique » là où l’on pourrait plus simplement parler de « réformisme » et de « radicalisme » (ou de « révolutionnarisme »), ou encore d’« attitude libérale » et d’« attitude totalitaire ». Hayek, par exemple, a critiqué l’usage du mot « ingénieur » (engineer) pour désigner le réformateur social par l’association inconsciente au vocabulaire stalinien où, rappelons-nous-le, on définissait les écrivains comme des « ingénieurs de l’âme ». Il y a, assurément, une contradiction évidente à qualifier d’« ingénieur » le réformateur social de la part du philosophe qui a critiqué de façon si convaincante l’idée de « planification », c’est-à-dire cette illusion d’organiser depuis un pouvoir central la société et qui conduit, à plus ou moins long terme, à la réduction et à la disparition des libertés.
Il est bon qu’une philosophie ou une science ne se noient pas dans l’analyse des langages qu’elles utilisent, car cette voie conduit généralement à un byzantinisme intellectuel fort stérile. Mais il est indispensable que tout penseur concède à l’instrument dans lequel il s’exprime toute l’attention voulue afin de rester, dans chacun de ses textes, maître de ses mots et de son propre discours, et non pas un serviteur passif du langage. L’œuvre de Popper, l’une des plus suggestives et rénovatrices de notre temps, souffre de cette tare : les mots, dédaignés par lui, embrouillent et dénaturent, parfois, des idées que l’auteur n’a pas su exprimer toujours avec exactitude, c’est-à-dire avec la rigueur et les nuances que leur profondeur et leur originalité exigeaient.
Popper et Barthes
Quelqu’un qui se trouve aux antipodes de Popper quant à la conception du discours est Roland Barthes, lorsqu’il écrit, par exemple, dans sa Leçon inaugurale : « Dans l’ordre du savoir, pour que les choses deviennent ce qu’elles sont, ce qu’elles ont été, il faut cet ingrédient, le sel des mots. C’est ce goût des mots qui fait le savoir profond, fécond » (Collège de France, 1977, p. 14). Dans la langue fonctionnelle de Popper il n’y a pas ce sel des mots, cet accord parfait entre le contenu et le contenant du discours qui était, paradoxalement, ce qu’il recherchait avec son idéal de langage « simple et lucide » où les mots n’auraient pas eu d’importance. Dans ses livres, même ceux où la profondeur de réflexion et de pensée est la plus évidente, on remarque toujours un déphasage entre la richesse d’une pensée qui ne nous arrive jamais dans toute sa splendeur, mais freinée, rognée, voire embrouillée par sa relative indigence, et l’enchevêtrement de l’écriture. A la différence d’Ortega y Gasset[5] dont la bonne prose habillait si bien les idées qu’elle les améliorait, le style opaque et zigzaguant de Popper dessert souvent les siennes.
Le rapprochement de Popper et de Barthes n’est pas du tout gratuit. Sur ce thème du langage, tous deux représentent deux extrêmes condamnables, deux excès chèrement payés. A la différence de Popper qui croyait que le langage n’avait aucune importance, Roland Barthes considérait qu’en fin de compte le langage était la seule chose importante, car il se trouve être le centre du pouvoir, de tout pouvoir. Essayiste au talent immense, mais frivole, qui se contemplait dans la glace et jouissait de lui-même, qui s’exhibait et s’étourdissait de ce verbiage – le discours, le texte, le langage, la langue, etc. –, qui décrivait avec tant de brio et de sophisme, Barthes est allé jusqu’à affirmer – « démontrer » – que ce n’étaient pas les hommes qui parlaient mais le langage qui parlait à travers eux, les modelant et les soumettant à une dictature aussi insidieuse qu’invisible : « La langue […] n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». De cette dictature seules s’émancipent, passagèrement, ces œuvres littéraires qui rompent avec le langage établi et en établissent un nouveau. La liberté, selon Barthes, ne peut exister que hors du langage. (Les hommes les plus libres seraient-ils, donc, les artistes et les sourds-muets ?) Quand on extrait la pensée de Barthes, en l’isolant des beaux textes qu’il écrivait, sa superficialité, sa légèreté, son caractère provocant et folâtre, son humour, très souvent sa vacuité, sautent aux yeux. Mais quand on l’aborde dans les textes originaux, embellie par l’élégance de sa prose, le raffinement dans la nuance, la subtilité incantatoire de la phrase, on a une impression de profondeur, de vérité transcendante. Et pourtant il n’en est rien : il s’agit d’un beau mirage rhétorique.
Car il n’est pas vrai que le siège de tout pouvoir soit le langage. En voilà un sophisme ! Le véritable pouvoir tue et les mots, tout au plus, peuvent ennuyer, hypnotiser ou scandaliser. La bonne prose, le style iridescent qu’il avait, a donné à la pensée fugace de Roland Barthes une apparence d’acuité et de solidité, alors que dans le même temps l’ambitieux et profond système d’idées de Karl Popper s’est vu d’une certaine façon contraint et rabaissé par une expression qui n’a jamais été à la hauteur de ce qu’il exprimait. Parce que, s’il est vrai que les idées ne sont pas faites seulement de mots, comme le croyait Barthes, sans les mots qui les incarnent et les véhiculent comme il faut, les idées ne seront jamais tout ce qu’elles peuvent être.
VI – Le libéralisme, aujourd’hui
Dans sa jeunesse, et son Autriche natale, Popper (né en 1902) fut marxiste. Puis, revenu du marxisme, il milita dans la social-démocratie plusieurs années durant. Il s’en écarta quand les sociaux-démocrates se laissèrent gagner par des tendances étatiques et collectivistes. Mais la pensée de Popper n’est pas brouillée avec la social-démocratie moderne, débarrassée de ses illusions socialistes et de l’« historicisme » marxiste. (Voyez, par exemple, comment Bryan Magee dans son ouvrage Popper, publié à Londres en 1973 – collection Fontana Modern Masters – ramène notre auteur vers le courant social-démocrate.)
Les conservateurs aussi revendiquent Popper, parce que son piecemeal approach – la réforme continue, systématique de la société – s’accorde à leur volonté de concilier la tradition et la modernité afin d’obtenir une évolution harmonieuse et sans traumatisme de la vie sociale. Une pensée si riche peut irriguer toutes les sources de cette vaste hydrographie qu’est la culture démocratique.
Mais assurément, la définition qui l’exprime le mieux est celle d’un homme libéral, un philosophe dans la grande tradition d’Adam Smith, de John Stuart Mill, de Benjamin Constant et d’Alexis de Tocqueville, celle qui a assis les bases intellectuelles de la modernité politique, d’abord en Europe, puis dans le reste du monde. Il n’est pas exagéré de dire que, conjointement à celles de Ludwig von Mises, de Frederik Hayek et de Raymond Aron, les idées de Popper sont celles qui ont le plus enrichi et actualisé la culture de la liberté dans le monde d’aujourd’hui.
Cependant, dire « libéral » de nos jours, c’est tomber dans cette faute – le manque de clarté – que Popper veut à tout prix éviter. Car « libéral » a dans le vocabulaire politique contemporain des sens différents et contradictoires. Dans le monde anglo-saxon, par exemple, on a coutume d’appeler libéraux les progressistes, ceux qui s’alignent sur des positions sociales-démocrates, voire socialistes. Alors qu’en France, en Italie, en Espagne et en Amérique latine c’est à peine si l’on perçoit la différence entre un libéral et un conservateur ; cela est dû, dans bien des cas, au fait que les partis et les hommes politiques qui s’autodésignent comme « libéraux » défendent le statu quo, c’est-à-dire ces régimes hybrides – le capitalisme mercantiliste ou la politique populiste des revenus – d’interventions sur les marchés, des pratiques monopolistes et de nationalisme économique qui sont précisément la négation de ce que postule le libéralisme classique.
Popper, avec Hayek et von Mises, est l’un des grands pionniers de la renaissance du libéralisme classique, après une longue période où les idées et les politiques libérales ont souffert un dur revers. Pas seulement avec le développement des totalitarismes fasciste et marxiste, mais aussi avec la propagation dans les sociétés démocratiques d’Occident de ce que Hayek devait appeler « la supercherie constructiviste », l’idée que les institutions sociales peuvent être redessinées de façon radicale pour mieux servir leurs fins. C’est là la graine de la « planification » du « keynésianisme », du new deal et de tous les populismes idéologiques contemporains, à l’ombre desquels l’État allait croître en taille et en pouvoir sur la vie économique et sociale, jusqu’à la grande contre-offensive anti-interventionniste et en faveur du marché compétitif menée par les gouvernements de Reagan aux États-Unis et de Mme Thatcher en Grande-Bretagne.
Les deux livres fondamentaux dans la résurrection du libéralisme classique, The Road to Serfdom (1944), de Hayek, et The Open Society and its Enemies (1945), de Popper, ont été publiés presque en même temps. Quoique passées inaperçues pour le grand public et dédaignées par l’establishment intellectuel et politique de l’après-guerre, où régnaient, toutes-puissantes, les idées keynésiennes en faveur de l’interventionnisme étatique – l’État-Providence – et du nationalisme économique, et celles ouvertement socialistes qui postulaient des économies centralisées et planifiées, les idées de Hayek, Popper, von Mises et de ceux qui allaient s’y rallier, en les nuançant et les enrichissant (parfois dans une perspective critique) – comme l’École de Chicago, avec Milton Friedman, ou celle de penseurs tels que James Buchanan et sa School of Public Choice, ou encore celle du philosophe nord-américain Robert Nozik – allaient maintenir vivante et renouveler la doctrine libérale, en tant qu’option différente du socialisme et du capitalisme mercantiliste.
A la fin des années 60, avec la crise du socialisme, l’écroulement postérieur des régimes collectivistes d’Europe centrale et la « libéralisation » accélérée de la social-démocratie, le libéralisme vit dans le monde, sous un habillage et avec des discours différents, il est vrai, un nouvel apogée. Grâce à lui, les pays occidentaux et ceux qui ont adopté leur modèle économique – le Japon et les nations du Pacifique, principalement – connaissent une prospérité et un développement matériel jamais atteints par aucune civilisation. Et avec la fin de la guerre froide et de la politique des blocs, ainsi que la désintégration de l’empire soviétique, une ère de paix et de bien-être semble s’ouvrir où l’effort des nations se concentrera de moins en moins sur l’armement, et de plus en plus sur la préservation du milieu ambiant, le perfectionnement de la démocratie, la propagation de la culture et le développement d’une science et d’une technologie tournées « vers la paix ».
Tant de beauté est-elle possible ? Les surprises que l’histoire nous a réservées ces dernières années – et la surprise toute récente, la crise du Golfe, aux conséquences imprévisibles – nous conseillent d’être prudents et de ne pas tomber dans l’optimisme de ceux qui, comme Francis Fukuyama, croient que nous avons atteint la fin hégélienne de l’histoire, avec le triomphe du libéralisme dans le monde.
Cette victoire est loin d’être assurée, à l’échelle planétaire. Dans ce que l’on appelle le tiers monde, la vieille barbarie domine encore, et tout indique qu’elle en a pour longtemps, malgré des exceptions qui se comptent sur les doigts d’une main. Et l’effondrement des régimes communistes d’Europe centrale, bien qu’il constitue un événement extraordinaire pour la cause de la liberté, est loin de garantir, dans tous ces pays, le triomphe du système libéral. Assurément dans beaucoup d’entre eux – c’est le cas de l’Union soviétique elle-même – nous voyons ces jours-ci se lever, sur les décombres du communisme, quelques sinistres démons d’autrefois, qui ont pour nom le nationalisme le plus chauvin, l’antisémitisme, l’intégrisme religieux, etc.
Par ailleurs, peut-être le seul principe inébranlable de la doctrine libérale est-il que pour elle toute victoire finale est exclue. Pour le libéralisme il ne peut y avoir que des victoires partielles et transitoires, toujours menacées de recul ou de faux pas. Si l’histoire n’est pas écrite à l’avance, tout peut lui arriver, elle peut avancer ou reculer. Le progrès existe, mais une société peut faire maints détours pour l’atteindre, et par conséquent, une génération peut faire en arrière le chemin qu’il a fallu deux ou trois générations pour faire en avant. La mesure du progrès n’est pas le développement économique – c’en est, plutôt, une conséquence –, mais l’avancée de la liberté, dans tous les domaines : économique, politique, culturel, institutionnel, éthique. Et il est très loin d’être certain que les sociétés qui grâce à la liberté économique ont élevé leur production et amélioré le niveau de vie de leurs habitants, aient fait progresser de la même façon et au même rythme la liberté, dans les autres domaines de la vie sociale.
La liberté menacée de l’intérieur
La lutte pour la liberté est permanente et multiple. Pour l’option libérale – plus large que celle de tout parti politique qui prétendrait la monopoliser – cela veut dire la défense de l’individu, de la société civile, de la propriété privée, du progrès graduel – à travers les réformes –, de la tolérance politique, religieuse et culturelle, de l’esprit critique, d’un gouvernement limité par la puissance de la loi, d’une justice efficace et probe totalement indépendante du pouvoir politique et d’une économie de marché aux règles stables et équitables que l’État doit faire respecter pour qu’elles ne soient pas manipulées à son propre profit ni à celui d’intérêts particuliers.
C’est à peine un ensemble de principes qui admettent des nuances et des variantes au moment de leur matérialisation. Aussi voyons-nous aujourd’hui que l’option libérale avance parfois dans certains pays gouvernés par des partis socialistes ou conservateurs, tandis que dans d’autres, elle recule à cause de politiques appliquées par des gouvernements qui se disent libéraux. Ce qui est fondamental c’est le contenu, non pas l’étiquette qui l’enveloppe. Tout ce qui encouragera la décentralisation du pouvoir – la pulvérisation du pouvoir central en de multiples pouvoirs particuliers – est bon pour la cause de la liberté. Comme l’est la diffusion de la propriété privée, soit en biens ou à travers des actions, parmi les citoyens et la création de marchés compétitifs là où il y avait auparavant des marchés prisonniers du monopole, et comme l’est le transfert à la société civile d’entreprises et d’attributions qui auparavant appartenaient à l’État.
Mais rien de cela ne fait avancer vraiment la cause de la liberté si la société qui réduit le rôle de l’État et encourage l’initiative individuelle et la concurrence ne stimule pas en même temps le développement de cet esprit critique sans lequel les citoyens ne sont pas, véritablement, en condition d’exercer ces droits et pouvoirs que la société libérale leur reconnaît. Paradoxalement, le progrès des politiques libérales dans le domaine économique qui a caractérisé la vie des pays occidentaux dans la dernière décennie, n’a pas contribué à forger, de manière significative, ces citoyens ouverts, inquiets, critiques, conscients du rôle que l’on attend d’eux dans une société qui se « désaliène » du paternalisme étatique, activement impliqués dans la vie civique et l’action sociale. Au contraire, la norme a été l’effritement de la conscience civique, l’indifférence croissante des jeunes envers la vie publique et l’abdication presque totale de la société civile devant la petite classe politique quant au maniement des grands sujets sociaux. Au conformisme généralisé, quand il ne s’agit pas d’une attitude de dégoût et de mépris envers la politique et la vie publique, tel est le résultat du progrès matériel et de la consolidation de la démocratie libérale dans les pays occidentaux. Et la vie culturelle s’est vue aussi freinée, vulgarisée et corrompue par l’irruption massive de produits pseudo-culturels, diffusés par les moyens de communication qui, au lieu de les activer, endorment l’imagination, l’esprit créateur et l’attitude critique.
Est-ce que cette réalité inattendue n’est pas la meilleure confirmation de la thèse de Popper selon laquelle la liberté peut se trouver menacée au sein même de ceux qui semblaient être ses plus fermes bastions ? Dans l’avenir immédiat, les défis à la liberté, dans les pays démocratiques, ne seront apparemment pas les idéologies totalitaires, désormais en état avancé de putréfaction, mais des ennemis beaucoup plus sournois et de ce fait plus difficiles à vaincre : l’ennui, le dégoût, l’anémie culturelle et spirituelle, la frivolité, le conformisme et la routine dans lesquels languissent ses bénéficiaires.
Paris, le 12 juillet 1990.
[1] Ce verbe a été traduit dans les éditions françaises de Popper par « réfuter » (N. de T.).
[2] L’édition française de cette œuvre de Popper est beaucoup plus courte que l’édition anglaise ; de nombreux passages ont été abrégés. Dans cette citation, seule la dernière phrase figure dans l’édition française (N. de T.).
[3] Gabriel Ferrater, né en 1922, est l’un des grands poètes catalans contemporains (N. de T.).
[4] Le mot anglais utilisé par Popper est « engineering » (N. de T.).
[5] José Ortega y Gasset, le plus « germanique » des penseurs de l’Espagne, a dominé la philosophie espagnole de l’entre-deux-guerres (N. de T.).