Voici le deuxième volet du feuilleton politique de Mario Vargas Llosa, en campagne électorale pour la présidentielle, au Pérou, en 1990. L’écrivain-candidat nous plonge au cœur d’un pays économiquement sinistré, en proie à la misère, à la violence, au terrorisme. Vargas Llosa parie sur la société civile pour sortir de cet enfer ; il doit affronter menaces, intimidations, attentats… – Ndlr

IV – Vie publique

Depuis le meeting de la place San Martín, ma vie avait radicalement changé. Cessé d’être privée. Jamais plus, jusqu’à mon départ du Pérou après le second tour, en juin 1990, je n’ai pu jouir de cette intimité dont j’avais toujours été si jaloux (au point de dire que si l’Angleterre m’attirait, c’était parce que là-bas, personne ne se mêlant de personne, les gens étaient comme des fantômes).

Depuis lors, à toute heure du jour et de la nuit, il y eut des gens chez moi, pour des réunions, des interviews, des émissions ou faisant la queue pour discuter avec moi, Patricia ou Alvaro (devenu porte-parole du Front). Les pièces, les couloirs, les escaliers étaient toujours encombrés d’hommes et de femmes bien souvent inconnus de moi, sans que je sache la raison de leur présence, ce qui me rappelait un poème de Carlons Germán Belli : « Ceci n’est pas votre maison. »

Face au débordement, María del Carmen, ma secrétaire, reçut les renforts de Silvana d’abord, puis de Rosi et Lucía, ainsi que, plus tard, de deux volontaires, Anita et Helena ; et il fallut construire une pièce adjacente à mon bureau pour abriter cette armée en jupes et faire place à une monstrueuse intendance, comme dans un cauchemar, pour moi qui ai toujours écrit à la main : ordinateurs, télécopieurs, photocopieurs, interphones, machines à écrire, nouvelles lignes de téléphone, classeurs. Ce bureau qui jouxtait ma bibliothèque, à quelques pas de ma chambre à coucher, fonctionnait très tôt jusqu’à tard dans la nuit, et, les semaines qui précédèrent les élections, jusqu’à l’aube, au point de me donner l’impression de vivre dans l’exhibitionnisme et de voir toute ma vie – mon sommeil, même mon intimité – devenir publique.

Les jours de lutte contre la nationalisation nous eûmes deux gardes du corps dans la maison. Jusqu’à ce que, las de tomber à droite et à gauche sur des gens armés dont les revolvers terrorisaient ma mère et ma belle-mère, Patricia décida que le service de sécurité resterait à l’extérieur.

L’histoire des gardes du corps connut un épisode comique le soir de la place San Martín. Avec l’accroissement du terrorisme et de la délinquance – les enlèvements étaient devenus une industrie prospère –, les entreprises privées de surveillance et de protection fleurissaient au Pérou. L’une d’elles, appelée « les Israéliens », parce que ses propriétaires ou ceux qui la dirigeaient venaient d’Israël, assurait la protection de Hernando de Soto, président de l’Institut Démocratie et Liberté, qui avait collaboré avec nous lors de la Rencontre de la Liberté du 21 août. Il se chargea, avec Michel Cruchaga, d’engager « les Israéliens » pour s’occuper de ma sécurité ces jours-là. Manuel et Alberto, deux ex-Marines, vinrent chez moi. Ils m’accompagnèrent à la place San Martín et restèrent au pied de la tribune. A la fin, j’invitai la foule à m’accompagner jusqu’au Palais de Justice pour remettre aux parlementaires de l’AP et du PPC les signatures contre la nationalisation.

Durant la marche, Manuel disparut, avalé par la foule. Mais Alberto resta collé à moi au milieu du désordre. Une fourgonnette des « Israéliens » devait me prendre au bas des escaliers de l’édifice blanc et rococo du Paseo de la República. Avec Alberto toujours là, comme mon ombre, à moitié broyés par les manifestants, on descendit les escaliers et soudain surgit la voiture noire aux portes ouvertes. On me leva à bout de bras, on me fourra dedans et je me vis au milieu d’inconnus en armes. J’en conclus que c’étaient les « Israéliens ». Mais là-dessus voilà Alberto qui crie : « C’est pas eux, c’est pas eux » et qui joue des coudes. Il parvint à s’engouffrer dans la voiture qui démarrait et atterrit comme un paquet sur moi et les autres occupants. « C’est un enlèvement ? », demandai-je mi-blagueur mi-sérieux. « Nous sommes chargés de prendre soin de toi », me répondit le malabar qui conduisait. Et aussitôt, dans la radio qu’il tenait à la main, il prononça cette phrase de cinéma : « Le Jaguar est sain et sauf, nous allons sur la lune. Over. »

C’était Oscar Balbi, chef de Prosegur, entreprise rivale des « Israéliens ». Son directeur, Juan Jochamowitch, avait décidé spontanément de protéger ma maison et ma personne le jour du meeting ; de mes amis, seul Felipe Thorndike le savait. Mais dans le tourbillon où nous vivions, il avait oublié de me prévenir.

Prosegur assura la sécurité de ma maison et de ma famille durant les trois ans de la campagne, gratis (aussi le gouvernement annula-t-il les contrats qu’il avait avec les entreprises de l’État). Oscar Balbi se chargea de ma sécurité dans tous mes déplacements et les meetings du Front Démocratique, et il fut infailliblement à mes côtés dans les avions, hélicoptères, autocars, fourgonnettes, canots et chevaux qui me permirent ces années-là de faire deux tours complets du Pérou. Je ne le vis fléchir qu’une fois : au crépuscule du 21 septembre 1988, dans la communauté paysanne d’Acchupata, sur la sierra de Cumbe, à Cajamarca, où les quatre mille cinq cents mètres d’altitude le renversèrent de cheval et l’on dut le ressusciter avec des ballons d’oxygène.

Je leur suis reconnaissant, à ses compagnons et lui, de ce service sans prix – et indispensable dans un pays d’une telle violence politique que le Pérou. Mais je dois dire que vivre protégé en permanence c’est vivre en prison, un cauchemar pour tout le monde et surtout pour quelqu’un comme moi qui aime tellement se sentir libre.

« J’ai perdu ma liberté »

Je ne pouvais faire désormais ce qui m’avait toujours plu, depuis l’adolescence, en finissant d’écrire, le soir : hanter divers quartiers, explorer les rues, fréquenter ces vieux cinémas excentriques, décrépits et infestés de puces, prendre le bus sans but précis, connaître enfin de l’intérieur les gens de ce labyrinthe surpeuplé et contrasté qu’est Lima. Ces dernières années j’étais devenu célèbre – plus que par mes livres, par une émission de télé que je produisais – de sorte qu’il ne m’était plus aussi facile de sortir sans attirer l’attention. Mais à partir d’août 1987, il me fut impossible d’aller nulle part sans être aussitôt entouré de gens et parfois acclamé ou hué. Et se déplacer dans la vie, suivi de journalistes et au milieu d’une haie de gardes du corps – il y en eut deux, d’abord, puis quatre, et les derniers mois une quinzaine – était un spectacle mi-loufoque mi-provoquant qui me gâchait tout plaisir.

Il est vrai que mes horaires draconiens ne me laissaient de temps pour rien d’autre que la politique, mais même ainsi, dans mes rares moments libres, il était, par exemple, impensable d’entrer dans une librairie – où j’étais tellement cerné que je ne pouvais faire ce qu’on y fait généralement : fureter dans les rayons, feuilleter les livres, fouiller partout en quête de la trouvaille, ou dans un cinéma où mon apparition donnait lieu à des démonstrations, comme lors d’un récital d’Alicia Maguiña, au Théâtre Municipal, où le public en me voyant entrer avec Patricia se divisa en partisans qui applaudissaient et adversaires qui tapaient des pieds et sifflaient. Afin de voir, sans incidents, une pièce de José Sanchis Sinisterra, Ay, Carmela, les amis du groupe Ensayo m’installèrent, moi seul, au balcon du Corral de Comedias. Je cite ces spectacles parce qu’ils furent, je crois, les seuls que je vis ces années-là.

Et le cinéma, quelque chose que j’aime autant que les livres et le théâtre, j’y allai à peine deux ou trois fois et toujours plus ou moins clandestinement, entrant au début du film et sortant avant la fin. La dernière fois – j’étais au ciné San Antonio de Miraflores – Oscar Balbi vint me tirer de mon fauteuil en plein milieu du film : on venait de lancer une bombe au local du Mouvement Liberté et de blesser par balle un vigile. J’allai au football deux ou trois fois, ainsi qu’à un match de volley et à la corrida, mais c’étaient alors des opérations commandées par la campagne du Front Démocratique, pour les « bains de foule » obligatoires.

Les seules distractions que nous pouvions nous permettre, Patricia et moi, c’était d’aller dîner chez des amis et de temps en temps au restaurant, mais en sachant bien alors que nous serions regardés comme les acteurs d’un spectacle. J’ai pensé bien souvent, avec des frissons dans le dos : « J’ai perdu ma liberté. » Si j’avais été président, il en aurait été ainsi pour quelques années encore. Et je me rappelle ce sentiment d’étrangeté et de bonheur qui m’envahit le 14 juin 1990 quand, après que tout cela fut passé, je débarquai à Paris et sortis, sans même défaire mes valises, faire un tour sur Saint-Germain, en sentant que j’étais à nouveau un homme libre, un promeneur anonyme, sans escorte, sans policiers, sans crainte d’être reconnu (ou presque, car soudain, comme si je l’avais suscité, apparut devant moi et barrant ma route Juan Cruz, le journaliste omniprésent et omniscient de El País, à qui il me fut impossible de refuser une interview).

Lectures

Dès le début de ma vie politique, j’avais pris une décision : « Je ne vais pas cesser de lire ni d’écrire au moins deux heures par jour. Même si je suis président. » Ce n’était pas une décision égoïste. Elle était dictée aussi par la conviction que ce que je voulais faire comme candidat et gouvernant, je le ferais mieux, avec plus de volonté, d’enthousiasme et d’imagination, si je conservais un espace personnel, barricadé contre la politique et l’actualité, fait d’idées, de réflexions, de rêves et de travail intellectuel.

J’y parvins seulement pour la lecture, quoique que toujours avec ce minimum de deux heures quotidiennes. Quant à écrire, ce me fut impossible. Je veux dire écrire des romans, du théâtre. Ce n’était pas seulement par manque de temps. II m’était impossible de me concentrer, de me laisser aller à ma fantaisie, d’atteindre cet état de rupture avec l’entourage, cet ajournement de toute chose qui constituent l’aspect formidable de l’écriture des fictions et, du moins dans mon cas, indispensable pour y parvenir. Il y avait toujours l’interférence de préoccupations impures, relatives à l’action politique, et il n’y avait pas moyen de les expulser, d’échapper à l’accablante actualité. En outre, je n’arrivais pas à me faire à l’idée que j’étais seul, même s’il était très tôt et si les secrétaires n’étaient pas encore arrivées. C’était comme si mes très chers fantômes avaient déserté mon bureau, fâchés du manque de solitude. C’était angoissant, je renonçai. De sorte que durant ces trois années j’écrivis seulement des prologues pour une collection de romans modernes du Cercle de Lecteurs, des discours, des articles ou de petits essais politiques.

Avoir un horaire aussi chiche pour la lecture me rendit très strict ; je ne pouvais me payer le luxe de tout lire et dans l’anarchie, comme je le faisais toujours. J’allai aux valeurs sûres, aux livres qui, je le savais, me fascineraient. Ainsi, je relus quelques romans très chers, comme La Condition humaine, de Malraux, Moby Dick, de Melville, Lumière d’août, de Faulkner et les contes de Borges. Un peu effrayé en découvrant l’indigence intellectuelle – le peu d’intelligence, oserais-je dire de l’activité politique au quotidien, je m’imposai des lectures difficiles, qui m’obligeaient à réfléchir et à prendre des notes. Depuis qu’en 1980 était tombée entre mes mains La Société ouverte et ses ennemis, je m’étais promis d’étudier Popper[1]. Je m’y appliquai durant ces trois ans, chaque jour tôt le matin, avant de faire mon jogging, au point du jour, et dans une quiétude domestique qui me rappelait l’époque prépolitique de ma vie.

La nuit, avant de dormir, je lisais de la poésie, toujours les classiques espagnols du Siècle d’Or, et, la plupart du temps, Góngora. C’était un bain lustral, chaque fois, même s’il ne durait qu’une demi-heure, que d’échapper aux discussions, conspirations, intrigues et invectives, oublier tout cela et le reste pour séjourner dans un monde parfait, coupé de toute actualité, resplendissant d’harmonie, habité par des nymphes, des bergers littéraires à foison et des monstres mythologiques qui évoluaient dans un paysage quintessencié, peuplé de références aux fables gréco-romaines, de musique subtile et d’architectures épurées. J’avais lu Góngora, dans mes années d’université, avec une admiration plutôt distante, car sa perfection même me semblait inhumaine et son monde trop cérébral et chimérique. Mais entre 1987 et 1990, combien je lui fus reconnaissant d’être tout cela, d’avoir bâti cette enclave baroque hors du temps, suspendue aux hauteurs suprêmes de l’esprit et de la sensibilité, émancipée de toute laideur, mesquinerie, médiocrité, de toute cette trame sordide où s’inscrit la vie quotidienne pour le commun des mortels !

Entre le premier et le second tour – entre le 8 avril et le 10 juin – il me fut impossible de consacrer cette heure ou heure et demie du matin à la lecture studieuse, même quand je m’asseyais à mon bureau avec l’exemplaire de Conjectures et Réfutations ou de La Connaissance objective entre les mains. J’avais la tête trop farcie de problèmes, dans la terrible tension de chaque jour, les nouvelles d’attentats et de morts – plus d’une centaine de personnes, pour la plupart liées au Front Démocratique, des dirigeants, candidats au parlement national ou régional, des sympathisants assassinés ces deux mois-là, des gens humbles, ces êtres anonymes qui partout sont les victimes privilégiées du terrorisme politique (et du contre-terrorisme aussi), et je dus y renoncer. Mais pas un seul jour, même celui de l’élection, je ne cessai de lire un sonnet de Góngora, une strophe du Polyphème, des Solitudes, l’une de ses Romances ou létrilles, et de sentir que sous cette poésie, ne fût-ce que quelques minutes, ma vie se purifiait. Qu’on y voie le témoignage de ma gratitude envers le grand Cordouan.

« Un mendiant assis sur un banc en or »

Être candidat à la présidence me coûta des sacrifices, mais me fit vivre des expériences inoubliables. Je croyais connaître le Pérou parce que dès l’enfance j’avais fait de nombreux voyages à l’intérieur, mais je dois dire que les incessants déplacements de ces trois années-là me révélèrent une face profonde de mon pays, ou plutôt les nombreuses faces qui le composent, son impressionnante diversité géographique, sociale et ethnique, la complexité accablante de ses problèmes, ses terribles contrastes et, le plus important peut-être, le niveau effrayant de pauvreté et de dénuement où vivait la majorité des Péruviens.

Le Pérou n’est pas un mais plusieurs pays, coexistant à l’intérieur d’une nation, dans une méfiance et une ignorance réciproques, dans un ressentiment et des préjugés partagés, et un tourbillon de violences. De violences au pluriel : celle de la terreur politique et celle liée au trafic de drogue, qui avait crû ces dernières années ; celle de la délinquance commune qui, avec l’appauvrissement généralisé et l’effondrement de la légalité (limitée), rendait chaque jour plus barbare la vie quotidienne ; et naturellement la violence appelée structurelle : discrimination, manque d’égalité de chance, chômage, salaires de misère dont sont victimes de vastes secteurs de la population.

Tout cela je le savais, je l’avais entendu, lu et vu de loin et vite, comme voient le reste de leurs compatriotes les Péruviens, dont je suis, qui ont la chance d’appartenir à la petite sphère privilégiée que les enquêtes nomment « secteur A ». Mais entre 1987 et 1990, j’ai connu tout cela de près, côtoyé presque quotidiennement et d’une certaine façon je peux dire que je l’ai vécu. Le Pérou de mon enfance était un pays pauvre et arriéré ; les dernières décennies, depuis la dictature de Velasco principalement, et surtout sous Alan García, il était devenu très pauvre et, en maintes régions, misérable, un pays qui avait reculé à des formes inhumaines d’existence.

La fameuse « décennie perdue » pour l’Amérique latine – à cause des politiques populistes du « développement vers l’intérieur », l’interventionnisme étatique et le nationalisme économique que recommandait le CEPAL et que presque tous les régimes latino-américains, de droite ou de gauche, ont appliqués – fut particulièrement tragique pour le Pérou, car nos gouvernements allèrent plus loin que d’autres dans leur « défense » contre les investissements étrangers et le sacrifice de la création à la redistribution de la richesse, de sorte que les conséquences en furent pires pour les Péruviens que pour les autres Latino-Américains (en 1960, le Pérou occupait le huitième rang en Amérique latine ; à la fin du gouvernement d’Alan García, il était descendu au quatorzième).

Un département que je connaissais bien, auparavant, c’était celui de Piura. J’y avais vécu enfant et adolescent et l’avais pas mal parcouru, avec mon grand-père d’abord, puis avec mon oncle Lucho qui avait une petite plantation de coton dans la vallée du Chira. Je ne pouvais en croire mes yeux. Ces villages de la province du Sullana – San Jacinto, Marcavelica, Salitral –, ou de Paita, tels que Amotape, Arenal et Tamarindo, pour ne rien dire des régions montagneuses de Huncabamba et Ayabaca, ou des bourgs désertiques – Catacaos, La Unión, La Arena, Sechura – semblaient plus morts que vifs et languissaient dans un marasme sans espoir.

Il est vrai que dans ma mémoire aussi, l’habitat était rustique, en terre et roseaux, et que les gens allaient nu-pieds et se plaignaient du manque de routes, de dispensaires, d’écoles, d’eau, d’électricité. Mais dans ces villages pauvres de mon enfance piurane, il y avait une vie débordante, une joie à fleur de peau et une espérance qui maintenant semblaient éteintes. Ils s’étaient trop accru, peut-être avaient-ils triplé, ils étaient saturés d’enfants et de chômeurs, et un air de ruine et de vieillesse, pour ne pas dire de total désespoir, semblait les consumer. Dans les réunions avec les habitants pour connaître les problèmes locaux, on entendait répéter le même refrain : « Nous mourons de faim. Il n’y a pas de travail. »

Le cas de Piura illustre bien cette phrase du naturaliste Antonio Raimondi qui, au XIXe siècle, dit que le Pérou était « un mendiant assis sur un banc en or ». Il montre bien aussi comment un pays choisit le sous-développement et la pauvreté. La mer de Piura est d’une richesse ichtyologique qui suffirait, à elle seule, à donner du travail à tous les Piurains. On trouve aussi, sur le littoral, du pétrole et, dans le désert, les immenses mines de phosphate de Bayóvar non encore exploitées. Et la terre piurane est très fertile, comme l’ont montré naguère ses plantations cotonnières, rizières et fruitières qui étaient parmi les meilleures du Pérou. Pourquoi un département aux pareilles ressources meurt-il de faim et de désœuvrement ?

Le désastre économique

Le général Velasco confisqua ces haciendas où, en effet, les travailleurs recevaient un très petit pourcentage du bénéfice, et les transforma en coopératives et entreprises de « propriété sociale » où, en théorie, les paysans remplacèrent les anciens propriétaires. Dans la pratique, ceux qui les remplacèrent ce furent les directions des entreprises socialisées qui se vouèrent à l’exploitation des paysans autant ou davantage que leurs anciens patrons. Avec des circonstances aggravantes. Ces derniers savaient travailler leurs terres, renouveler les machines-outils, réinvestir. Les dirigeants des coopératives et entreprises de propriété sociale s’occupèrent de les administrer politiquement et, dans bien des cas, seulement de les piller. Le résultat fut qu’il n’y eut bientôt plus de bénéfice à partager. (La production culture-élevage par habitant du Pérou était, dans les années 60 la seconde d’Amérique latine ; en 1990, l’avant-dernière, seulement supérieure à celle de Haïti.)

Quand j’entrai en campagne, toutes les coopératives agricoles de Piura étaient pratiquement en faillite. Mais une entreprise de « propriété sociale » ne fait jamais faillite. L’État efface annuellement les dettes qu’elle a contractées envers le Banco Agrario (c’est-à-dire transfère les pertes aux contribuables) et le président Alan García avait coutume de faire ces remises de dettes lors de cérémonies publiques, avec une rhétorique révolutionnaire enflammée. Ce qui expliquait que la campagne piurane s’était appauvrie, année après année, depuis cette Réforme Agraire effectuée pour que, selon le slogan vélasquiste, « le patron ne mange pas davantage la pauvreté paysanne ». Les patrons avaient disparu, mais les paysans mangeaient moins qu’avant. Les seuls bénéficiaires avaient été les petites bureaucraties catapultées à la tête de ces entreprises par le pouvoir politique et contre lesquelles, dans nos réunions, les ouvriers des coopératives répétaient toujours les mêmes accusations d’inefficacité, de malversations et de profits.

Quant à la pêche, ce qui s’était passé était encore plus autodestructeur. Dans les années 50, grâce à la vision et à l’audace d’une poignée de chefs d’entreprise – d’un, surtout, Luis Banchero Rosi –, une industrie pionnière avait surgi sur la côte péruvienne : celle de la farine de poisson. En quelques années, le Pérou devint le premier producteur mondial. Ce qui créa des milliers d’emplois, des dizaines d’usines, transforma le petit port de Chimbote en grand centre commercial et industriel, et développa la pêche au point de faire du Pérou, dans les années 60, un producteur plus important que le Japon.

La dictature militaire de Velasco nationalisa toutes les entreprises de pêche et constitua un gigantesque conglomérat – Pesca Perú – qu’il mit entre les mains d’une bureaucratie à sa botte. Avec un résultat prévisible : la ruine d’une industrie et d’une activité qui étaient source de développement et de travail. Quand j’entrepris mes déplacements, en 1987, la situation de ce mammouth – Pesca Perú – était critique. Plusieurs usines de farine de poisson avaient été fermées à La Libertad, Piura, Chimbote, Lima, Ica, Arequipa ; et d’innombrables embarcations de la compagnie pourrissaient dans les ports, sans pièces de rechange pour aller à la pêche. C’était un des secteurs publics qui drainaient le plus de subsides de l’État pour maintenir la fiction de son existence et, par conséquent, une des causes majeures de l’appauvrissement national. (Un épisode émouvant de ma campagne, en octobre 1988, fut la surprenante décision des habitants d’un petit bourg de la côte aréquipègne, Atico, maire en tête, de se mobiliser pour réclamer la « privatisation » de l’usine de farine de poisson qui, auparavant, était la principale source de travail de l’endroit. Elle avait été fermée. Dès que j’appris la nouvelle, je m’envolai jusque là-bas dans un petit avion qui atterrit en bondissant sur la plage de Atico, pour me solidariser des villageois et leur expliquer pourquoi nous proposions, nous, de privatiser non seulement « leur » usine, mais toutes les entreprises publiques du pays.)

Le désastre de la pêche et de la farine de poisson avait frappé de plein fouet Piura. Grand fut mon étonnement de voir la côte de Sechura plongée dans l’inertie. Je me la rappelais grouillant de chalutiers et de petites embarcations, et assiégée par les « camareros », ces camions frigorifiques, qui avaient traversé le long désert pour venir y acheter l’anchois et autres poissons qui feraient fonctionner les usines de Chimbote et autres lieux du Pérou.

Quant au pétrole du socle continental de Piura et aux phosphates de Sechura, ils attendaient toujours la venue éventuelle des capitaux et de la technologie nécessaires à leur exploitation. La première année de son gouvernement, Alan García avait nationalisé la compagnie pétrolière Belco, qui opérait sur le littoral nord. Le pays se trouvait, depuis, en procès international avec l’entreprise affectée. Cela, ajouté à la déclaration de guerre du gouvernement apriste au Fonds Monétaire et à tout le système financier mondial, à sa politique hostile aux investissements étrangers et à l’insécurité croissante dans le pays due au terrorisme, avait transformé le Pérou en une nation pestiférée : personne ne lui concédait de crédits, personne n’y investissait. D’exportateur de pétrole, le Pérou devint, ces années-là, importateur. C’est pourquoi la terre piurane présentait cette désolation saisissante. Elle était un symbole de ce qui s’était passé ces trente dernières années dans tout le Pérou.

« Le sous-développement »

Mais comparée aux autres régions, la pauvreté de Piura était enviable. Dans les Andes centrales, à Ayacucho, Huancavélica, Junín, Cerro de Pasco, Apurímac, tout comme dans l’altiplano jouxtant la Colombie – le département de Puno –, cette zone dite de pauvreté critique, qui était aussi la plus ensanglantée par le terrorisme et le contre-terrorisme, la situation était pire encore. Les rares routes avaient disparu faute d’entretien et à bien des endroits le Sentier Lumineux avait dynamité les ponts et obstrué les chemins pour empêcher toute circulation. Il avait aussi détruit les installations expérimentales de l’agriculture et de l’élevage, endommagé les installations et exterminé des centaines de vigognes de la réserve de Pampa Galeras, saccagé les coopératives agricoles – du Valle del Mantaro, surtout, les plus dynamiques de toute la sierra –, assassiné des promoteurs du ministère de l’Agriculture et des techniciens étrangers venus au Pérou dans des programmes de coopération, fait fuir ou assassiné de petits exploitants et propriétaires de mines, fait sauter des tracteurs, des installations électriques, hydro-électriques, et liquidé en bien des endroits le bétail et les ouvriers des coopératives et des communes agricoles qui prétendaient s’opposer à sa politique de terre brûlée par laquelle il voulait asphyxier les villes, surtout Lima, en la privant d’alimentation.

Parler d’« économie de subsistance » et de « pauvreté critique » dit bien mal ce que cela représente de souffrance humaine, d’animalisation de la vie par manque de travail et de perspectives, par l’appauvrissement du milieu ambiant. Ainsi qualifiait-on la sierra centrale. Là-haut, la vie avait toujours été pauvre, mais avec la fermeture de tant de mines, l’abandon des terres, l’isolement, le manque d’investissements publics et privés, la quasi-disparition des échanges entre les régions et le sabotage des services et des centres de production, cela frisait l’horreur.

En voyant ces hameaux andins, peinturlurés de la faucille et du marteau et des consignes du Sentier Lumineux, que les familles fuyaient, en abandonnant tout, à moitié folles de désespoir sous la violence et la misère, pour aller grossir les hordes de désœuvrés des villages neufs et les concentrations humaines des villes, ces hameaux où ceux qui restaient ressemblaient aux survivants d’un cataclysme biblique, bien souvent j’ai pensé : « Un pays peut toujours être pire. Le sous-développement, on n’en touche pas le fond. »

Et le Pérou s’était sous-développé – en choisissant la misère – de façon continue ces dernières trente années, en faisant tout ce qu’il fallait pour compter chaque fois plus de pauvres et des pauvres chaque jour de plus en plus pauvres. N’était-ce pas évident, face à des millions de Péruviens qui mouraient littéralement de faim, sur cette Cordillère qui a le potentiel minier le plus riche du continent – cette Cordillère d’où étaient sortis l’or et l’argent qui avaient fait retentir le nom du Pérou dans le monde comme synonyme de richesse et de munificence –, que la seule politique sensée devait consister à attirer l’investissement, créer des industries, activer le commerce, revaloriser les terres, développer l’agriculture et l’élevage ?

Le principe de la « redistribution » de la richesse a une force morale indiscutable, mais aveugle bien souvent ses défenseurs en les empêchant de voir qu’il ne favorise pas la justice sociale si les politiques qu’il inspire paralysent la production, découragent l’initiative, font fuir les capitaux, en un mot, appauvrissent. Et « redistribuer » la pauvreté ou, dans le cas des Andes, la misère, comme le faisait le gouvernement d’Alan García, voilà qui peut donner bonne conscience à certains hommes politiques qui, jouissant d’une position privilégiée, ne vivent pas les conséquences tragiques de cette philosophie, mais pas à ceux à qui le problème se pose en termes de vie ou de mort. Pour les pauvres, le problème n’est pas théorique ou éthique, mais pratique : sortir de la pauvreté ou périr.

Depuis mon désenchantement du marxisme et du socialisme – le théorique, mais surtout le réel, que j’avais connu à Cuba, en Union soviétique et dans ce qu’on appelle les démocraties populaires –, je voyais bien que la fascination des intellectuels pour l’étatisme venait non seulement de leur vocation d’assistés économiques – vocation alimentée par l’institution du mécénat qui les avait fait vivre à l’ombre de l’Église et des princes, et se poursuivait dans les régimes totalitaires du XXe siècle où l’intellectuel, à condition d’être docile, faisait automatiquement partie de l’élite privilégiée –, mais aussi de leur inculture économique. Depuis lors j’ai essayé, de façon brouillonne hélas ! de corriger quelque peu mon ignorance en ce domaine.

A partir de 1980, à la suite d’un fellowship d’un an au Wilson Center, à Washington, je l’ai fait plus systématiquement et avec un intérêt croissant, en découvrant qu’en dépit des apparences, l’économie était loin d’être une science exacte, mais quelque chose d’aussi ouvert à la créativité que les arts. En entrant dans l’action politique, en 1987, je fus assisté par deux économistes, Felipe Ortiz de Zevallos et celui qui allait diriger l’équipe économique du Front Démocratique, Raúl Salazar, qui me donnèrent des cours hebdomadaires d’économie péruvienne. Je leur demandai une fois de me calculer combien toucherait chaque Péruvien dans l’hypothèse où un gouvernement égalitariste redistribuerait toute la richesse existante dans le pays en ce moment. La réponse : pas plus de cinquante dollars. En d’autres termes le Pérou resterait un pays pauvre et de pauvres, avec pour circonstance aggravante qu’après pareille mesure, il ne cesserait plus jamais de l’être.

Pour sortir de la pauvreté les politiques redistributives sont inopérantes, à l’inverse de celles qui, admettant une inévitable inégalité entre ceux qui produisent plus ou moins, sont dépourvues du charme intellectuel et éthique qui a toujours entouré le socialisme et, encourageant l’esprit de lucre, ont été condamnées. Il est sûr que les économies égalitaristes fondées sur le principe de la solidarité n’ont jamais tiré un pays de la pauvreté. En général elles l’ont appauvri davantage. Et elles ont rogné ou fait disparaître les libertés, du fait que l’égalitarisme exige une planification rigide imposée au moyen de l’interventionnisme étatique, qui commence par être économique et peut s’étendre ensuite à toute la vie sociale. Il en résulte une inefficacité, une corruption et des privilèges pour celui qui gouverne qui sont une négation flagrante de la notion même d’égalitarisme. Les rares cas de décollement économique de pays du Tiers-Monde découlent tous de la recette du marché.

La terreur

A chaque déplacement dans la sierra centrale, entre 1987 et 1990, et j’en ai fait plusieurs, j’ai senti une immense tristesse en voyant ce qu’était devenue là-haut la vie d’au moins un tiers des Péruviens. Et de chacun de ces voyages, je suis rentré plus convaincu : ce qu’il fallait faire, le plus tôt possible et par tous les moyens possibles, c’était rouvrir les mines fermées par manque d’incitation à l’exportation – la valeur artificiellement basse du dollar entraînant la disparition à plus ou moins long terme des petites et moyennes entreprises minières en laissant subsister la grande entreprise, dans des conditions fort précaires –, attirer des capitaux et de la technologie pour en ouvrir d’autres, en finir avec le contrôle des prix de la production agraire par lequel le gouvernement apriste condamnait les paysans à subventionner les villes (sous prétexte de rendre meilleur marché l’alimentation populaire), donner des titres de propriété aux centaines de milliers de paysans parcellisés par les coopératives et déroger aux dispositions qui interdisaient aux sociétés anonymes d’investir dans la terre. En ouvrant des marchés, en encourageant l’initiative individuelle et la compétitivité, en remplaçant le collectivisme et l’étatisme par l’esprit d’entreprise et ce qui devint un des slogans de la campagne : le capitalisme populaire, j’en étais sûr, on pouvait ressusciter les Andes. Mais pour cela il fallait, auparavant, une condition : mettre fin à la terreur qui y régnait en maître.

Voyager dans les Andes était difficile. Pour éviter les embuscades, il fallait le faire à l’improviste, avec peu de gens, en envoyant seulement un ou deux jours à l’avance des émissaires prévenir les gens les plus sûrs. Plusieurs provinces de la sierra centrale – après Ayacucho, Junín était devenu le département le plus risqué – étaient inaccessibles par terre. Il fallait y aller en petits avions qui atterrissaient dans des endroits invraisemblables – cimetières, terrains de football, lits de fleuve – ou en hélicoptères légers qui, s’ils étaient surpris par un orage, devaient se poser n’importe où – parfois au sommet d’une montagne. Ces acrobaties brisaient les nerfs de certains amis du Mouvement Liberté. Beatriz Merino exhibait des croix, chapelets et scapulaires en invoquant la protection des saints à grands cris, sans la moindre pudeur. Pedro Cateriano adjurait les pilotes de lui donner des explications tranquillisantes sur les instruments de vol et leur signalait du doigt les cumulus menaçants, les pics inopinés ou les éclairs zigzaguant alentour. (Tous deux redoutaient davantage les vols que les terroristes, mais ne laissèrent jamais de m’accompagner quand je le leur demandai.)

Je me rappelle le jeune soldat, presque un enfant, qu’on m’amena à l’aéroport abandonné de Jauja, le 8 septembre 1989, pour que nous l’emmenions à Lima pour les premiers soins. Il avait survécu à un attentat dans lequel deux de ses compagnons étaient morts – nous avions entendu les bombes et la fusillade depuis l’estrade de la place d’Armes de Huancayo, où avait lieu notre meeting – et il perdait son sang. Nous lui fîmes une place dans le petit appareil en débarquant un garde du corps. Il ne devait même pas avoir les 18 ans réglementaires. Il tenait en l’air la poche de sérum, mais sa main était sans force. Nous nous relayions pour la soutenir. Il ne se plaignit pas de tout le vol. Il regardait dans le vide, avec un désespoir muet et étonné, comme s’il essayait de comprendre ce qui lui était arrivé.

Je me rappelle, le 14 février 1990, comment, au sortir de la mine Milpa, à Cerro de Pasco, la triple vitre de la fenêtre de la fourgonnette vola en éclats, juste à la hauteur de ma tempe, alors qu’on traversait un groupe hostile. « Je croyais que la fourgonnette était blindée », protesta le chef de campagne. « Elle l’est, lui assura Oscar Balbi. Contre les balles. Mais c’était une pierre ». Elle n’était pas blindée non plus contre les bâtons, car à Cayaltí, sucrerie de Lambayeque, quelques semaines auparavant une poignée d’apristes avaient pulvérisé ses vitres à coups de pelle. Le blindage théorique, par ailleurs, transformait le véhicule en fournaise (l’air conditionné ne fonctionna jamais), de sorte qu’en général on voyageait les portes ouvertes…

Je me rappelle les membres du comité de Liberté de Cerro de Pasco, qui se présentèrent à une réunion régionale, les uns contusionnés, les autres blessés, car ce matin-là un commando terroriste avait attaqué leur local. Et je me rappelle ceux du comité d’Ayacucho, la capitale de la rébellion du Sentier Lumineux, où la vie humaine valait moins qu’en tout autre lieu du Pérou. Chaque fois que je suis allé à Ayacucho durant ces trois années – je l’ai fait plusieurs fois – et que je rencontrais le comité présidé par Oscar Terrones, j’avais l’impression d’être avec des hommes et des femmes prêts à tout moment à mourir et j’en ressentais de la culpabilité.

Lorsqu’on établit les listes de candidats aux parlements national et régionaux, nous savions que le risque pour ceux d’entre eux qui y figuraient allait augmenter et, tout comme d’autres organisations politiques, nous proposâmes aux candidats de les faire sortir d’Ayacucho et de les cacher jusqu’après les élections. Ils n’acceptèrent pas. Ils me demandèrent, plutôt, d’intervenir auprès du chef politico-militaire de la zone pour leur permettre de se déplacer armés. Celui-ci me refusa l’autorisation. Peu avant cette réunion, Julián Huamaní Yauri, candidat de Liberté à un parlement régional, avait senti à minuit qu’on escaladait le toit de sa maison et s’était sauvé dans la rue. La seconde fois, le 4 mars 1990, il n’eut pas le temps de fuir. Il fut surpris à la porte de chez lui, en plein jour, et après lui avoir tiré dessus, ses assassins s’éloignèrent tranquillement au milieu d’une foule à laquelle dix années de terreur avaient appris en pareille occasion à ne pas voir, entendre, ni lever le petit doigt. Je me rappelle le cadavre meurtri de Julián Huamaní dans son cercueil, cette matinée ensoleillée d’Ayacucho, et les pleurs de sa femme et de sa mère, une paysanne qui sanglotait sur ma poitrine en prononçant en quechua des mots que je ne pouvais comprendre.

L’autodéfense

La possibilité d’un attentat terroriste contre moi ou contre ma famille fut quelque chose que Patricia, mes fils et moi envisageâmes dès le début comme une réalité dont nous devions être conscients. Nous décidâmes de ne pas commettre d’imprudences, mais sans que cela entrave notre liberté de mouvement. Gonzalo et Morgana faisaient leurs études à l’étranger, de sorte que le risque pour eux se réduisait aux mois de vacances. Mais Alvaro était au Pérou, il était journaliste et porte-parole du Front, il attaquait jour et nuit l’extrémisme et le gouvernement et, en outre, il échappait continuellement au service de sécurité, si bien que Patricia et moi vivions toujours dans la hantise d’apprendre qu’on l’avait assassiné ou enlevé.

Il était évident que tant qu’on n’aurait pas mis fin à l’insécurité que la violence politique faisait régner dans le pays, les possibilités d’une amélioration économique étaient nulles, même si l’on freinait l’inflation et promulguait des lois incitatives. Qui allait venir ouvrir des mines, des puits de pétrole ou des usines s’il courait le risque d’être enlevé, assassiné, obligé de payer un impôt révolutionnaire et de voir dynamiter ses installations ? (Une semaine après avoir visité à Huacho, en mars 1990, la conserverie pour l’exportation Industrias Alimentarias S.A., dont le patron, un chef d’entreprise jeune et entreprenant, Julio Fabre Carranza, nous avait raconté comment il avait déjà échappé à un attentat, le Sentier Lumineux la détruisit de fond en comble, laissant sans travail mille ouvrières.)

Pacifier le pays était la priorité de mon programme, en même temps que la lutte contre l’inflation. Ce ne pouvait être seulement la tâche des policiers et militaires, mais de la société civile dans son ensemble, car c’est elle qui allait subir les conséquences si le Sentier Lumineux transformait le Pérou en Cambodge des Khmers rouges, le Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru, en Cuba. Laisser la lutte contre la terreur aux mains de policiers et militaires n’avait pas donné de résultat. Ou plutôt, cela avait eu des disparitions, les exécutions sans jugement avaient échaudé les populations, qui ne collaboraient aucunement avec les forces de l’ordre. Et sans l’aide civile un régime démocratique ne vient pas à bout d’un mouvement subversif.

Le gouvernement apriste avait aggravé la situation avec les groupes contre-terroristes, tels que le dénommé Commando Rodrigo Franco (nom d’un martyr apriste). Ces groupes qui, disait-on, étaient armés et dirigés depuis le ministère de l’Intérieur, avaient assassiné des avocats et des dirigeants syndicaux proches du Sentier Lumineux, mis des bombes dans des imprimeries et des institutions suspectes de complicité avec le terrorisme et harcelaient aussi les adversaires les plus acharnés du président, comme le député Fernando Olivera qui, depuis qu’il s’était mis en tête de dénoncer au Congrès l’acquisition de propriétés par Alan García, avait été l’objet de diverses menaces terroristes.

Ma thèse était qu’il fallait combattre la terreur, non par la terreur sournoise, mais à visage découvert et résolument, en mobilisant paysans, ouvriers et étudiants, et en plaçant les autorités civiles à leur tête. J’avais dit que, si j’étais élu, j’assumerais personnellement la direction de la lutte contre le terrorisme – pouvoir que la Constitution confère au président en tant que chef des armées –, que je remplacerais les chefs politico-militaires de la zone d’urgence par des autorités civiles, et que j’armerais des groupes d’autodéfense de paysans, encadrés par les forces armées, pour affronter les détachements du Sentier Lumineux. Ce n’était pas une politique inédite en Amérique latine. Elle avait été mise en pratique, au début des années 60, par le président Rómulo Betancourt au Venezuela contre la guérilla pro-cubaine, et avec succès, car la démocratie vénézuélienne était venue à bout de la subversion et était sortie renforcée de l’épreuve. (En revanche, en Uruguay, en Argentine et au Pérou où les gouvernements civils de l’époque avaient confié exclusivement aux militaires la responsabilité de combattre la guérilla, le résultat fut l’effondrement de la démocratie et l’instauration de dictatures.)

Au Pérou, les groupes d’autodéfense paysans avaient montré leur efficacité, dans le département de Cajamarca. Ils avaient nettoyé la campagne de voleurs de bestiaux, en travaillant en harmonie avec les autorités, et constitué un frein efficace contre le terrorisme, car jusqu’alors le Sentier et le MRTA n’avaient pu s’y implanter.

Dans toutes les communautés indigènes, coopératives et hameaux des Andes que j’ai visités, j’ai toujours trouvé chez les paysans une immense frustration de ne pouvoir se défendre contre les détachements terroristes, qu’ils devaient nourrir, habiller, aider dans leur logistique, et dont ils devaient appliquer les consignes parfois aberrantes, comme de ne produire que pour s’autosuffire et de se voir interdire tout commerce et foire agricole. L’aide à la subversion, en outre, exposait ces populations à des représailles, parfois implacables, de la part des forces de l’ordre. Maintes communautés avaient constitué des groupes d’autodéfense qui affrontaient au bâton, au couteau et au fusil de chasse les mitraillettes et fusils du Sentier Lumineux et du MRTA.

Les exactions des « forces de l’ordre »

Dans ma campagne je demandai aux Péruviens un mandat pour doter ces groupes d’autodéfense d’armes qui leur permettraient de se défendre de façon efficace contre ceux qui les décimaient littéralement (sur 20000 morts causées par la terreur jusqu’au milieu de l’année 1990, 90% étaient des paysans, les plus pauvres d’entre les pauvres du Pérou).

Cette thèse fut critiquée, surtout à l’étranger, où l’on dit qu’en armant les paysans j’ouvrirais les portes à la guerre civile (comme si elle n’existait pas déjà et que, dans une démocratie, ce sont les institutions policières et militaires qui sont chargées de rétablir l’ordre public, non les civiles. Cette dernière critique est légitime en théorie, pas en pratique. Dans une démocratie qui fait ses premiers pas, qu’il y ait des élections libres, des partis politiques et la liberté de la presse ne signifie pas que toutes les institutions soient démocratiques. La démocratisation de l’ensemble de la société est beaucoup plus lente et avant que syndicats, partis politiques, administration et entreprises commencent à agir comme on l’attend dans un État de droit, il faut beaucoup de temps. Et sans doute les institutions qui tardent le plus à apprendre à agir en démocratie, dans le cadre de la loi et en respectant l’autorité civile, sont-elles celles que les systèmes dictatoriaux, semi-dictatoriaux, voire démocratiques en apparence, ont habituées à l’arbitraire et à l’impunité : les forces politiques et militaires.

L’inefficacité démontrée par les forces de l’ordre dans la lutte contre la terreur au Pérou était due à divers facteurs. L’un d’eux, leur incapacité à se gagner la population civile et à en obtenir un appui actif, surtout dans l’information, ce qui est indispensable pour combattre un ennemi qui se dérobe, qui agit mêlé à la société civile, dont il surgit pour frapper et où il retourne pour se cacher. Et cette incapacité venait des méthodes utilisées souvent dans la lutte contre la subversion par des institutions qui n’étaient pas préparées à ce genre de guerre, si différente des conventionnelles, et qui se limitaient très souvent à suivre cette terrible stratégie : montrer aux populations qu’on pouvait être aussi cruel. Le résultat était qu’en bien des endroits, les forces de l’ordre inspiraient aux paysans autant de peur et d’hostilité que les bandes du Sentier Lumineux ou du MRTA. On ne peut ainsi venir à bout d’un mouvement terroriste qui a atteint les dimensions qui sont les siennes au Pérou, pas plus qu’on ne démocratise une société. En abdiquant leur responsabilité face au terrorisme et en confiant exclusivement aux policiers et militaires la tâche de le combattre, nos gouvernements avaient contribué à fragiliser le système démocratique péruvien et à perdre la confiance de millions de paysans.

Je me rappelle une conversation avec un évêque, dans une des villes de la zone d’urgence. C’était un homme jeune, d’allure sportive et très intelligent. Il appartenait au secteur appelé conservateur de l’Église, adversaire de la théologie de la libération et non suspect, par conséquent, de se prêter, comme certains religieux, à la propagande extrémiste. Je lui demandai de me dire, lui qui parcourait cette terre martyrisée et parlait avec tant de gens, tout ce qu’il y avait de vrai dans les exactions que l’on reprochait aux forces de l’ordre. Son témoignage fut accablant, surtout quant au comportement des PIPs (policiers en civil) : viols, vols, assassinats, horribles voies de fait contre les paysans et dans l’impunité la plus totale. Je me rappelle ses paroles : « Je me sens plus sûr en voyageant seul dans la campagne que protégé par eux. » Une démocratie débutante ne peut progresser si elle confie à ceux qui agissent ainsi la défense de la loi et de l’ordre.

Quoiqu’il faille aussi sur ce point éviter les simplifications. Et se rappeler que la défense des Droits de l’homme est l’une des armes qu’utilise le plus efficacement l’extrémisme pour paralyser les gouvernements qu’il veut renverser, en manipulant des personnes et des institutions bien intentionnées mais naïves. Au cours de ma campagne j’ai eu quelques réunions avec des officiers de marine et d’infanterie qui m’ont informé en détail, et sincèrement, je crois, de la situation de la guerre révolutionnaire au Pérou. De la sorte j’ai connu les conditions très difficiles, pour ne pas dire impossibles, dans lesquelles soldats et marins étaient obligés de mener à bien cette guerre, par manque d’entraînement adéquat, d’équipements, et en raison de la démoralisation que la crise économique causait dans leurs rangs.

Je me rappelle une conversation, à Andahuaylas, avec un jeune lieutenant qui rentrait d’une expédition de ratissage dans la zone. Ses hommes, m’expliqua-t-il, avait des munitions « pour un seul assaut ». Au second, ils n’étaient plus en condition de riposter. Quant aux vivres, on ne leur en avait pas donnés. (Dans les casernes, on avait réduit les rations de moitié l’an dernier.) Ils avaient dû s’arranger comme ils avaient pu, pour manger. « Vous devez penser que ces vivres, nous devions les payer aux paysans ? n’est-ce pas ? Avec quoi ? Je ne reçois plus ma solde depuis deux mois. Et ce que je gagne (moins de cent dollars par mois) ne me suffit même pas à subvenir aux besoins de ma mère, à Jaén. Les gratifications des soldats leur permettent tout juste d’avoir de quoi fumer. Expliquez-moi, je vous en prie, comment nous devons faire pour payer ce que nous mangeons quand nous partons en patrouille. »

L’inflation engendrée par la politique économique des dernières années a réduit les salaires réels des militaires, à l’égal du reste des serviteurs de l’État, en 1989, au tiers de ce qu’ils étaient en 1985. Les sommes consacrées à la lutte contre la subversion ont subi une diminution comparable. L’abattement et la frustration des officiers et des soldats engagés dans ce combat étaient immenses. Dans les casernes, sur les bases, le manque de pièces de rechange avait cloué au sol camions, hélicoptères, jeeps et toutes sortes d’armements.

Il existait, en outre, une sourde rivalité entre la police nationale et les forces armées. Celle-là s’estimait moins bien lotie que celles-ci et maints militaires et marins accusaient la Garde Civile de vendre ses armes aux trafiquants de drogue et aux terroristes (alliés dans la région de Huallaga). Les uns et les autres reconnaissaient que le terrible manque de ressources avait accru de façon dramatique la corruption des institutions militaires, ni plus ni moins que l’administration publique.

Dans ces conditions je fus convaincu que seule une participation résolue de la société civile aux côtés des forces de l’ordre pouvait renverser cette tendance où jusqu’à présent, depuis qu’elle avait éclaté en 1979, c’était la subversion qui gagnait des points et le régime démocratique qui en perdait. Mon idée était que, comme en Israël, les civils s’organisent pour protéger les centres de travail, les coopératives et les communautés, les services et voies de communication, et que tout cela se fasse en collaboration avec les forces armées mais sous la direction de l’autorité civile. J’étais sûr – je le suis – que cette étroite collaboration servirait – comme en Israël où il y a, sans doute, bien des choses à critiquer, mais aussi d’autres à imiter, parmi lesquelles la relation qui existe entre les forces armées et la société civile – non pas à militariser la société, mais à « civiliser » policiers et militaires, en comblant de la sorte la brèche causée par la méconnaissance mutuelle, pour ne pas dire l’antagonisme, qui caractérise au Pérou, comme en d’autres pays latino-américains, les rapports entre l’ordre militaire et le civil.

Dans notre programme de pacification, préparé par une commission, dirigée par une avocate – Amalia Ortiz de Zevallos – et composée de psychologues, sociologues, anthropologues et assistantes sociales, juristes et officiers, on envisageait le rôle des groupes d’autodéfense comme une partie d’un processus multiple qui visait à la récupération par la société civile de la zone d’urgence placée sous contrôle militaire. En même temps qu’on lèverait les lois d’exception dans la zone et que commenceraient à entrer en fonction les « groupes d’autodéfense », comme forces auxiliaires, des brigades volantes se rendraient là-bas, de juges, médecins, assistantes sociales, promoteurs agraires, maîtres, afin que le paysan ait plus de raisons de combattre le terrorisme que celles de la seule survie. J’avais décidé, en outre, si j’étais élu, de me transporter dans la zone d’urgence pour diriger de là-bas la mobilisation civile contre la terreur.

Menaces, intimidations, attentats

Vouloir faire de la lutte contre le terrorisme un des piliers de ma campagne – je fis un spot télévisé sur ce thème où l’on me voyait, entouré de paysans, dans un petit village andin, arrachant le drapeau du Sentier Lumineux et le remplaçant par celui du Pérou – donnait à penser que les risques d’un attentat contre moi devaient être pris au sérieux.

Au soir du 19 janvier 1989, un habitant du quartier Los Jazmines, qui jouxte l’aéroport de la ville de Pucallpa, vit deux inconnus sortir de buissons et courir, portant quelque chose, vers la piste d’atterrissage où les avions s’arrêtent et virent en direction du lieu de stationnement. L’un des deux vols en provenance de Lima venait d’atterrir. Les inconnus, voyant que celui qui venait d’arriver était d’Aero-Perú, rebroussèrent chemin. L’habitant courut alerter les gens de ce quartier qui avaient constitué une milice. Un groupe d’autodéfense armé de bâtons et de machettes alla vérifier ce que faisaient ces deux inconnus près de la piste. Ils les entourèrent, interrogèrent et quand ils prétendirent les conduire au commissariat, ceux-ci sortirent des revolvers et firent feu à bout portant. Sergio Pasavi eut les intestins perforés six fois ; José Vásquez Dávila eut le fémur broyé ; le coiffeur Humberto Jacobo, une clavicule fracturée, et Victor Ravello Cruz fut blessé dans la région lombaire.

Profitant du désordre, les inconnus prirent la fuite. Mais ils laissèrent sur place une bombe de deux kilos, de celles qu’on appelle « fromage russe », qui contenait de la dynamite, de l’aluminium, des clous, des chevrotines, des bouts de métal et une mèche courte. Cette bombe, ils allaient la jeter sur l’avion de la compagnie Fawcett, qui décolle de Lima en même temps que celui d’Aero-Perú, mais qui, ce jour-là, avait eu deux heures de retard. Je me trouvais dans cet avion, venant d’installer le comité Liberté de Pucallpa, parcourir la zone de l’Ucayali et célébrer un meeting au théâtre Rex de la ville.

Le groupe d’autodéfense conduisit ses blessés à l’hôpital régional et déposa plainte auprès du sous-chef de police, un major de la Garde Civile (le chef était parti à Lima), à qui il remit la bombe. Lorsqu’on vint m’avertir de l’incident, je me précipitai à l’hôpital pour rendre visite aux blessés. Horrible spectacle que celui de l’hôpital de Pucallpa, comme celui de tant d’autres au Pérou ! Des malades entassés les uns sur les autres, partageant les lits, dans des chambres constellées de mouches, et des infirmières et médecins faisant des miracles pour servir, opérer, soigner, sans médicaments, sans équipements, sans les conditions d’hygiène élémentaires. Après avoir fait le nécessaire pour que les deux hommes plus gravement blessés soient évacués sur Lima, je me rendis au commissariat de police. L’un des assaillants, Hidalgo Soria, âgé de 17 ans, avait été capturé et, d’après l’officier de la Garde Civile qui m’avait reçu, évasif et confus, il avait avoué appartenir au MRTA et reconnu que l’objectif de la bombe était l’avion Fawcett. Mais comme tant d’autres, le suspect ne fut jamais présenté devant les tribunaux. Les autorités de Pucallpa, chaque fois que la presse tâcha de savoir ce qu’il était devenu, répondirent de façon évasive et un jour, elles firent savoir que le juge l’avait remis en liberté parce qu’il était mineur.

Pour les fêtes de Noël 1989, Action Solidaire, une organisation du Mouvement Liberté que présidait Patricia et qui travaillait dans les « villages jeunes » et agglomérations humaines les plus défavorisées, organisa au stade Alianza Lima, le 23 décembre, un spectacle avec la participation d’artistes de cinéma, de radio et télévision, auquel assistèrent quelque 35 000 personnes. Peu après le début du spectacle, on m’avisa par radio qu’on avait trouvé une bombe à mon domicile et que le service de déminage de la Garde Civile s’en occupait, obligeant ma mère et mes beaux-parents, les secrétaires et les employés à sortir. La coïncidence de cette bombe et du spectacle du stade nous sembla suspecte – destinée sans doute à le faire échouer en nous obligeant à partir –, de sorte qu’avec Patricia et mes enfants nous restâmes à la tribune, jusqu’à ce que la fête prît fin.

Nous fûmes renforcés dans notre conviction qu’il s’agissait moins d’un véritable attentat que d’une opération psychologique lorsqu’à notre retour à Barranco, les démineurs de la Garde Civile nous assurèrent que la bombe – découverte par le gardien d’une école de tourisme jouxtant notre maison – n’était pas pleine de dynamite mais de sable.

Le dimanche 26 novembre 1989, un officier de marine habillé en civil entra chez moi, entouré de grandes précautions. Le rendez-vous avait été arrangé par un ami commun, Jorge Salmón, de vive voix, car mon téléphone était sur table d’écoute. Le marin arriva dans une voiture aux vitres opaques, qui entra directement au garage que nous avions débarrassé, sur ses instructions. Il venait me dire que le Service du Chiffre, auquel il appartenait, avait eu connaissance d’une réunion secrète tenue au musée de la Nation, du président Alan García, son ministre de l’Intérieur, Agustín Mantilla, soupçonné d’être l’organisateur des groupes contre-terroristes, le député Carlos Roca, le chef des services de sécurité de l’Apra, Alberto Kitazono et un haut dirigeant du MRTA. Et qu’on avait décidé au cours de cette réunion, mon élimination physique, en même temps que celle d’un groupe où figuraient Alvaro, Enrique Chersi et le député Francisco Belaúnde Terry. Les assassins feraient en sorte que cela soit imputé au Sentier Lumineux.

L’officier me fit lire le rapport que le Service du Chiffre avait adressé au commandant général de la marine. Je lui demandai quel degré de sérieux son service accordait à ce rapport. Il haussa les épaules et dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu. La rocambolesque conspiration parvint peu après, par l’intermédiaire d’Alvaro, aux oreilles de Jaime Bayle, un jeune journaliste de télé, qui osa la rendre publique, provoquant ainsi un grand remous. La marine démentit l’existence du rapport.

Ce fut l’une des nombreuses dénonciations d’attentats contre ma personne et ma famille que je reçus. Certains étaient si tirés par les cheveux qu’ils prêtaient à rire. D’autres étaient d’évidentes affabulations d’informateurs qui se servaient de ces prétextes pour arriver jusqu’au candidat. D’autres, comme les lettres anonymes, semblaient être des opérations psychologiques des partisans d’Alan García, destinées à nous démoraliser. Et il y avait les « dénonciations solidaires », de braves gens qui, en réalité, ne savaient rien de concret, mais s’imaginaient qu’on pouvait me tuer, et comme ils ne le voulaient pas, ils venaient me parler de vagues embuscades et de mystérieux attentats car c’était leur façon de me demander de prendre soin de moi.

Dans la dernière étape, cela prit de telles proportions qu’il fallut y mettre bon ordre. Je demandai à Patricia, María del Carmen et Lucía, qui tenaient mon agenda, de ne plus accorder de rendez-vous à tous ceux qui le demandaient pour « un sujet grave et secret concernant la sécurité du docteur » (au Pérou nous sommes tous docteurs).

On m’a souvent demandé si j’ai eu peur durant la campagne. De l’appréhension, bien souvent, mais davantage des projectiles contondants, ceux qu’on voit venir, que des balles ou des bombes. Comme ce soir tendu, à Casma, quand en montant à la tribune un groupe de contre-manifestants apristes nous bombarda, dans l’ombre, de pierres et d’œufs (l’un d’eux s’écrasa sur le front de Patricia). Ou ce matin, dans le quartier liménien de Tacora, où la bonne tête (dans les deux sens du mot) de mon ami Enrique Ghersi, qui se trouvait à mes côtés, arrêta la pierre qui m’était destinée (moi on me jeta seulement de la peinture rouge malodorante). Mais le terrorisme ne m’a pas empêché de dormir durant ces trois années, ni de faire et de dire ce que je devais.


[1] Cf. Mario Vargas Llosa, « Actualité de Karl Popper », La Règle du jeu, n°3, janvier 1991.


Traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan.