Voici la troisième et ultime volet du récit consacré par Mario Vargas Llosa à sa campagne pour les élections présidentielles péruviennes, – les deux précédents volets ont été publiés dans La Règle du jeu en janvier et mai 1992. Nous entrons, ici, dans la phase la plus « politicienne » de l’entreprise : celle où le candidat doit affronter, au-delà du simple combat électoral, les pièges qui lui sont tendus, parfois, à l’intérieur de son propre camp ; celle où les grands objectifs stratégiques risquent de se dissoudre dans les mille contingences et contraintes de la tactique quotidienne. Un écrivain peut-il réellement s’engager dans une telle lutte sans y perdre son âme ? – Ndlr

V – Le mouvement Liberté

Nous qui avions organisé les Rencontres, nous nous réunîmes fin septembre 1987, à l’initiative de Freddy Cooper, à l’atelier de Fernando de Szyszlo. Là, au milieu de tableaux à demi-peints et de masques et manteaux de plumes préhispaniques, nous échangeâmes des idées sur le mouvement Liberté. Il s’en dégagea qu’il fallait créer quelque chose de plus large et de plus souple qu’un parti politique, un mouvement capable de réunir ces indépendants qui s’étaient mobilisés contre la nationalisation, et de s’enraciner dans les secteurs populaires, surtout parmi les commerçants et chefs d’entreprise informels ; en dépit du triomphe de l’idéologie étatiste parmi les élites, il fallait prouver qu’il y avait chez le peuple péruvien un instinct « libertaire » – individualiste et entreprenant – qui avait déjà jeté, spontanément, les bases d’un capitalisme populaire. En même temps qu’il tentait d’organiser ces secteurs, le mouvement Liberté devrait élaborer un programme intégral de réforme, avec le concours de techniciens et professionnels qualifiés, et moderniser la culture politique du Pérou, en affrontant autant le collectivisme socialiste que le capitalisme mercantiliste, bref une réponse libérale.

Des buts fixés au cours de cette conversation de plusieurs heures sous le maléfice des tableaux de Szyszlo, le seul que nous menâmes à terme fut celui du programme. Le plan de gouvernement qu’élabora l’équipe présidée par Luis Bustamente Belaúnde a été conçu ce matin-là : un programme réaliste pour révolutionner les structures économiques et sociales, en finir avec les privilèges, le parasitisme, le protectionnisme, l’étatisme, ouvrir le pays au monde et créer une société libre où tous auraient accès au marché et vivraient sous la protection de la loi. Ce plan de gouvernement, plein d’idées, de connaissances, d’une volonté résolue de changement, animé en chacun de ses points de la décision d’en finir avec la pauvreté et de profiter des chances de notre temps pour que les Péruviens de toute condition puissent atteindre une vie décente, voilà pour moi, durant ces années-là, un motif de fierté. Quoique je n’aie contribué que par un appui « moral » au travail de Lucho Bustamente, de Raúl Salazar (qui, bien qu’appartenant au Sode et non à Liberté, fut chef de l’équipe économique du Front) et de dizaines d’hommes et de femmes qui, avec eux, consacrèrent d’innombrables jours et nuits à préparer le plan de gouvernement, voir le sérieux avec lequel ils travaillèrent, l’esprit qui les animait et comment, peu à peu, de leur effort surgissait l’ébauche d’un pays neuf, représenta pour moi un stimulant formidable. Chaque fois que j’assistais aux réunions du cabinet du plan de gouvernement, ou à celles des commissions spécialisées, même les plus techniques – notamment celles de la réforme minière, douanière, portuaire, administrative ou judiciaire – je me sentais justifié : la politique cessait d’être cette activité frénétique, vaine et souvent sordide qui occupait la majeure partie de mon temps et devenait activité intellectuelle, confrontation d’idées, imagination, idéalisme, générosité.

De tous les groupes sociaux que nous tentâmes d’attirer au mouvement Liberté, celui avec lequel nous eûmes le plus de succès fut celui d’où sortirent ces ingénieurs, architectes, avocats, médecins, chefs d’entreprise, économistes, techniciens et professionnels en général, qui intégrèrent les commissions du plan de gouvernement. Ils n’avaient pas fait de politique auparavant et n’avaient pas l’intention d’en faire à l’avenir. Ils aimaient leur profession et voulaient seulement pouvoir l’exercer favorablement dans un Pérou différent de celui qu’ils voyaient se défaire.

Réticents au début, ils furent bientôt convaincus que seul avec le concours de gens comme eux nous pouvions faire de la politique péruvienne quelque chose de plus décent et de plus efficace que ce qu’elle avait été. Entre cette réunion à l’atelier de Szyszlo et le 15 mars 1988 où nous inaugurâmes le local du mouvement Liberté, dans le quartier de La Magdalena, il s’écoula cinq mois d’efforts pour collecter des adhésions. Nous travaillâmes beaucoup, mais sans plan, à tâtons. Personne, dans le groupe initial, n’avait d’expérience d’activiste ni de dons d’organisateur. Et moi, moins que mes amis. Avoir passé ma vie à mon bureau, à inventer des histoires dans une solitude opiniâtre, ce n’était pas la meilleure préparation pour organiser un mouvement politique. Et mon bras droit dans cette tâche, Miguel Cruchaga, premier secrétaire général de Liberté, qui avait vécu reclus dans son cabinet d’architecte et était assez sauvage, n’était pas en état non plus de suppléer à mon inefficacité. Mais non par manque de dévouement : il fut le premier, dans un geste qu’on peut qualifier d’héroïque, à abandonner sa profession pour se consacrer à temps complet au mouvement. D’autres en feront de même, s’arrangeant comme ils le pourront ou subsistant grâce à l’aide que Liberté réussira à leur donner.

Les « journées de la Liberté »

Attirer les jeunes, leur montrer que la véritable révolution pour un pays comme le nôtre c’était de remplacer l’arbitraire et la toute-puissance par le règne de la loi et les convaincre que nous pouvions faire du Pérou un pays prospère et moderne avec une réforme libérale, telle était ma plus grande ambition. Des amis et sympathisants invitaient des jeunes gens du coin, Miguel Cruchaga et moi leur parlions, répondions à leurs questions et provoquions des discussions qui se prolongeaient très tard. L’une de ces réunions eut lieu chez Gladys et Carlos Urbina, qui deviendront ensuite les grands animateurs de Mobilisation et parcourront le Pérou en préparant, avec une vingtaine de jeunes, les meetings de Liberté ; une autre eut lieu chez Bertha Vega Alvear qui, avec un groupe de femmes, allait fonder peu après la plus précieuse création du mouvement : Action solidaire.

Un de nos buts fut aussi de récupérer et ressusciter ces intellectuels, journalistes ou hommes politiques qui, par le passé, avaient défendu des thèses libérales, en polémiquant contre socialistes et populistes et en opposant la théorie du marché libre à la marée de paternalisme et de protectionnisme qui submergea le Pérou. Pour cela et pour donner dès le départ à notre entreprise un caractère culturel, nous organisâmes les « Journées de la Liberté ».

Elles duraient de neuf heures du matin à neuf heures du soir. Il y avait des expositions destinées à montrer, chiffres à l’appui, comment les nationalisations avaient appauvri le pays, en augmentant la discrimination et l’injustice, et comment l’interventionnisme, outre qu’il avait détruit l’industrie, nuisait aux consommateurs et favorisait de petites mafias que le système de quotas et de dollars préférentiels enrichissait sans qu’elles aient à rivaliser ni à servir le public. On y expliquait l’« économie informelle » comme une réponse des pauvres à la discrimination dont ils étaient victimes de la part d’une légalité chère et sélective, à laquelle n’accédaient que ceux qui avaient de l’argent ou de l’influence, et on défendait ces vendeurs ambulants, artisans, commerçants et chefs d’entreprise informels, d’origine modeste, qui avaient démontré bien souvent, notamment dans le domaine des transports et des logements, plus d’efficacité que l’État et, souvent, que les chefs d’entreprise à proprement parler.

Au cours de ces journées, à travers la critique du socialisme et du capitalisme mercantiliste on voulait prouver l’identité profonde de systèmes qui, sous leurs divergences apparentes, avaient pour dénominateur commun le rôle prépondérant de l’État, « planificateur » de l’activité économique et dispensateur de privilèges. D’où la nécessité de réformer cet État, en le renforçant, en l’affaiblissant, en le technicisant et le moralisant, exigence de base pour le développer.

Il y avait aussi toujours quelques expositions sur ces pays du tiers-monde où des politiques de marché, l’encouragement des exportations et de l’entreprise privée avaient produit une croissance rapide, comme les quatre dragons asiatiques – la Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong et Singapour – ou le Chili. Dans tous ces pays, les réformes économiques plus ou moins libérales étaient en flagrante contradiction avec l’action répressive et dictatoriale de leurs gouvernements et au cours de ces journées nous nous efforcions de montrer que cela n’était ni acceptable ni nécessaire, comme le croyaient d’aucuns. La liberté devait être comprise comme un tout indivisible, en politique et en économie. Et ce devait être la raison d’être du mouvement Liberté : persuader le peuple péruvien de la justesse de ces idées et pour elles gagner un mandat électoral qui nous permît de les matérialiser en un régime civil et démocratique. Ce fut l’une des thèses que je défendis avec le plus de force au cours de la campagne : une grande réforme libérale était possible en démocratie, à condition qu’une majorité sans équivoque votât pour elle. Aussi était-il indispensable d’être transparent, en expliquant par le détail ce que nous voulions faire et le prix pour y parvenir. Seule cette méthode nous donnerait la force nécessaire pour « le grand changement ».

Les vices des partis

Nous célébrâmes la première journée à l’hôtel Crillon de Lima, le 6 février 1988 ; la seconde, le 18, à la hacienda San José, de Chincha, consacrée aux thèmes agraires et dont l’organisatrice, Rocío Cillóniz, deviendra ensuite dirigeante nationale de Liberté ; le 26, à Arequipa ; une journée de la Jeunesse, à Lima, le 5 mars ; le 12, une journée au « village jeune » de Huáscar, sur l’économie informelle, et le 14, une journée de la Femme où participa pour la première fois une économiste qui allait devenir l’un des leaders du mouvement, Beatriz Merino.

Au cours de ces journées nous réussîmes à recueillir des centaines d’adhésions, mais l’essentiel se produisit sur le plan des idées. Pour beaucoup il était insolite qu’une organisation politique au Pérou prônât sans complexe le marché libre, défendît le capitalisme comme plus efficace et plus juste que le socialisme et comme seul système capable de préserver les libertés, vît en l’entreprise privée le moteur du développement et revendiquât une « culture du succès » au lieu de celle du ressentiment et de l’assistance étatique que défendaient tout à la fois marxistes et capitalistes, quoiqu’avec une rhétorique différente. Le mot capitalisme était devenu tabou, sauf pour le tourner en dérision. (Je me souviens des chaudes recommandations des populistes et « pépécistes » de ne jamais l’utiliser dans les discours.)

Le public de ces journées se partageait en groupes d’étude et de discussion de huit ou dix personnes, puis, après les exposés, nous tenions une assemblée générale. A la fin, Miguel Cruchaba me présentait en une ardente invocation et nous chantions, pour finir, cette chanson de la place San Martín qui devint l’hymne du mouvement Liberté.

La distinction entre « mouvement » et « parti » qui nous avait occupé un bon moment à l’atelier de Szyszlo parut trop subtile pour la réalité péruvienne ou, pour mieux dire, nos mœurs politiques. Car malgré son nom, dès le départ, Liberté ne fonctionna pas différemment d’un parti. L’immense majorité des membres le ressentit ainsi et pas moyen de les en dissuader. D’où des situations amusantes qui révélaient des habitudes enracinées dans la psychologie nationale par la faute de l’habituel « clientélisme ». Comme la seule idée de la carte était associée à ce système, que les gouvernements d’Action populaire autant que ceux de l’Apra avaient mis en pratique, en privilégiant aux postes publics et en dispensant les faveurs à leurs propres adhérents (qui pouvaient montrer leur carte), nous décidâmes que le mouvement n’aurait pas de cartes. L’inscription se ferait sur une simple feuille de papier.

Il fut impossible de faire passer cette idée, surtout dans les milieux populaires, où les « libertaires » se sentaient en infériorité par rapport aux apristes, communistes, socialistes, etc., qui pouvaient exhiber leur belle carte pleine de timbres et de couleurs. La pression pour délivrer des cartes, exercée sur nous par le Comité exécutif, provenant des secteurs Jeunesse, Mobilisation, Action solidaire et des comités de province et de district fut inflexible. Nous expliquâmes encore et toujours que nous voulions être différents des autres partis et éviter que demain, si nous étions au pouvoir, la carte de Liberté soit utilisée de façon abusive, mais ce fut en vain. Car je découvris dans les quartiers et villages que nos comités avaient commencé à délivrer des cartes, avec force couleurs, drapeaux, signatures, certaines même avec mon visage imprimé ! Les considérations de principe se brisaient sur l’argument des activistes : « Si on ne leur donne pas de carte, ils ne s’inscrivent pas. » De sorte qu’à la fin de la campagne il n’y avait pas une carte du mouvement Liberté, mais tout un échantillonnage confectionné selon le goût et le caprice de la base.

Le philosophe Francisco Miró Quesada, un vieil ami, qui me rendait visite de temps en temps ou m’écrivait de longues lettres pour me faire part de suggestions politiques, avait été pendant un certain temps dirigeant d’Action populaire. Ses expériences l’avaient conduit à la déprimante conclusion qu’il était chimérique de donner à un parti politique au Pérou – voire dans toute l’Amérique latine – une structure démocratique. « De gauche à droite, nos partis sont pleins de coquins », soupirait-il. Le mouvement Liberté ne fut pas plein de coquins, car heureusement ces personnes qu’on surprit la main dans le sac – l’argent, toujours ! – et qu’on dut écarter ne furent qu’une poignée dans une masse qui, peu avant le premier tour, dépassait les cent mille inscrits ; mais il n’arriva pas à être l’institution moderne, populaire et démocratique que j’imaginai. Dès le départ, il contracta les vices des partis politiques péruviens : despotisme, clans, influences. Il y avait des groupes qui s’emparaient des comités et s’y enkystaient, se fermant sur eux-mêmes, sans permettre la participation de personne d’autre. Ou alors des rivalités internes le paralysaient, ce qui faisait fuir les gens de valeur qui, bien que sympathisant avec nos idées, ne voulaient pas perdre leur temps en intrigues et querelles de clocher.

Il y eut des départements, comme Arequipa, où le groupe organisateur, un ensemble d’hommes et de femmes jeunes et homogènes, réussit à créer une infrastructure efficace. D’autres, comme La Libertad, où le groupe initial se fractionna en deux, puis en trois clans rivaux qui se firent la guerre pendant deux ans pour dominer le comité départemental, ce qui, naturellement, l’empêcha de s’étendre. Et il y en eut d’autres, comme Puno, où nous commîmes l’erreur de confier l’organisation à des personnes sans aptitude ni solvabilité morale. Je n’oublierai pas, lors d’une visite aux communautés de l’Altiplano, l’attitude de notre secrétaire départemental qui traitait les paysans avec la supériorité des anciens caciques.

Les caciques

Que Liberté soit représenté, en certains lieux, par des dirigeants si peu appropriés, voilà qui mérite explication (non justification). Nous recevions des adhésions de province, de groupes ou de personnes qui se proposaient de jeter les bases du mouvement, et dans notre impatience à couvrir tout le pays, nous acceptions ces propositions sans les passer au crible, tombant juste parfois, mais d’autres fois nous trompant lamentablement. Cela aurait dû être corrigé par des déplacements systématiques des dirigeants nationaux à l’intérieur du pays, pour faire, sur le terrain, ce travail de base, obscur, missionnaire, très souvent assommant, de l’activiste, indispensable si l’on veut bâtir une organisation politique avec des cadres qui personnifient l’idéal.

Nous ne l’avons pas fait, du moins pas au cours de notre première année d’existence, et c’est ce qui explique que le mouvement Liberté, en maints endroits, soit né tordu. Après, il fut difficile de le redresser. J’ai bien vu ce qui allait se passer, mais je n’ai pu y remédier. Mes exhortations, plaintives ou furibondes, au Comité exécutif et à la Commission politique, pour que les dirigeants se rendent en province furent peu efficaces. Ils voyageaient avec moi, pour les manifestations, mais ces visites au pas de charge ne servaient pas à l’organisation. Les raisons pour lesquelles ils renâclaient n’étaient pas tant le terrorisme que les inconvénients infinis, à cause de la détérioration nationale, par lesquels il fallait passer en voyageant. Je leur expliquais que leur vocation sédentaire aurait des conséquences déplorables. Ce qui ne manqua pas. À quelques rares exceptions, l’organisation de Liberté à l’intérieur du pays – s’avéra peu représentative et peu démocratique. Dans nos comités régna et trôna également cette figure immortelle : le cacique.

J’en ai connu beaucoup durant ces trois ans, de la côte, de la montagne ou de la forêt, tous taillés sur le même modèle. Ils étaient, avaient été ou irrémédiablement seraient sénateurs, députés, maires, préfets, sous-préfets. Leur énergie, habileté, machiavélisme et imagination se concentraient vers un seul but : acquérir, retenir ou récupérer une parcelle de pouvoir par tous les moyens licites ou illicites à leur portée. Tous pratiquaient ardemment la philosophie morale qu’un politicien péruvien synthétisa de la sorte : « Vivre hors du Budget c’est vivre dans l’erreur. » Ils avaient tous une petite cour ou une suite de parents, amis et protégés qu’ils présentaient comme des dirigeants populaires – des maîtres d’école, des paysans, des travailleurs, des techniciens – qu’ils installaient dans les comités qu’ils présidaient. Ils avaient tous changé d’idéologie et de parti comme l’on change de chemise et ils avaient tous été ou seraient un jour apristes, populistes et communistes (les trois principales forces distributrices de prébendes dans l’histoire contemporaine du Pérou). Ils étaient toujours là, m’attendant, sur les chemins, dans les gares ou les aéroports, avec des bouquets de fleurs et des orchestres, et les premiers bras qui m’étreignaient partout où j’arrivais étaient les leurs, avec le même amour illimité qu’ils avaient témoigné au général Velasco, à Belaúnde, à Barrantes, à Alan García, et ils s’arrangeaient toujours pour être à mes côtés dans les tribunes, le micro à la main, jouant les présentateurs de meeting et pour se faire photographier avec moi dans les journaux ou se faire filmer à la télé. C’étaient toujours eux qui, après les manifestations, tentaient de me prendre sur leurs épaules – coutume ridicule des politiciens péruviens imitée de celle des toreros et dont je me suis toujours défendu, même parfois à coups de pied – et encore eux qui offraient agapes, banquets et pachamancas[1] qu’ils accompagnaient de discours fleuris. Ils étaient le plus souvent avocats, mais aussi patrons de garage ou de compagnie de transport, ou ex-policiers, ex-militaires, avec toujours, j’en jurerais, la même apparence, avec leur costume cintré, leur petite moustache parlementaire et leur verbe sucré et tonitruant, torrentiel à la moindre occasion.

Je me rappelle l’un d’eux, emblème de la caste, à Tumbes. Chauve, souriant, dent en or, quinquagénaire, il se présenta à moi lors de ma première visite en décembre 1987. Il descendit d’une voiture fumante, entouré d’une demi-douzaine de personnes qu’il définit ainsi : « Les pionniers du mouvement Liberté, docteur. Et moi leur timonier, pour vous servir. » Je sus par la suite qu’il avait été, auparavant, timonier de l’Apra, puis d’Action populaire, parti qu’il quitta pour se mettre au service de la dictature. Et après avoir rejoint nos rangs, il se décarcassa pour être le dirigeant de l’Union civique indépendante, de Francisco Díez Canseco, et enfin, de notre allié, le Sode, qui le proposa pour une candidature régionale du Front démocratique.

Toréer, tolérer les caciques, m’en servir, voilà ce que je n’ai jamais su faire, preuve supplémentaire que j’assumais une tâche pour laquelle je n’avais pas de talent. La gêne et l’impatience qu’ils produisaient sur moi, eux qui représentaient au niveau provincial tout ce que j’aurais voulu que ne soit pas la politique au Pérou – cette chose sale, intéressée et amorale – je suis sûr qu’ils le lisaient sur mon visage quand nous étions ensemble. Il n’empêche, en maintes provinces les comités du mouvement Liberté tombèrent aux mains des caciques. Comment changer quelque chose d’aussi intimement lié à notre nature, quelque chose que nous avions intériorisé jusqu’à l’intégrer à notre politique ? Et quel effet cela aurait-il à l’avenir, au gouvernement ?

L’économie informelle

Mon idée avait été de constituer, en province, comme à Lima, des noyaux organisateurs indépendants sans passé politique, avec un prestige professionnel et civique qui attirât l’adhésion populaire autant que nos idées, et de convoquer dès qu’il y aurait eu un bon nombre d’adhérents des élections d’où seraient sorties des équipes sans tache. À Arequipa, à Piura et en d’autres rares villes cela put se faire, mais fréquemment ce furent les caciques qui constituèrent ces noyaux organisateurs, qui convoquèrent les élections – après s’y être opposés tant qu’ils purent – et qui se firent élire dans des scrutins très souvent discutables. Il en est toujours allé ainsi dans les partis politiques du Pérou. Mais que cela arrive aussi dans le cas du mouvement qui avait la prétention d’assainir notre démocratie ne manquait pas d’être inquiétant.

L’organisation de Liberté à Lima fonctionna mieux. Le premier secrétaire départemental, Victor Guevara, appuyé par une équipe où brillait un jeune homme qui venait d’achever ses études d’architecte, Pedro Guevara, fit un travail intense, réunissant les adhérents de chaque quartier, constituant les premiers noyaux avec les meilleures gens et préparant les élections. Quand Rafael Rey le remplaça, nous avions dans la capitale plus de cinquante mille adhérents répartis dans presque tous les arrondissements. L’implantation était beaucoup plus importante dans les quartiers à haut et moyen revenus que dans les quartiers populaires, mais au cours des mois suivants nous réussîmes également à nous implanter sur ce terrain.

Je garde une image très vive de notre première tentative dans les « villages jeunes ». Un groupe d’habitants de Huáscar, à San Juan de Lurigancho, écrivit une lettre à Miguel Cruchaga et nous leur proposâmes d’organiser là où ils vivaient une journée de la Liberté. Nous y allâmes, un samedi de mars 1988. En arrivant à la cuisine populaire où ils nous avaient donné rendez-vous, au bout d’un terrain rocailleux, il n’y avait personne. Apparut, peu à peu, une cinquantaine de personnes : des femmes nu-pieds, avec des nourrissons, un ivrogne acclamant l’Apra, des chiens qui se fourraient dans les pieds des orateurs. Et il y avait là, aussi, María Prisca, Octavio Mendoza et Juvencio Rojas qui allaient former le premier Comité de Liberté au Pérou, quelques semaines plus tard. Felipe Ortiz de Zevallos expliqua comment, en débureaucratisant l’État et en simplifiant l’onéreux système légal existant, les commerçants et artisans informels des « villages jeunes » pourraient travailler dans la légalité, qui deviendrait un droit accessible à tous, et entraînerait le bien-être populaire. Nous y avons amené aussi un chef d’entreprise, qui avait commencé de façon informelle comme de nombreux participants, qui avaient rencontré tant de frustrations et d’échecs, afin qu’ils voient que le succès était aussi possible.

Nous avions avec nous, à San Juan de Lurigancho, un groupe de femmes qui, depuis la campagne contre la nationalisation, travaillaient avec un enthousiasme indomptable pour Liberté. Elles avaient fait des drapeaux et des banderoles, convoyé les gens aux meetings, recueilli des signatures, et ces jours-ci elles balayaient, lessivaient, astiquaient la maison que nous venions de louer sur l’avenue Javier Prado pour qu’elle soit prête pour l’inauguration, le 15 mars. Ce local, siège du mouvement, devait fonctionner surtout grâce à des femmes comme elles, les volontaires qui restaient là matin, midi et soir, recueillant les adhésions, manipulant l’ordinateur, écrivant des lettres, aidant au secrétariat, s’occupant des achats, du nettoyage, de l’intendance compliquée d’un local politique.

Six d’entre elles, avec à leur tête María Teresa Belaúnde, décidèrent, peu après la jolie fête de l’inauguration, vers la fin de l’été 1988, de travailler dans les « villages jeunes » et agglomérations humaines de la périphérie de Lima. Dans cette immense ceinture urbaine où arrivent les émigrés des Andes – paysans qui fuient la sécheresse, la faim, la terreur – on peut lire d’après le matériel des constructions – briques, planches, conserves et nattes –, comme sur des couches géologiques, l’ancienneté des migrations qui sont le meilleur baromètre du centralisme et du grand échec économique national. On trouve là les pauvres et les misérables qui constituent les deux tiers de la population de Lima et qui vivent les problèmes les plus aigus : le manque de gîte, d’eau et d’égout, de travail, d’assistance médicale, d’alimentation, de transport, d’éducation, d’ordre public, de sécurité. Mais ce monde, si plein de souffrance et de violence, bouillonne aussi d’énergie, d’ingéniosité et de volonté de survie : c’est là que vit le jour ce « capitalisme populaire » de l’économie informelle qui, s’il prenait conscience politique de ce qu’il représentait, pouvait – c’était mon grand espoir – devenir le moteur d’une révolution libérale.

« Action solidaire »

Ainsi est née Action solidaire. Au début, il y avait seulement six femmes ; deux ans et demi plus tard elles étaient trois cents et représentaient, dans tout le Pérou, quelque cinq cents personnes ; car l’exemple des « libertaires » de la capitale s’étendit à Arequipa, Trujillo, Cajamarca, Piura et à d’autres villes. Ce n’était pas une œuvre de bienfaisance, mais du militantisme politique qui traduisait en faits la philosophie selon laquelle il fallait donner aux pauvres les moyens de sortir de la pauvreté par eux-mêmes. Action solidaire aida à organiser des ateliers, des négoces, des entreprises, mit sur pieds des cours de formation artisanale et technique, prospecta des crédits pour des travaux publics choisis par les habitants et prêta une assistance administrative et technique durant leur exécution. Grâce à son effort surgirent des dizaines de commerces, de boutiques d’artisanat et de petites industries dans les arrondissements les plus indigents de Lima, ainsi que d’innombrables plannings familiaux et crèches. On construisit des écoles, des dispensaires, ou ouvrit des rues et des avenues, on installa des points d’eau, on mena même à bien l’irrigation dans la communauté de Jicamarca. Tout cela grâce à l’effort privé, sans aucun appui officiel et, plutôt, dans l’hostilité déclarée de cet État que le gouvernement d’Alan García avait transformé en succursale du parti Apriste.

De même, me réunir avec les commissions du plan de gouvernement, visiter les ateliers de cuisine, mécanique, couture, textile, travail du cuir, etc., les cours d’alphabétisation, de secourisme, de commerce de planning familial et les travaux de construction d’Action solidaire, constituait pour moi une bouffée d’air frais et d’enthousiasme. Si tout cela avait pu naître de l’enthousiasme de quelques-uns, que n’obtiendrions-nous pas quand l’État tout entier se consacrerait à promouvoir l’initiative au lieu de l’asphyxier ?

Je parle des femmes d’Action solidaire, parce que ce furent elles qui animèrent essentiellement cette branche du mouvement, même si beaucoup d’hommes collaborèrent avec elles, comme le docteur José Draxl, qui coordonna les cours de santé, l’ingénieur Carlos Hara, responsable des travaux de développement communal, et l’infatigable Pedro Guevara, qui assuma la tâche dans les zones les plus reculées et déprimées comme un apostolat religieux. Maintes « libertaires » virent leur vie changer en s’impliquant dans Action solidaire. Car bien peu avaient eu, avant d’adhérer au mouvement, la vocation et la pratique du service social de la principale dirigeante, María Teresa Belaúnde. C’étaient, pour la plupart, des maîtresses de maison, de familles aux revenus plus ou moins élevés, qui jusqu’alors, comme tant de personnes de ces secteurs, avaient mené une existence plutôt vide, voire frivole, aveugles et sourdes devant le volcan en ébullition qu’est le Pérou du sous-développement et de la misère. Commencer à côtoyer quotidiennement ceux qui vivaient dans l’ignorance, la maladie, le chômage et soumis à de multiples violences, assumer un engagement qui était autant éthique que politique et social les transforma en peu de temps en personnes lucides sur le drame péruvien et fit naître chez elles la décision d’agir pour y remédier par la voie de la liberté. J’inclus parmi elles ma propre femme. J’ai vu Patricia se transformer, en travaillant à Action solidaire et à ce qui sera son meilleur fruit, le PAS (Programme d’Appui Social), ambitieux projet du plan de gouvernement pour contrebalancer les effets de la nationalisation et l’assainissement de l’économie dans les secteurs en dépression. Malgré toute sa haine pour la politique, elle arriva à se passionner pour ce travail dans les « villages jeunes », où elle passa de nombreuses heures durant ces années-là, en mettant son petit grain de sable et se préparant à m’aider dans ma tâche pour gouverner ce terrible pays qu’est le Pérou.

Les femmes d’Action solidaire n’avaient pas de vocation politique, mais j’espérais qu’au moins certaines contracteraient le virus et assumeraient plus tard des responsabilités publiques. Avec de telles personnes, on pouvait changer la nature de la politique péruvienne. Voir ce qu’elles faisaient, découvrir la rapidité avec laquelle elles entrèrent dans la problématique de la marginalité et devinrent d’excellentes promotrices sociales – sans elles le mouvement n’aurait jamais pris pied dans les « villages jeunes » – était un contraste rafraîchissant avec les trafics des caciques ou les intrigues au Front démocratique. Quand, début 1990, nous élaborâmes les listes parlementaires, en utilisant la faculté qu’on m’avait donnée au Congrès de Liberté, je tentai de convaincre deux des plus zélées dirigeantes d’Action solidaire, Diana de Belmont et Nany de Balarin, d’être nos candidates à un siège de député à Lima. Mais toutes deux refusèrent d’échanger, pour un siège au Congrès, leur travail dans les quartiers du « cône Sud ».

Les voleurs

Depuis les jours de la place San Martín le problème de l’argent avait surgi. Organiser des meetings, ouvrir des permanences, faire des tournées, monter une infrastructure nationale et soutenir une campagne de trois ans coûte beaucoup d’argent. Traditionnellement, au Pérou, comme dans maints pays du tiers-monde, les campagnes électorales n’occasionnent pas seulement de grands frais. Elles servent aussi à ce que sous son couvert une partie de l’argent réuni finisse dans les poches des coquins, qui abondent dans tous les partis et les fréquentent très souvent à cette fin. Il n’y a pas de lois pour réguler le financement des partis ni des campagnes, et quand elles existent c’est lettre morte. Au Pérou ces lois n’existent pas encore. Des individus et des entreprises donnent de l’argent, discrètement, aux candidats – à plusieurs à la fois, ce n’est pas rare, selon leur cote dans les sondages – comme un investissement pour l’avenir, pour s’assurer plus tard les prébendes qui sont le pain quotidien du mercantilisme : permis d’importation, exonérations, concessions, monopoles, commissions, tout ce réseau discriminatoire sur lequel fonctionne une économie contrôlée. Le chef d’entreprise ou l’industriel qui ne « collabore » pas à la campagne sait qu’au lendemain le parti vainqueur siégeant au gouvernement peut prendre sa revanche et qu’il sera désavantagé par rapport à ses concurrents. Aussi, beaucoup, sinon tous, se sentent obligés de patronner ce système.

Tout cela, notamment les affaires protégées par le pouvoir de ceux qui occupent la présidence, les ministères et les charges importantes de l’administration, est quelque chose de tellement généralisé que l’opinion publique en est venue à s’y résigner comme à une fatalité ou une loi naturelle contre laquelle il serait inutile de se révolter : cela a-t-il un sens de protester contre le mouvement des astres ou la loi de la pesanteur ? Corruption, trafics, profiter d’un poste public pour s’enrichir, voilà qui est inhérent à la politique péruvienne depuis longtemps. Mais durant le gouvernement d’Alan García tous les records ont été battus : la chute brutale des revenus incitait à la malhonnêteté et le système de contrôles et de subventions, de quotas et de licences, donnait un semblant de légitimité à la fripouillerie (dans bien des cas il avait été conçu pour la rendre possible). Certains de ces favorisés d’alors, avec les fameux dollars « MUC » (sous-évalués) pour importer sucre, riz, bœufs, machines-outils – une seule de ces licences pouvait rendre riche un commerçant et elles étaient octroyées dans un ministère ou au palais en totale impunité –, avaient acheté ces faveurs à l’avance, en collaborant à l’Apra au cours de la campagne électorale de 1980.

Je voulais en finir avec cet épiphénomène de notre sous-développement. Car sans une moralisation du pouvoir et des politiciens, la démocratie ne survivrait pas au Pérou ou resterait en herbe et caricaturale. Il y avait également une raison plus intime : les canailles et la canaillerie associées à la politique me donnent la nausée. C’est l’une des faiblesses humaines pour laquelle je ne suis pas tolérant. Voler quand on siège au gouvernement, se remplir les poches grâce au pouvoir dans un pays où la démocratie est encore au berceau m’a semblé une circonstance aggravante du délit. Car rien ne sape son prestige et ne travaille à sa chute autant que la corruption. Quelque chose en moi se soulève démesurément face à cette utilisation délictueuse du pouvoir obtenu par les voix de gens ingénus et pleins d’espoir, pour s’enrichir et enrichir ses copains. C’est aussi pourquoi mon opposition contre Alan García fut si dure : sous son gouvernement la canaillerie politique se généralisa au Pérou jusqu’au vertige.

Ce sujet me réveillait parfois la nuit, dans l’angoisse. Comment empêcher, si j’étais président, que la canaille dans mon gouvernement fasse des siennes ? J’en parlai avec Patricia et avec les amis de Liberté d’innombrables fois. En finir avec les voleurs était aussi urgent que mettre fin au terrorisme. Et sur une page de mon agenda je portais toujours cette réflexion : « Tant que nous n’en finirons pas avec eux, rien ne changera au Pérou, quand bien même aurions-nous le meilleur plan de gouvernement et les meilleures équipes. Il faut châtier les voleurs, dès le premier jour. Ceux qui maintenant volent avec Alan García et ceux qui essaieront de voler avec nous. Il faut faire, dès le début, un précédent qui les effraie et les fasse fuir. »

En finir avec l’interventionnisme étatique dans l’économie réduirait, évidemment les manigances. Ce ne seraient plus des ministres ou des directeurs de cabinet qui décideraient, par décrets, du succès ou de l’échec des chefs d’entreprise, mais les consommateurs. Et ceux-là, pas moyen de les corrompre. Ce ne seraient plus les fonctionnaires qui fixeraient la valeur des devises, mais le marché. Il n’y aurait plus de quotas pour importer et exporter. Et la privatisation des entreprises de l’État empêcherait, de façon drastique, fonctionnaires et gouvernants de faire des malversations. Mais il ne fallait pas se leurrer : tant que ne fonctionnerait pas une authentique économie de marché, il y aurait de multiples occasions pour les petits trafics. Et même après, le pouvoir donnerait toujours à ses détenteurs l’occasion de vendre quelque chose et de tirer bénéfice de l’information privilégiée détenue par celui qui gouverne. Un pouvoir judiciaire efficace et incorruptible est le meilleur frein contre ces excès. Mais notre justice était aussi rongée par la corruption, surtout ces dernières années où le salaire des juges avait été réduit, en valeur réelle, des deux tiers. Il fallait, donc, sur ce terrain, se préparer à une guerre sans merci. Mais gagner celle-ci serait plus difficile que la précédente, parce que là, l’ennemi n’était pas seulement dans la bande adverse, mais également tapi parmi les partisans.

Le financement de la campagne

Avant tout, il fallait annuler les risques de canaillerie avec les fonds de la campagne, et empêcher que le présent ne compromette l’avenir. Je décidai de ne pas connaître ceux qui faisaient des dons et cotisaient pour Liberté et le Front démocratique ni à combien se montaient les sommes versées, pour ne pas avoir plus tard, si j’étais président, à me sentir inconsciemment prédisposé en faveur des donateurs. Et je nommais Felipe Thorndike Beltrán, seul habilité à recevoir l’aide économique pour la campagne. Pipo Thorndike, ingénieur des pétroles, chef d’entreprise et agriculteur, avait été l’une des victimes de la dictature du général Velasco, qui l’avait exproprié. Il avait dû s’expatrier. À l’étranger il avait reconstitué ses affaires et sa fortune et en 1980, avec une obstination aussi grande que son amour pour sa terre, il était rentré au Pérou avec son argent et sa volonté de travailler. J’avais confiance en son honnêteté, que je savais aussi grande que sa générosité – il fut un de ceux qui, depuis les jours de la place San Martín, s’était consacré à travailler à plein-temps à mes côtés –, aussi lui confiai-je cette tâche si difficile et absorbante. Et je constituai un comité de personnes dont la probité était indiscutable pour superviser les frais de la campagne : Freddy Cooper, Miguel Cruchaga, Fernando de Szyszlo, Miguel Vega Alvear et la secrétaire d’administration du mouvement Liberté, Rocío Cillóniz. J’interdis à tous de me donner toute information relative à ce qui se recevait et se dépensait, et leur fixai comme seules règles : ne pas accepter d’argent de gouvernements étrangers ni de compagnies (les dons devaient être faits à titre personnel). Ces dispositions furent respectées au pied de la lettre. Je fus très rarement consulté ou informé à ce sujet. (Une exception, ce jour où Pipo ne put s’empêcher de me dire, ému, que le chef du plan de gouvernement du Front – à qui j’avais décidé de confier le portefeuille de premier ministre si j’étais élu –, Luis Bustamente Belaúnde, lui avait transféré les 40 000 dollars qu’un groupe de chefs d’entreprise lui adressait pour l’aider dans sa campagne de candidat aux sénatoriales.) Les rares fois où quelqu’un mentionna la possibilité d’une aide, je l’ai interrompu en lui expliquant que les circuits financiers de Liberté et du Front ne passaient pas par ma maison.

Entre le premier et le second tour, une des ruses ourdies par le gouvernement pour nous déconsidérer consista à faire désigner par la majorité apriste et communiste du Congrès une commission qui convoquerait les candidats afin qu’ils révélassent le montant de leurs frais de campagne et leurs sources de financement. (C’était comique que ce fût précisément le parti Apriste, qui avait mis la télé, les radios et les journaux de l’État, tout comme les ressources de tout le secteur public au service de son candidat – et surtout de la guerre publicitaire contre nous – qui prît cette scrupuleuse initiative.)

Je me souviens des regards sceptiques des sénateurs apristes et communistes de cette commission quand je leur expliquai que je ne pouvais leur dire combien nous avions dépensé pour notre campagne et les raisons pour lesquelles je n’avais pas voulu le savoir. Après le second tour et bien qu’il n’existât aucune loi pour nous y obliger, à travers Felipe Thorndike et du chef de campagne du Front, Freddy Cooper, nous informâmes cette commission de nos frais. Et ainsi j’appris moi aussi combien nous avions reçu et dépensé durant ces trois ans : l’équivalent de quelque quatre millions et demi de dollars, en spots télévisés pour les trois quarts.

Le chiffre, modeste comparé à d’autres campagnes latino-américaines – si l’on pense au Venezuela ou au Brésil – est, assurément, élevé pour le Pérou. Mais il est loin des sommes astronomiques que, selon nos adversaires, nous dilapidions. (Un député de la Gauche unie qui passait pour modéré, Agustín Haya de la Torre, affirma, sans qu’un poil de sa moustache ne trembla : « Le Front a déjà dépensé plus de quarante millions de dollars ».) Je n’excuse pas qu’on dépensât tant d’argent et je reconnais que, surtout dans la campagne pour les parlementaires du Front, il y eut de scandaleux excès. Mais je peux dire, au moins, que cet argent fut effectivement dépensé, et qu’à la différence, de ce qui se passa dans d’autres scrutins, il n’alla grossir les comptes d’aucune canaille politique.

Les discours

Nous célébrâmes le premier congrès du mouvement Liberté au collège San Agustín, entre le 14 et le 16 avril 1989. Il fut organisé par une commission présidée par Luis Miró Quesada Garland, président d’honneur, et des délégués de tout le Pérou y assistèrent. Les semaines précédentes il y eut des élections internes pour élire les congressistes ; les arrondissements et quartiers de Lima y participèrent avec enthousiasme. À l’ouverture, le soir du 14, les comités d’arrondissements arrivèrent avec des orchestres et la joie des jeunes transforma la cérémonie en fête. Au lieu d’improviser mon discours, il me sembla que l’occasion – ce matin nous avions installé, en outre, le Front démocratique avec Belaúnde et Bedoya à l’Institut Pérou, d’Action populaire, et le Sode avait rejoint l’alliance – exigeait que je l’écrive et le lise. C’est ce que je fis, en expliquant les buts du Front et en définissant Liberté comme un mouvement, créé pour faciliter l’adhésion des indépendants à la coalition démocratique.

J’écrivis seulement trois discours, à part celui-ci, et le premier – « Action pour le changement », avec le programme, en décembre, 1989 – sur des brouillons du cabinet du plan de gouvernement. Je fis ensuite un discours devant les officiers d’infanterie, aviation et marine, au Centre des hautes études militaires – « Civils et militaires dans le Pérou de la liberté », le 26 février 1990 – et un autre « Le pays qui viendra », clôturant le 19 mars de cette année une rencontre d’intellectuels.

Mais en revanche j’improvisai et dis des dizaines, voire des centaines de discours au cours de la campagne. Durant les tournées dans l’intérieur et dans les quartiers de Lima je parlais plusieurs fois, matin et soir, et les dernières semaines le rythme était de trois à quatre meetings par jour. Pour garder ma gorge en condition, Bedoya me conseilla de mâcher entre chaque discours des clous de girofle, et le médecin qui m’accompagnait – il y en avait deux ou trois, à tour de rôle, avec une petite équipe de secours en cas d’attentat – me fourrait dans la bouche toujours quelques pastilles ou me passait l’inhalateur. Je tâchais de rester muet entre chaque meeting, pour donner à la gorge le temps de se décongestionner. Mais même ainsi il me fut impossible d’éviter parfois l’enrouement ou les couacs. (Dans la forêt, un soir, j’arrivai à la localité de La Rioja presque sans voix. Et dès que je me mis à parler un vent de terre se leva qui finit de m’abîmer les cordes vocales. Pour pouvoir achever coûte que coûte mon discours je me frappais la poitrine, comme les singes, comme Tarzan…)

Parler sur les places publiques était quelque chose que je n’avais jamais fait, avant la place San Martín. Et en l’occurrence avoir donné des cours et des conférences ne sert pas, et serait même un handicap. Car au Pérou l’art oratoire politique en est resté à l’étape romantique. Le politicien ne monte pas à la tribune pour parler mais pour représenter. Son but est de ravir, séduire, endormir, bercer. Sa musique importe plus que ses idées et ses gestes plus que ses concepts. La forme est tout : elle fait et défait le contenu de ce qu’il dit. Le bon orateur peut être quelqu’un qui ne dise absolument rien, mais il le dit bien. Brillant et de belle allure, voilà ce qui importe à son public. La logique, l’ordre rationnel, la cohérence, la conscience critique de ce qu’il dit sont généralement un obstacle pour parvenir à cet effet, qui s’obtient surtout par des images et des métaphores impressionnistes, des tirades à effet, des figures et des éclats de voix. Le bon orateur politique latino-américain est beaucoup plus près d’un torero ou d’un chanteur de rock que d’un conférencier ou d’un professeur : sa communication avec le public passe par l’instinct, l’émotion, le sentiment, plutôt que par l’intelligence.

Michel Leiris compara l’art d’écrire à la tauromachie, belle allégorie pour exprimer le risque que devrait être prêt à courir le poète ou le prosateur à l’heure d’affronter la page blanche. Mais l’image convient encore mieux au politicien qui, du haut de l’estrade, d’un balcon ou sur le parvis d’une église, fait face à une foule fervente. Ce qu’il a devant lui est aussi solide qu’un taureau de combat, redoutable et en même temps assez ingénu et maniable pour être mené et conduit par lui à condition qu’il sache tenir adroitement le chiffon rouge du ton de voix et du geste.

Ce soir-là sur la place San Martín, je fus surpris de découvrir combien fragile et précaire est l’attention d’une foule et sa psychologie élémentaire, infantile, la facilité avec laquelle elle peut passer du rire à la colère, s’émouvoir, s’enflammer, pleurnicher à l’unisson avec l’orateur. (On disait d’un célèbre tribun péruvien qu’il avait eu ses meilleurs, voire ses seuls orgasmes devant ces foules que son verbe subjuguait). Et qu’il est plus difficile de toucher la raison de ceux qui assistent à un meeting plutôt que leurs passions. Si le langage du politicien est fait partout de lieux communs, il l’est beaucoup plus là où l’art oratoire a été séculairement un art incantatoire.

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne pas persévérer dans cette habitude et j’ai essayé d’user des tribunes pour promouvoir certaines idées, divulguer le programme du Front et éviter la démagogie et le cliché. Je pensais que ces places étaient l’endroit idéal pour qu’il fût clair que voter pour moi c’était voter pour des réformes concrètes, afin qu’il n’y eût pas de malentendus sur ce que je prétendais faire ni sur les sacrifices que cela coûterait au début.

Mais je crois n’avoir eu de succès sur aucun des deux plans. Car les Péruviens n’ont pas voté pour des idées aux élections ; en effet, et ce malgré mes précautions, j’ai bien souvent remarqué – surtout quand la fatigue me terrassait – que, soudain, je glissais quelque effet oratoire pour arracher l’applaudissement. Au cours des deux mois de campagne pour le second tour je tentai de résumer nos propositions en quelques idées, que je répétai, ici et là, de façon plus simple et plus directe, enveloppées dans une imagerie populaire, mais cela ne servit à rien : les sondages hebdomadaires effectués dans les secteurs C et D montraient chaque fois que la décision de vote se prenait, dans l’immense majorité des cas, en fonction des personnes et d’obscures impulsions, mais jamais en fonction des programmes.

De tous les discours que j’ai prononcés je m’en souviens de deux comme étant les meilleurs – les moins mauvais, en tout cas ; j’ai pu les préparer dans le jardin hospitalier de Maggie et Carlos, sans gardes du corps, journalistes ni téléphone, le premier pour le lancement de ma candidature, sur la place d’Armes d’Arequipa, le 4 juin 1989 et le second, qui fut le plus personnel de tous, à l’occasion de la clôture de la campagne, au Paseo de la República, à Lima, le 4 avril. Il y eut aussi, peut-être, la brève allocution, le 10 juin, que je prononçai devant la foule peinée accourue aux portes du siège de Liberté dès qu’elle apprit notre défaite.

Au Congrès du mouvement il y eut des discours, mais aussi un débat idéologique dont je ne sais s’il intéressa tous les délégués autant que moi. Le mouvement Liberté allait-il postuler pour une économie de marché ou une économie sociale de marché ? Enrique Ghersi défendit la première thèse et Luis Bustamente Belaúnde la seconde, en un échange intelligent qui provoqua plusieurs interventions en faveur de l’une et de l’autre formule. La discussion était plus qu’un prurit sémantique. Derrière la sympathie ou l’antipathie pour l’adjectif sociale se révélait la composition hétérogène du mouvement. Il y avait non seulement des libéraux, mais aussi des conservateurs, des sociaux-chrétiens, des sociaux-démocrates et un bon nombre – la plupart, sans doute – sans position idéologique, avec une adhésion abstraite soit à la démocratie soit à une définition négative : ils n’étaient ni apristes, ni communistes et ils voyaient en nous une alternative à ce qu’ils détestaient ou craignaient.

L’attitude ambiguë d’Hernando de Soto

Le groupe le plus compact, identifié au libéralisme, était une promotion de jeunes, entre vingt et trente ans, qui avaient fait leurs premiers armes journalistiques à La Prensa, après que le journal fut dénationalisé par Belaúnde en 1980, sous le magistère de deux journalistes qui, depuis longtemps, défendaient le marché libre et combattaient l’étatisme : Arturo Salazar Larraín et Enrique Chirinos Soto (tous deux avaient adhéré à Liberté). Mais ces jeunes, galvanisés par Ghersi, au nombre desquels se trouvait mon fils Alvaro, avaient été un peu plus loin que leurs maîtres. Ils étaient les adeptes enthousiastes de Milton Friedman, de Ludwig von Mises ou de Hayek, et le radicalisme de certains, comme celui de Federico Salazar, frôlait l’anarchisme. Plusieurs avaient travaillé ou travaillaient encore à l’Institut Liberté et Démocratie de Hernando de Soto, et deux, Ghersi et Mario Ghibellini, étaient co-auteurs avec ce dernier de El otro sendero (« L’Autre sentier »), livre dont j’avais écrit le prologue et où l’on démontrait, à l’appui d’une recherche exhaustive, comment cette économie informelle, édifiée en marge de la loi, était une réponse créative des pauvres aux barrières discriminatoires qu’imposait cette version mercantiliste du capitalisme qui, tout comme le reste de l’Amérique latine, était la seule que connaissait le Pérou.

Cette recherche, menée par une équipe dirigée par Hernando de Soto, fut importante pour la promotion des idées libérales au Pérou. De Soto avait organisé, à Lima, en 1979 et 1982, deux symposiums internationaux auxquels il avait convié une brochette d’économistes et de penseurs – Hayek, Friedman, Jean-François Revel et Hugh Thomas notamment – dont les idées furent un ouragan modernisateur et rafraîchissant dans ce Pérou qui sortait de tant d’années de démagogie populiste et de dictature militaire. J’avais collaboré avec Hernando à ces événements, je l’avais aidé à monter l’Institut Liberté et Démocratie et j’étais enthousiasmé par ses conclusions. Je le poussai à les exprimer sous forme de livre et, lorsqu’il le fit, outre mon prologue, j’œuvrai à la promotion de El otro sendero au Pérou et dans le monde, comme je ne l’ai jamais fait pour aucun de mes livres. (J’insistai jusqu’à l’impertinence auprès du New York Times pour y faire accepter l’article que je lui avais consacré et qui fut reproduit ensuite en maints endroits.) Je l’ai fait parce que je pensais que Hernando serait un bon président du Pérou. Il le croyait aussi et notre relation semblait magnifique. Il était vaniteux et susceptible comme une prima donna et quand je le connus, nouvellement rentré d’Europe où il avait passé une bonne partie de sa vie, il m’apparut comme un personnage un rien pompeux et ridicule, avec son espagnol truffé d’anglicismes et de gallicismes et ses prétentions aristocratiques (il avait ajouté à son patronyme un « de » de coquetterie, ce pourquoi Belaúnde parlait de lui, parfois, comme de « cet économiste au nom de conquistador »). Mais je crus bientôt découvrir sous son apparence pittoresque une personnalité plus intelligente et moderne que le commun de nos politiciens, quelqu’un qui pouvait prendre la tête d’une réforme libérale au Pérou et qu’il valait la peine, par conséquent, d’appuyer dans sa frénésie publicitaire, à l’intérieur et à l’extérieur du pays. C’est ce que je fis, avec beaucoup de succès et, aussi, je l’avoue, un rien d’embarras, en découvrant que je lui fabriquais une image d’intellectuel qui, comme l’on dit, jurait avec l’original.

Au moment de la mobilisation contre la nationalisation, Hernando était en vacances, en République Dominicaine. Je l’appelai alors et il avança son retour. Quoiqu’au début il se montrât réservé sur le meeting de la place San Martín – il proposa plutôt un symposium sur l’« informalité » au Coliseo Amauta –, par la suite lui et tous les gens de l’Institut Liberté et Démocratie collaborèrent avec enthousiasme à sa préparation. Son bras droit d’alors, Enrique Ghersi, fut l’un des animateurs du meeting et de Soto un des trois orateurs qui me précédèrent. Sa présence à cette tribune avait donné lieu à maintes pressions dans l’ombre, auxquelles je résistai, convaincu que ceux qui s’opposaient à ce qu’il prît la parole, parmi mes amis, alléguant que ses bribes d’anglais provoqueraient l’hilarité, le faisaient par jalousie et non, comme ils me l’assuraient, par ce qu’il leur apparaissait comme un homme avec plus d’ambition que de principes et d’une loyauté douteuse. Sa conduite ultérieure donna amplement raison à mes amis. La veille même du meeting du 21 août, dont il était en théorie partie prenante, de Soto rencontra discrètement Alan García au palais du gouvernement et jeta les bases d’une étroite et profitable collaboration avec l’Institut Liberté et Démocratie, catapultant le personnage dans une carrière d’arriviste forcené (qui atteignit de nouveaux sommets sous le gouvernement de l’ingénieur Fujimori). Cette collaboration fut astucieusement utilisée par Alan García pour se présenter, tout à trac, à partir de 1988, dans un de ces sauts périlleux dont les démagogues sont capables, comme un soudain promoteur de la propriété privée entre les Péruviens de faibles ressources, un président qui réalisait l’une des aspirations centrales du Front démocratique : faire du Pérou « un pays de propriétaires ». Aussi se faisait-il photographier à droite et à gauche bras-dessus bras-dessous avec de Soto, le « libéral » du Pérou, et il patronnait de bruyants et surtout coûteux – à cause de la publicité millionnaire qui les entourait – projets dans les « villages jeunes », que Hernando et son Institut réalisaient pour lui dans ce qu’il prétendait être une rivalité ouverte avec le Front. La manœuvre n’eut pas d’effet politique majeur mais servit, assurément, en ce qui me concerne, à m’ouvrir les yeux sur les visées insoupçonnées du protagoniste qu’avec l’ingénuité qui me caractérise j’avais cru un moment capable de sauver le Pérou.

Car en même temps que – mû par le dépit auquel il était si enclin ou pour des raisons plus pratiques – de Soto se transformait au Pérou en un ennemi sinueux et sournois de ma candidature; aux États-Unis, en revanche, il exhibait partout le film vidéo du meeting de la place San Martín comme témoignage de sa popularité (Cf. comme exemple de ses tours de passe-passe l’article du Wall Street Journal, le 20 avril 1990, de David Asman, un journaliste surpris dans sa bonne foi et attribuant à de Soto l’initiative de la Rencontre de la Liberté du 21 août). Mais de Soto, qui de cette façon audacieuse attirait sans doute beaucoup de sympathie et d’appuis de fondations et d’institutions nord-américaine libérales pour son Institut, s’efforçait en même temps de glisser des insinuations contre le Front démocratique au Département d’État et à diverses agences internationales devant des personnes qui, parfois, déconcertées, venaient me demander ce que signifiaient ce machiavélisme. Il signifiait, simplement, que celui qui avait décrit avec tant de précision le système mercantiliste au Pérou avait fini par être son meilleur prototype. Nous qui l’avions propulsé – et d’une certaine façon inventé – nous devions lui dire sans ambages : nous n’avons pas servi la cause de la liberté, ni du Pérou, mais les appétits d’un apprenti Rastignac.

Néanmoins, de son passage fugace par le monde des idées et des valeurs libérales, il en est resté quelque chose : un bon livre et, d’une certaine façon, ce groupe de jeunes radicaux (qui tous, à l’exception de Mario Ghibellini, s’écarteront des tortueuses opérations politiques de Soto pour travailler pour Liberté) qui là, au premier Congrès du mouvement, défendit avec tant d’ardeur l’abolition d’un adjectif.

La vie des idées

Le radicalisme et l’exaltation des « jeunes turcs » menés par Ghersi – surtout du jacobin Federico Salazar, toujours prompt à dénoncer tout symptôme de mercantilisme ou de déviations étatiques – effrayaient un peu Lucho Bustamante, homme pondéré s’il en est et qui, en tant que responsable du plan de gouvernement, s’efforçait de rendre notre programme réaliste en même temps que radical (mais il existe aussi des utopies libérales). De là son insistance, appuyée par nombre d’économistes et de professionnels de son équipe, à ce que le mouvement fasse sienne la formule que Ludwig Erhard (ou plutôt celle de son conseiller, Alfred Müller-Armack) appliqua à cette politique économique qui, à partir de 1948, lancera la formidable croissance allemande : l’économie sociale de marché.

J’inclinai, quant à moi, à supprimer l’adjectif. Non que je croie le marché incompatible avec toute forme de redistribution – thèse à laquelle aucun libéral ne souscrirait, même si les points de vue varient sur les visées que devrait avoir une politique redistributrice dans une société ouverte – mais parce qu’au Pérou on la rattache au socialisme plus qu’à l’égalité de chances de la philosophie libérale. La dictature militaire avait appliqué l’étiquette « sociale » à tout ce qu’elle avait collectivisé et nationalisé et Alan García en martyrisait les Péruviens dans tous ses discours, en expliquant qu’il nationalisait la banque pour remplir une « fonction sociale ». Le baratin affleurait de telle façon dans le discours politique qu’il était devenu plus un bruit populiste qu’un concept. (J’ai toujours eu de la tendresse pour ces jeunes gens excessifs quoiqu’aussi, parfois, l’un d’eux m’accusât d’hétérodoxie. Leur pureté et leur intransigeance éthiques, pensais-je, nous serons utiles le jour où nous nous attaquerons à la tâche ingrate de moraliser le pays.)

Le Congrès ne prit pas de décision sur l’adjectif contesté et le débat resta ouvert, mais l’échange marqua le meilleur moment intellectuel de la réunion et servit à en inquiéter plus d’un sur le sujet. La véritable conclusion, c’est la pratique des douze mois suivants qui la donna, alors que l’équipe de Lucho Bustamante élabora le projet libéral le plus avancé qu’on ait proposé au Pérou et auquel aucun des « jeunes turcs » ne trouva rien à objecter.

Jusqu’à quel point réussîmes-nous à implanter ces idées chez les « libertaires » ? Jusqu’à quel point votèrent-ils pour les idées libérales, ceux des Péruviens qui votèrent pour moi ? Je ne le sais.

J’aimerais éclaircir mes doutes : l’effort de ces années a-t-il servi à quelque chose ou fut-il inutile ? Ce dont je suis convaincu c’est que ce ne sont pas les idées qui poussent la majorité à adhérer à un parti ni à voter pour un candidat. Cela n’affecte qu’une minorité. Je le savais avant de faire de la politique et c’était l’une des choses que j’aurais aimé contribuer à changer au Pérou.

En tout cas, l’effort que nous avons fait pour que les idées jouent un rôle primordial dans la vie de Liberté eut des conséquences multiples. Nous avons créé un secrétariat national d’Idéologie et Culture (Ideario y Cultura), pour lequel le congrès choisit Ghersi, une École de dirigeants qui fonctionna au début au siège central du mouvement (puis se décentralisa dans les arrondissements et en province) donnant des cours, organisant des séminaires, et par le biais de Pro Desarrollo (Pour le Développement), institut de recherche que dirigeait Miguel Vega Alvear, on édita des brochures, des livres et une anthologie de classiques du libéralisme qui fut distribuée massivement : Vingt-cinq lectures sur la liberté. Luis Bustamante Belaúnde et le cabinet du plan de gouvernement organisèrent, dans la capitale et en province, de nombreuses causeries sur le programme, pendant qu’ils l’élaboraient et une fois qu’il fut terminé, pour le soumettre à l’épreuve poppérienne de « l’essai et l’erreur ». Et il y eut chaque semaine, à Liberté, des conférences, des tables rondes et des débats – auxquels nous invitions souvent des personnalités étrangères – pour que le mouvement ait une vie culturelle. Le point culminant de cet effort fut le concours : « La révolution de la liberté », en mars 1990, où des intellectuels du monde entier, comme Jean-François Revel, sir Alan Walters, Carlos Franqui, Israel Krizner, Pedro Schwarz et deux délégués de Lech Walesa, entre beaucoup d’autres, vinrent à Lima nous donner leur appui. Parmi ceux qui ne purent y assister, certains comme Octavio Paz et Hugh Thomas, envoyèrent des messages de solidarité. Ces trois jours de la rencontre furent pour moi comme d’exaltantes vacances au milieu de la campagne.

La dernière ligne droite

Peu après le Congrès, Raúl Ferroro Costa, qui avait été bâtonnier de l’Ordre des avocats, et un groupe de professionnels et d’étudiants liés à lui rejoignirent les rangs de Liberté. Son activité de bâtonnier, magnifiquement menée, le fit beaucoup voyager dans le pays. Lorsque Víctor Guevara démissionna du secrétariat national, je demandai à Raúl de le remplacer, et bien que sachant la tâche ardue, il accepta. À cette époque, le secrétaire général, Miguel Cruchaga, avait assumé un travail absorbant : recruter et former les soixante mille mandataires qu’il nous fallait pour avoir un représentant dans chaque bureau électoral (le mandataire est la seule garantie réelle contre la fraude). Ainsi toute l’organisation revint à Ferrero.

Il accomplit un effort gigantesque pour améliorer l’état du mouvement en province. Secondé par une vingtaine de collaborateurs – qui avaient travaillé avec lui au barreau – il voyagea inlassablement à l’intérieur, constituant des comités là où ils n’existaient pas et réorganisant ceux qui existaient déjà. L’infrastructure de Liberté s’amplifia. Dans mes déplacements je voyais, impressionné, dans les provinces reculées de Cajamarca, Ancash, San Martín ou Apurima, des groupes organisés de « libertaires » me recevoir avec cet emblème rouge et noir de Liberté dont la calligraphie avait un air de famille avec celle du Solidarnosc polonais. En 1981, lorsque la répression s’alourdit en Pologne contre le syndicat dirigé par Walesa, je pris la tête, avec le journaliste Luis Pásara, d’un meeting de protestation, et je suppose qu’en raison de ce précédent, beaucoup crurent que la parenté des symboles était une idée à moi. Mais bien que ce rapprochement me parût heureux, ce n’est pas moi qui en eus l’idée et je ne sais toujours pas si c’est Jorge Salmón, responsable de la publicité du mouvement, qui le fabriqua, ou Miguel Cruchaga ou Fernando de Szyszlo qui, pour nous aider à rassembler des fonds, avait fait une belle lithographie à l’enseigne de Liberté.

On décida de procéder à des élections internes au mouvement avant les nationales. Cette décision sembla imprudente à maints « libertaires » ; elle allait distraire des ressources et des énergies et donner lieu à des disputes endogènes, alors que ce qu’il fallait c’était nous concentrer sur la lutte contre les adversaires, maintenant que nous étions sur la dernière ligne droite de la campagne. Je fus un de ceux qui défendirent avec le plus de chaleur ces élections internes. Je croyais qu’elles serviraient à légitimer et à démocratiser beaucoup de comités de province, qui grâce à elles s’émanciperaient des caciques et se renforceraient avec d’authentiques représentants de la base. Nous prîmes toutes les précautions possibles, approuvant un règlement électoral fort pointilleux et envoyant des délégués du Comité exécutif et du Comité consultatif en province pour présider les scrutins.

Cela ne servit pas à grand-chose. Bien que je n’aie pas sous les yeux les documents qui confirmeraient ou rectifieraient les statistiques, j’ose dire que dans les deux tiers des cas ce furent les caciques qui s’arrangèrent pour manipuler les élections et se faire élire joyeusement, avec leurs clientèles. Les artifices dont ils se servaient étaient presque toujours inattaquables. Ils publiaient ou diffusaient les délais d’inscription de candidats ou la date de l’élection de telle sorte que seuls leurs partisans en étaient avertis, ou bien ils composaient les listes électorales de telle sorte que leurs adversaires potentiels n’y figurent pas ou n’apparaissent qu’à une date postérieure à la date limite pour participer au scrutin. Notre secrétaire national aux affaires électorales, Alberto Massa – homme d’un humour si formidable qu’on attendait toujours impatiemment ses interventions pour rire aux éclats – qui recevait des flots de dénonciations, de protestations et de contestations des « libertaires » de province victimes de ces manœuvres, – nous révélait, bouche bée, les ruses et les astuces dont il avait connaissance.

Nous fîmes ce que nous pûmes pour corriger le tir. Nous annulâmes les élections là où le nombre de votants était curieusement bas et nous réglâmes les contestations là où il était possible de le faire objectivement. Mais dans d’autres cas – nous avions par-dessus le marché les élections nationales – nous dûmes nous résigner à reconnaître à l’intérieur des comités à la légitimité discutable.

À Lima ce fut différent. Les élections au secrétariat départemental, que gagnera la liste de Rafael Rey, furent soigneusement préparées et l’on put éviter ou couper à temps tout mauvais tour. Je parcourus les arrondissements le jour du scrutin et il était émouvant de voir les longues files de « libertaires » dans la rue attendant leur tour pour voter. Mais celui qui s’était opposé à Rey ne supporta pas la défaite : il renonça au mouvement Liberté, nous attaqua dans la presse officielle et apparut quelques mois plus tard candidat à la Chambre sur une liste rivale.

L’écrivain couvert de confettis

Le nouveau Comité départemental de Lima poursuivit l’implantation de l’organisation dans la capitale, appuyé surtout par Action solidaire, dans les « villages jeunes » d’où, les derniers mois de 1989 et les premiers de 1990, nous recevions presque chaque jour, Patricia et moi, des invitations pour inaugurer de nouveaux comités. Nous y allions chaque fois qu’on le pouvait, mais mon agenda, alors, était épouvantablement chargé : les obligations commençaient à sept ou huit heures du matin pour s’achever après minuit.

Dans ces inaugurations on appliquait une règle absolue : plus le quartier était humble plus l’acte était cérémonieux. Le Pérou est un « pays antique », comme le rappelait le romancier José Maria Arguedas, et rien ne révèle autant l’antiquité du Péruvien que son amour du rite, de la forme, de la cérémonie. Il y avait toujours une estrade joyeuse, avec des fleurs, des petits drapeaux, des guirlandes en papier sur les murs et les plafonds, et une table bien garnie pour après. L’ensemble musical était inévitable, ainsi que, parfois, les danseurs folkloriques de la sierra ou du littoral. Le curé non plus ne manquait jamais, pour jeter de l’eau bénite et dire quelques prières sur le local (qui pouvait être une simple armature de roseaux et de nattes en pleine campagne) et une foule bigarrée où tous arboraient leurs plus beaux habits, comme pour un mariage ou un baptême. Il fallait chanter l’hymne national au début et, à la fin, celui du mouvement Liberté. Et entendre beaucoup de discours. Car tous les membres de la direction – les secrétaires généraux d’Idéologie et Culture, de sports, d’actes, d’économie, de travaux de la femme, de la jeunesse, du plan de gouvernement, etc., etc., – devaient parler, pour qu’aucun ne se sente lésé. La cérémonie tirait en longueur. Et il fallait ensuite signer un procès-verbal de prose baroque et juridique, rempli de sceaux, attestant que la cérémonie avait eu lieu, avec toutes les huiles et les sacrements. Venait ensuite le spectacle, les huaynitos de la sierra, les marineras de Trujillo, les danses nègres de Chincha, les pasillos[2] de Piura. Malgré mes prières, mes ordres, mes pétitions – expliquant qu’avec pareilles activités tout l’horaire de la campagne allait y passer – j’ai rarement réussi à abréger les inaugurations ni à éviter les séances de photos et d’autographes, pas plus que, bien entendu, les poignées de pica-pica[3], plante démoniaque qui entrait dans tout le corps, arrivait au plus secret et produisait une démangeaison exaspérante. Malgré tout il était difficile de ne pas se sentir gagné par l’extraordinaire chaleur et la débordante affectivité de ces secteurs populaires, si différents en cela des Péruviens des classes moyennes et élevées, en général très inhibés et répugnant à exprimer leurs émotions.

Patricia, qu’à ma grande surprise j’avais déjà vue alors accorder des interviews à la télévision – elle avait toujours refusé de le faire auparavant – et prononcer des discours dans les « villages jeunes », quand elle me voyait revenir de ces inaugurations, couvert des pieds à la tête de confettis, me demandait toujours : « Tu te rappelles encore que tu fus écrivain ? »


[1] Une de ces viandes péruviennes que l’on fait rôtir dans un trou creusé dans la terre (N.d.T.).

[2] Huaynos ou haynitos, marineras et pasillos sont des danses populaires du Pérou (N.d.T.).

[3] Poil à gratter (N.d.T.).


Traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan.