Que se passe-t-il lorsqu’un écrivain décide, pour un temps plus ou moins long, d’abandonner son œuvre afin de se lancer dans l’arène politique ? Quels sont les motifs qui peuvent le pousser à prendre une telle décision ? Comment vit-il, intimement, la contradiction entre l’univers de la littérature (celui des vérités ambiguës, relatives) et l’univers du militantisme reposant sur des thèses simples et univoques) ! Nul mieux que Mario Vargas Llosa ne pouvait évoquer ces questions, dans ce « bilan » écrit à propos de sa campagne électorale pour les élections présidentielles au Pérou. – Ndlr

I – De Punta Sal à la Place San Martín

En 1987, fin juillet, je me trouvais à l’extrême nord du Pérou, sur une plage à moitié déserte où, des années auparavant, un gars de Piura et sa femme avaient construit des bungalows dans l’idée d’attirer des touristes. Solitaire, rustique, encaissé dans le désert, les rochers et les vagues écumeuses du Pacifique, Punta Sal est l’un des plus beaux sites du Pérou. Gardant un air hors du temps et de l’histoire avec ses bandes d’oiseaux marins – palmipèdes, pélicans, mouettes, cormorans, macreuses et les albatros appelés ici « tijeretas » — qui, en formations impeccables, traversent le ciel depuis l’aube lumineuse jusqu’aux sanglants crépuscules. Les pêcheurs de ce coin reculé du littoral péruvien utilisent encore des radeaux de conception préhispanique, simples et légers : deux ou trois troncs attachés et une perche qui tient lieu de rame et de timon avec lesquels le pêcheur fait avancer son embarcation à la godille, en traçant des cercles dans l’eau. La première fois que je me trouvai à Punta Sal j’ai été impressionné par le spectacle de ces radeaux, car ils me rappelaient cette embarcation de Tumbes qu’auraient rencontrée, d’après les Chroniques de la Conquête, Francisco Pizarro et ses compagnons : première preuve concrète que le mythique empire du soleil – ces légendes qui les avaient déportés de Panama jusqu’à ces côtes – était réalité.

J’étais à Puntal Sal avec Patricia et mes enfants pour y passer la semaine des Fêtes de la Patrie, loin de l’hiver de Lima. Au Pérou depuis peu, nous revenions de Londres où, selon désormais une vieille habitude, nous nous rendions chaque année pour trois mois. Je me proposais de profiter de ce séjour à Punta Sal pour, entre deux plongeons, corriger les épreuves de mon dernier livre, L’homme qui parle, et m’adonner matin, soir et nuit au vice solitaire : lire, lire.

En mars j’avais eu cinquante et un ans. Tout semblait indiquer que ma vie, agitée depuis ma naissance, allait désormais prendre un cours tranquille : partagée entre Lima et Londres et exclusivement vouée à l’écriture, avec de temps à autre quelque incursion universitaire aux États-Unis. Je griffonne parfois sur mes carnets des plans de travail pour le futur immédiat, que je ne réalise jamais tout à fait. En atteignant les cinquante ans, j’avais imaginé ce « plan quinquennal » à mener à bien avant mes cinquante-cinq ans :

1) Une pièce de théâtre sur un vieux bonhomme quichottesque qui, dans la Lima des années cinquante, entreprend une croisade en vue de sauver les balcons coloniaux menacés de démolition.

2) Un roman mi-policier mi-fantastique sur fond de cataclysmes, de sacrifices humains et de crimes politiques dans un village de la cordillère des Andes.

3) Un essai sur la gestation des Misérables, de Victor Hugo.

4) Une pièce de théâtre sur un industriel qui, dans une suite de l’Hôtel Savoy, à Londres, retrouve son meilleur ami de lycée, qu’il croyait mort, transformé en femme élégante grâce aux hormones et à la chirurgie.

5) Un roman historique inspiré par Flora Tristan, la figure révolutionnaire, idéologue et féministe franco-péruvienne, qui vécut dans le premier tiers du XIXe siècle.

Sur le même carnet j’avais griffonné aussi, comme perspectives moins urgentes, apprendre cette diablesse de langue allemande, vivre un temps à Berlin, tenter une fois de plus la lecture de livres qui m’ont toujours découragé – comme Finnegans wake et La mort de Virgile –, parcourir l’Amazone depuis Pucallpa jusqu’à Belem do Pará et entreprendre une édition revue et corrigée de tous mes romans. Figuraient également d’autres velléités de nature moins publiable. La seule chose qui n’apparaissait nulle part dans ces notes c’était, précisément, l’activité qui allait monopoliser ma vie, les trois années qui ont suivi : la politique.

Je ne m’en doutais même pas, ce 28 juillet, à midi, lorsque sur la petite radio portative d’un ami nous nous préparions à entendre le discours que le président de la République prononce toujours au Congrès le jour de la tête nationale. Alan García était au pouvoir depuis deux ans et sa popularité était grande encore. Nous étions quelques-uns à voir dans sa politique une bombe à retardement. Si le populisme avait si lamentablement échoué dans le Chili d’Allende et la Bolovie de Siles Suazo, comment pouvait-il réussir au Pérou ? Aider à la consommation en augmentant les salaires et en gelant les prix apporte un mieux-être momentané ; qui dure tant qu’on dispose de réserves en devises assurant le flux d’importations nécessaires à l’alimentation du pays et au fonctionnement de ses entreprises (car le Pérou importe une grande part de son approvisionnement alimentaire et industriel). Cela avait été possible jusqu’à présent grâce au gaspillage intensif des réserves (accru par la décision du gouvernement de payer seulement dix pour cent des exportations au titre de la dette extérieure). Mais cette politique donnait des signes d’épuisement. Les réserves baissaient ; confronté au Fonds monétaire et à la Banque Mondiale, bêtes noires des discours d’Alan García avec ses prétentions de « leader tiers-mondiste », le Pérou avait vu se fermer toutes les portes du système financier international ; les émissions anarchiques auxquelles procédait le gouvernement pour couvrir le déficit fiscal accroissaient l’inflation ; le dollar maintenu à un taux artificiellement bas décourageait chaque jour davantage les exportations et stimulait en revanche les opérations troubles et la spéculation : la meilleure affaire pour un chef d’entreprise était d’obtenir au moyen d’influences politiques une licence d’importation avec des dollars bon marché (il existait plusieurs taux de change pour le dollar, selon la « nécessité sociale » du produit). La contrebande se chargeait d’évacuer les produits ainsi importés – le sucre, le riz, les médicaments – vers la Colombie, le Chili ou l’Équateur où les prix n’étaient pas contrôlés. Ce système avait enrichi une poignée, mais appauvrissait chaque jour davantage le pays. La crise approchait à toute allure.

Le président ne semblait pas s’inquiéter. C’est ce qui m’avait semblé, du moins, quelques jours plus tôt, lors de l’unique entrevue que j’eus avec lui tant qu’il était au pouvoir. À mon retour de Londres il m’envoya ses salutations par l’intermédiaire de l’un de ses aides de camp et, suivant le protocole, je me rendis au Palais pour le remercier de son geste. Il me reçut et nous eûmes un entretien de près d’une heure et demie. Devant un tableau il m’expliqua ses projets pour l’année en cours et il me montra un bazooka artisanal, fabriqué par le Sentier Lumineux, avec lequel les terroristes avaient lancé une roquette contre le Palais. Il était jeune et, comme il convient à un bon politicien, il savait se rendre sympathique. Je l’avais vu une seule fois, auparavant, durant la campagne électorale, chez un ami commun – le commissaire-priseur et amateur d’art Manuel Checa Solari – qui avait insisté pour que nous mangions ensemble. Il me fit l’impression d’un jeune homme capable de tout pour arriver au pouvoir. C’est pourquoi, quelques jours plus tard, je déclarai à la télévision que je ne voterais pas pour lui, mais pour le candidat du Parti Populaire Chrétien, Luis Bedoya Reyes. Malgré cela, et une lettre ouverte que je lui adressai une année après son arrivée au pouvoir pour censurer le massacre des mutins des prisons de Lima en juin 1986 (cf. « Una montaña de cadáveres », Carta abierta a Alan García, dans Contra viento y marea, III, p. 389-393), il ne semblait pas me garder rancune. Au début de son entrée en fonction, il m’avait fait demander si j’accepterais d’être ambassadeur en Espagne et maintenant, en dépit de mes critiques envers sa politique, la conversation ne pouvait être plus cordiale. Je me rappelle lui avoir dit, en plaisantant, quel dommage c’était qu’ayant pu être le Felipe González du Pérou il s’entêtât à être notre Salvador Allende ou, pire encore, notre Fidel Castro. Ne voyait-il pas que le monde allait dans d’autres directions ?

Bien entendu, parmi tous les projets politiques immédiats dont il me parla ce matin-là, le plus important n’apparut pas, une mesure qu’il avait déjà mûrie avec un groupe d’intimes, que les Péruviens découvriraient dans ce discours du 28 que j’écoutais, dans les parasites et le brouillage de la vieille radio, sous le soleil brûlant de Punta Sal : sa décision de « nationaliser et étatiser » toutes les banques, les assurances et les compagnies financières du Pérou.

– « Il y a dix-huit ans, j’ai appris par les journaux que Velasco m’avait exproprié, s’écria à mes côtés un homme d’un certain âge, en maillot de bain, avec une main artificielle cachée sous un gant de cuir. Et maintenant j’apprends par cette radio qu’Alan García vient de me prendre aussi ma compagnie d’assurances. Que de choses, hein ? »

Il se leva et alla plonger dans la mer. Tous les estivants de Punta Sal ne prirent pas la nouvelle avec le même esprit sportif. C’étaient, pour la plupart, des employés supérieurs, des cadres ou encore des hommes d’affaires liés aux entreprises menacées et ils savaient que cette mesure, à des degrés divers, allait leur porter préjudice. Ils se rappelaient tous les années de la dictature (1968-1980) et les nationalisations massives – au début du régime militaire il y avait sept entreprises publiques et près de deux cents à la fin – qui avaient transformé le pauvre pays qu’était alors le Pérou en ce très pauvre pays de maintenant. Ce soir-là, lors du lugubre diner, à la table voisine de la nôtre, une femme se lamentait sur son sort : son mari, l’un des nombreux Péruviens émigrés, venait de laisser une bonne situation au Venezuela pour rentrer à Lima afin de prendre en charge la direction d’une banque ! Cette famille allait-elle devoir prendre une fois de plus le chemin de l’exode en quête de travail ?

Il n’était pas difficile d’imaginer ce qui s’annonçait. Les propriétaires seraient payés en monnaie de singe, comme les expropriés au temps de la dictature. Mais ces propriétaires souffriraient moins que le reste des Péruviens. C’étaient des gens plutôt à l’aise et, depuis les spoliations socialistes du général Velasco, beaucoup d’entre eux avaient pris leurs précautions contre des imprévus de cette nature en plaçant leurs économies à l’étranger. Ceux qui n’étaient protégés d’aucune façon, c’étaient les employés de banques, d’assurances et de compagnies financières qui allaient faire partie, désormais, du secteur public. Ces milliers de familles n’avaient pas de comptes à l’étranger ni les moyens d’empêcher les gens du parti au gouvernement d’entrer en possession de leurs proies convoitées. Ce sont eux qui occuperaient à présent les postes-clés, l’influence politique déterminerait les promotions et nominations et il règnerait très vite dans ces entreprises la même corruption que dans le reste du secteur public du pays.

Le lendemain matin, tandis que nous courions sur la plage, escortés par une formation rectiligne d’albatros, je me souviens avoir dit à Patricia : « Une fois de plus dans son histoire, le Pérou vient de faire un nouveau pas vers l’état de barbarie ». Les nationalisations annoncées apporteraient plus de pauvreté, de découragement, de parasitisme et de corruption dans la vie péruvienne. En outre, à plus ou moins long terme, elles léseraient mortellement le système démocratique que le Pérou avait récupéré en 1980, après douze ans de régime militaire.

On a du mal, parfois, à le comprendre dans les démocraties avancées : « Pourquoi, m’a-t-on dit souvent, un tel tollé pour quelques nationalisations ? Monsieur Mitterrand a nationalisé les banques et, bien que la mesure ait été un échec et que les socialistes aient dû faire marche arrière, est-ce que cela a mis en péril la démocratie française ? » Ceux qui raisonnent ainsi ne comprennent pas le sous-développement, qui se caractérise notamment par la confusion totale du gouvernement et de l’État. En France, en Suède ou en Angleterre, une entreprise publique conserve une certaine autonomie face à ceux qui exercent le pouvoir politique ; elle appartient à l’« État » et son administration, son personnel et son fonctionnement sont plus ou moins à l’abri d’abus gouvernementaux. Dans un pays sous-développé, comme dans un pays totalitaire, le gouvernement est l’État et ceux qui gouvernent l’administrent comme si c’était leur propriété particulière, voire leur butin. L’entreprise publique sert à placer les copains, à alimenter les clientèles et aussi à faire des affaires. Ces entreprises se transforment très vite en essaims bureaucratiques paralysés par la corruption et l’inefficacité qu’y introduit la politique. Pas de danger qu’elles soient en faillite ; elles sont, presque toujours, des monopoles protégés contre la concurrence et leur existence est indéfiniment garantie par les subventions, c’est-à-dire l’argent des contribuable. (En 1988, le déficit des entreprises publiques a atteint au Pérou la somme de 2,5 millions de dollars, l’équivalent de toutes les devises produites cette année-là par les exportations.) Les Péruviens avaient vu en œuvre ce processus, depuis les temps de la « révolution socialiste, libertaire et à participation » du général Velasco dans toutes les entreprises nationalisées – le pétrole, l’électricité, les mines, les sucreries, etc. – et maintenant, comme un cauchemar récurrent, l’histoire allait se répéter avec les banques, les assurances et les compagnies financières que le « socialisme démocratique » d’Alan García se préparait à engloutir.

Mais l’étatisation du système financier avait des circonstances politiques aggravantes. Elle allait mettre entre les mains d’un gouvernant ambitieux et capable de mentir sans le moindre scrupule – n’avait-il pas affirmé une année plus tôt, lors d’une réunion de chefs d’entreprise, qu’il ne nationaliserait jamais les banques ? – le contrôle absolu du crédit. Grâce à quoi toutes les entreprises du pays, à commencer par les stations de radio, les chaînes de télévision et les journaux, seraient à la merci du gouvernement. Pas besoin d’être devin pour comprendre qu’à l’avenir le budget affecté aux moyens de communication aurait un prix : l’asservissement. Le général Velasco avait étatisé les journaux et les chaînes de télévision pour les enlever « à l’oligarchie » et les mettre entre les mains du « peuple organisé ». De la sorte, durant la dictature, les moyens de communication tombèrent à un niveau de servilité et d’indignité qui donnait la nausée. Plus astucieux, Alan García allait obtenir le contrôle total de l’information à travers les crédits et la publicité, en sauvant – à la mexicaine – les apparences d’une presse écrite et audiovisuelle indépendante.

La mention du Mexique n’est pas gratuite. Le système du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) mexicain – une dictature de parti qui garde les apparences démocratiques avec des élections, une presse « critique » et un gouvernement civil – a constitué traditionnellement une tentation pour les dictateurs latino-américains. Mais aucun n’a pu reprendre ce modèle, pure création de la culture et de l’histoire mexicaines, car il exige pour son « succès » quelque chose auquel aucun de ses émules ne se résout le sacrifice rituel, au bout d’un certain nombre d’années, du président, pour que le parti reste au pouvoir. Le général Velasco rêvait d’un régime à la mexicaine pour lui seul. Et il est bien connu que le président García nourrissait des rêves mexicains, c’est-à-dire qu’il voulait continuer. Quelque temps auparavant, un de ses députés avait présenté un projet de réforme qui stipulait que le président pouvait être réélu, provoquant ainsi de fortes protestations. Le contrôle du crédit de la part de l’exécutif était un pas décisif pour le maintien au gouvernement de ce parti « apriste » auquel un des ministres d’Alan García, l’ingénieur Huayta, avait promis « cent ans de pouvoir ».

« Et le pire, disais-je à Patricia, en soufflant à la fin de nos quatre kilomètres de course, c’est que cette mesure va être appuyée par 99 % des Péruviens ». Y a-t-il quelqu’un au monde qui aime les banquiers ? Ne sont-ils pas le symbole de l’opulence, du capitalisme égoïste, de l’impérialisme, de tout ce à quoi l’idéologie tiers-mondiste attribue la misère et le retard de nos pays ? Alan García avait trouvé le bouc émissaire idéal pour expliquer au peuple péruvien pourquoi son programme ne donnait pas les fruits annoncés : la faute en revenait aux oligarchies financières qui utilisaient les banques pour sortir du Pérou leurs dollars et se servaient de l’argent des épargnants pour accorder des prêts indus à leurs propres entreprises. Maintenant, une fois le système financier aux mains du peuple, tout cela allait changer.

Dès mon retour à Lima, deux jours plus tard, j’écrivis un article – « Vers le Pérou totalitaire », publié dans El Comercio du 2 août – en donnant les raisons de mon opposition à cette mesure et en exhortant les Péruviens à s’y opposer par tous les moyens légaux s’ils voulaient voir survivre le système démocratique. Je voulais, de la sorte, bien marquer mon rejet, tout en étant convaincu que cela ne servirait à rien et, qu’à l’exception de quelques protestations, la mesure serait approuvée par le Congrès avec la bénédiction de la majorité de mes compatriotes.

Mais il n’en alla pas ainsi. En même temps que sortait mon article, les employés des banques et autres entreprises menacées descendirent dans la rue, à Lima, à Arequipa, à Piura, défilant et organisant des petits meetings qui surprirent tout le monde, à commencer par moi. Afin de les appuyer, avec quatre amis intimes – nous sortions depuis des années une fois par semaine pour aller manger et bavarder –, trois architectes, Luis Miró Quesada, Frederick Cooper et Miguel Cruchaga, et un peintre, Pernando de Szyszlo, nous décidâmes de rédiger à la hâte un manifeste qui recueillit sans difficulté une centaine de signatures. Le texte, où l’on affirmait que « que la concentration du pouvoir politique et économique au sein du parti au gouvernement pourrait représenter la fin de la liberté d’expression et, pour tout dire, de la démocratie », fut lu par moi à la télévision et parut, sous mon nom, dans les journaux du 3 août avec pour titre : « Face à la menace totalitaire ».

Ce qui se passa les jours suivants bouleversa ma vie de façon imprévue. Ma maison fut submergée de lettres, de coups de fil et de visites de personnes qui se solidarisaient avec le manifeste et apportaient des montagnes de signatures qu’elles avaient recueillies spontanément. Des listes avec des centaines de nouveaux adhérents apparaissaient chaque jour dans la presse non gouvernementale. On vint me chercher, même des gens de province, désireux d’apporter leur aide. J’étais stupéfait. Le général Velasco nationalisa des dizaines d’entreprises sans que personne ne levât le petit doigt et, au contraire, avec l’appui d’une grande partie de l’opinion publique qui vit dans ces mesures un acte de justice sociale et l’espoir d’un changement. L’étatisme, pilier de l’idéologie tiers-mondiste, avait imprégné au Pérou, comme dans le reste de l’Amérique latine, non seulement la gauche communiste et socialiste, ce qui était logique, mais aussi de vastes secteurs du centre et de la droite. À tel point que le gouvernement conservateur de Belaúnde Terry, élu par le peuple péruvien à la fin de la dictature militaire (1980-1985), n’avait pas osé privatiser une seule des entreprises nationalisées par Velasco (à l’exception des moyens de communication, qu’il restitua à leurs propriétaires dès qu’il assuma le pouvoir). Mais, en ces journées fébriles du début août 1987, c’était comme si, dans des secteurs significatifs de la société péruvienne, l’étatisme ne faisait plus recette.

Alan García, énervé par le flot de protestations, avait décidé de « faire descendre les masses dans la rue ». Il parcourait le nord du pays, fief traditionnel de l’Apra, en pestant contre l’impérialisme et les banquiers et en proférant des menaces contre nous qui protestions. Son parti, l’Apra, révolutionnaire un demi-siècle plus tôt, était devenu au fil des ans un parti bureaucratique et conformiste, qui le suivait en traînant les pieds. Il était arrivé au pouvoir pour la première fois en 1980, après une très habile campagne électorale, en donnant de lui une image modérée, « social-démocrate », et la plupart de ses dirigeants semblaient très satisfaits de jouir des prérogatives du pouvoir. Dans ces conditions, beaucoup d’Apristes avaient perçu ces velléités révolutionnaires comme un coup à l’estomac. Mais l’Apra, qui a de socialiste l’étatisme, a du fascisme la structure verticale – son fondateur, Haya de la Torre, appelé « Jefe Máximo » (le Chef suprême), avait calqué l’organisation, l’apparat et les méthodes expéditives sur le « fascio » italien – et, par discipline, quoique sans grand enthousiasme, elle suivait son nouveau Jefe Máximo dans ses mobilisations révolutionnaires. Ceux qui, en revanche, l’appuyaient avec un enthousiasme sincère et débordant, c’étaient les socialistes et communistes de la coalition de Izquierda Unida (la Gauche Unie). Modérés ou extrémistes, ils ne pouvaient en croire leurs yeux. L’Apra, leur vieil ennemi, appliquait leur programme. Alors, le bon vieux temps du général Velasco où ils étaient presque arrivés à prendre le pouvoir allait-il ressusciter ? Socialistes et communistes prirent immédiatement fait et cause pour l’étatisation. Leur leader d’alors, Alfonso Barrantes, lut à la télévision un discours de soutien à la loi de nationalisation, et les sénateurs et députés de Izquierda Unida se transformèrent en ses défenseurs les plus acharnés au Congrès.

Felipe Thorndike et Frederick Cooper se présentèrent chez moi, un soir, au début de la seconde semaine d’août. Ils avaient rencontré des groupes d’indépendants et ils venaient me proposer de convoquer une manifestation, dans laquelle je serais l’orateur principal. L’idée était de montrer que les Apristes et les communistes n’étaient pas les seuls à descendre dans la rue pour défendre la nationalisation, mais que nous aussi, nous pouvions le faire pour la combattre au nom de la liberté. J’acceptai.

Cette nuit-là j’eus avec Patricia la première d’une série de discussions qui allaient durer une année.

« Si tu montes sur cette estrade, tu finiras par faire de la politique et c’en sera fini de la littérature. Et de la famille aussi. Est-ce que tu ne sais donc pas ce que signifie faire de la politique dans ce pays ?

– D’une certaine façon, j’ai pris la tête de la protestation contre la nationalisation. Je ne peux plus reculer. Il s’agit d’une seule manifestation, d’un seul discours. Cela ne veut pas dire se consacrer à la politique !

– Ensuite il y en aura une autre, puis une autre, et tu finiras par être candidat. Vas-tu laisser tes livres, la vie tranquille et confortable que tu mènes maintenant, pour faire de la politique au Pérou ? Ne sais-tu pas comment on va te le faire payer ? As-tu oublié l’affaire d’Uchuraccay ?

– Je ne vais pas faire de politique, laisser la littérature ni être candidat à quoi que ce soit. Je vais prendre la parole dans cette unique manifestation pour qu’au moins il soit bien dit que tous les Péruviens ne se laissent pas avoir par monsieur Alan García.

– On brûlera notre maison, on nous mettra des bombes, on enlèvera nos enfants et toi, ils te tueront. Est-ce que tu ne sais pas à qui tu t’attaques ? On voit bien que tu ne réponds jamais au téléphone. »

En effet, depuis la publication de notre manifeste, les coups de fil anonymes se multipliaient. Ils survenaient de jour comme de nuit. Pour dormir, nous dûmes débrancher le téléphone. Les voix semblaient toujours différentes si bien que j’en arrivais à penser que chaque Apriste, dès qu’il avait bu un coup de trop, s’amusait à appeler chez moi pour annoncer qu’on allait me couper les testicules, violer Patricia et Morgana et marquer au couteau mes garçons. Ils finirent par devenir une part de la routine familiale. Lorsqu’après les élections ces coups de fil cessèrent, notre maison connut une sorte de vide, voire de nostalgie.

La manifestation – on l’appela Rencontre pour la Liberté – fut convoquée pour le 21 août dans un lieu classique des meetings liméniens : la place San Martín. Son organisation fut prise en charge par des indépendants qui n’avaient pas milité en politique et n’avaient pas d’expérience en la matière. A l’exception, peut-être, de Miguel Cruchaga, neveu de Belaúnde Terry, qui avait été dans sa jeunesse un dirigeant d’Action Populaire. Mais il s’était écarté depuis longtemps du militantisme actif. À cause de ces antécédents et de son enthousiasme, Miguel assura la coordination des préparatifs. Ce furent des jours intenses et épuisants qui, à distance, me paraissent peut-être les plus exaltants et les plus propres de ces années-là. J’avais demandé aux actionnaires des entreprises menacées et aux partis d’opposition – Action Populaire et le Parti Populaire Chrétien – de rester en marge afin de donner à l’acte un caractère de principe et de montrer des Péruviens qui descendaient dans la rue pour défendre non des intérêts personnels ou politiques, mais des valeurs qui nous semblaient en danger avec la nationalisation.

Une telle quantité de gens se mobilisa pour nous aider – en collectant des fonds, en imprimant des tracts et des affiches, en préparant des banderoles, en prêtant leurs domiciles pour des réunions, en proposant des véhicules pour transporter les manifestants et en sortant peindre des slogans sur les murs et appeler à la manifestation – que dès le départ je devinai le succès. Comme ma maison était devenue un asile de fous, la veille du 21 août j’allai me cacher pour quelques heures chez Carlos et Maggie, deux amis, afin de préparer le premier discours politique de ma vie. (Carlos fut enlevé peu après, par le Mouvement Révolutionnaire Túpac Amaru, et maintenu six mois en captivité dans une petite cave sans aération.)

Mais malgré les signes favorables, même le plus optimiste d’entre nous n’avait pu prévoir l’extraordinaire assistance qui envahit cette nuit-là, de bout en bout, la place San Martín et déborda tout autour. En montant à la tribune, j’éprouvai un sentiment bizarre, quelque chose comme de l’exultation et de la terreur. Spectacle impressionnant : des dizaines de milliers de personnes – cent mille, au moins – agitaient des drapeaux et entonnaient à tue-tête l’Hymne à la Liberté qu’avait composé pour l’occasion Augusto Polo Campos, un compositeur très populaire. Quelque chose avait dû changer au Pérou pour qu’une foule semblable m’écoutât dire, en applaudissant avec ferveur, que la liberté économique était inséparable de la liberté politique, que la propriété privée et l’économie de marché étaient la garantie du développement et que nous les Péruviens n’admettrions pas que notre système démocratique « se mexicanise » ni que l’Apra devienne le Cheval de Troie du communisme.

Il paraît que ce soir-là, en voyant sur le petit écran l’ampleur de la Rencontre de la Liberté, Alan García, dans un accès de rage, mit en pièces son téléviseur. Il est vrai que cette immense manifestation eut de terribles conséquences. Elle fut un facteur décisif pour que la loi de nationalisation, bien qu’approuvée par le Congrès où Apristes et communistes détenaient la majorité absolue, ne pût jamais être appliquée. Elle sonna le glas des ambitions à se maintenir au pouvoir d’Alan García. Elle ouvrit les portes de la vie publique péruvienne à une pensée libérale qui jusqu’alors était méconnue, si l’on songe que toute notre histoire moderne avait été, pratiquement, un monopole du populisme idéologique des conservateurs et des socialistes avec différentes variantes. Elle rendit l’initiative aux partis d’opposition, Action Populaire (AP) et Parti Populaire Chrétien (PPC), alors qu’après leur défaite en 1985 ils semblaient invisibles, et elle jeta les bases de ce qui allait être le Front Démocratique et – comme le craignait Patricia – de ma candidature à la présidence.

Enthousiasmés par le succès de la place San Martín, nous organisâmes aussitôt deux autres meetings, à Arequipa le 26 août, et à Piura le 2 septembre. Tous deux attirèrent aussi les foules. À Arequipa il y eut de la violence : nous fûmes attaqués par des contre-manifestants apristes – les célèbres « buffles » (búfalos) ou gros-bras et tueurs du parti, de triste mémoire – et ceux d’une faction maoïste de Gauche Unie (Izquierda Unida), Patria Roja (Patrie Rouge). Ils lancèrent des pétards et, armés de bâtons, de pierres et de bombes puantes, ils attaquèrent alors que je commençais à prendre la parole, pour provoquer une dispersion. Les jeunes chargés de maintenir l’ordre à la périphérie de la place, résistèrent à l’assaut, mais plusieurs furent blessés. « Tu vois, tu vois ? », se plaignait Patricia, qui ce soir-là avait dû disparaître sous le bouclier d’un policier pour esquiver une pluie de bouteilles, « ce que je craignais commence à arriver ». En fait, malgré son opposition de principe, elle aussi travailla matin et soir à l’organisation des meetings et participa aux trois.

Ce furent les classes moyennes du pays qui emplirent ces places. Pas les riches, car eux, dans ce pays des plus misérables qu’était devenu le Pérou sous l’effet des mauvais gouvernements, ne seraient pas arrivés à remplir un théâtre, ni même un salon. Pas les pauvres non plus, les paysans ou les habitants de ce qu’on appelait, par euphémisme, les « jeunes agglomérations », qui regardaient cette mobilisation et écoutaient ce débat entre nationalisation et économie de marché, collectivisme et libre entreprise, de loin, comme si cela ne les concernait pas. Ces classes moyennes – employés, professionnels, techniciens, commerçants, fonctionnaires, maitresses de maison, étudiants – se réduisaient de jour en jour. Elles avaient vu décliner leur niveau de vie depuis trois décennies et avorter leurs espérances avec tous les gouvernements. Sous le premier gouvernement de Belaúnde Terry (1963-1968), dont le réformisme avait éveillé de grandes attentes. Sous la dictature militaire (1968-1980) et sa politique socialiste et répressive qui avait appauvri, violenté et corrompu la société péruvienne comme aucun autre gouvernement auparavant. Sous le second gouvernement de Belaúnde Terry (1980-1985), pour qui elles avaient voté massivement, et qui ne corrigea pas une seule des erreurs désastreuses du régime précédent, laissant en héritage une inflation galopante. Et sous Alan García qui – on commençait à peine à s’en apercevoir, ces jours-là – allait battre tous les records d’inefficacité gouvernementale de 1’histoire du Pérou en léguant à son successeur, en 1990, un pays en ruine, où les salaires réels avaient été réduits de moitié, les soldes des deux tiers el où la production nationale était tombée au niveau de trente ans auparavant. Déconcertées, politiquement ballottées à droite et à gauche, gagnées par la peur et parfois le désespoir, ces classes politiques s’étaient rarement mobilisées au Pérou en dehors des époques électorales. Mais elles l’avaient pourtant fait cette fois, en se disant judicieusement que si la nationalisation des banques, des assurances et des compagnies financières était effective, la situation serait encore pire et le Pérou s’éloignerait encore davantage de ce pays convenable, sûr, laborieux et prometteur auquel elles aspiraient.

Le thème constant de mes trois discours avait été : on ne sort pas de la pauvreté en redistribuant le peu qui existe mais en créant plus de richesse. Et pour cela il faut ouvrir des marchés, stimuler la concurrence et l’initiative personnelle, ne pas combattre la propriété privée mais l’étendre au plus grand nombre, dénationaliser notre économie et notre psychologie, en remplaçant la mentalité de celui qui attend tout de l’État, par un esprit moderne qui confie à la société civile et au marché la responsabilité de la vie économique.

« Je le vois et je n’arrive pas à y croire », me disait mon ami Felipe Thorndike. « Tu parles de propriété privée et de capitalisme populaire, et au lieu de te lyncher on t’applaudit. Qu’arrive-t-il au Pérou ? »

II – L’engagement et l’aventure

Ainsi commença l’histoire de ma candidature. Depuis lors, chaque fois qu’on m’a demandé pourquoi j’étais prêt à renoncer à ma vocation d’écrivain – ce que j’aime le plus au monde – pour cette activité médiocre et souvent méprisable que me semblait naguère la politique, j’ai répondu : « Pour une raison morale. Parce que les circonstances m’ont placé dans une situation de leader à un moment critique de la vie de mon pays. Parce qu’il m’a semblé qu’il y avait là une chance d’opérer, avec l’appui d’une majorité de Péruviens, les réformes libérales qu’au début des années 70 je défendais dans mes articles et polémiques comme les seules capables de sauver le Pérou ».

Mais quelqu’un qui me connaît autant que moi-même, voire mieux que moi-même, Patricia, n’est pas de cet avis. « L’obligation morale ne fut pas décisive, dit-elle. C’est l’aventure, l’espoir de vivre une expérience pleine d’excitation et de risque. D’écrire, dans la vie réelle, le grand roman. »

C’est peut-être vrai. Il est sûr que si la présidence du Pérou n’avait pas été, comme je l’ai déclaré en plaisantant à un journaliste, « le métier le plus dangereux au monde », je n’aurais jamais été candidat. Si le déclin, l’appauvrissement, le terrorisme et les multiples crises de la société péruvienne n’avaient pas fait du gouvernement presque impossible d’un tel pays un défi, cela ne me serait pas venu à l’esprit d’accepter pareille tâche. J’ai toujours cru qu’écrire des romans représentait, dans mon cas, une façon de vivre les nombreuses vies – les multiples aventures – que j’aurais voulu avoir ; je ne peux, donc, écarter que dans ce fonds obscur où se trament les motivations les plus secrètes de nos actes, la tentation de l’aventure m’ait poussé, plus qu’aucun altruisme, à intervenir dans la politique professionnelle.

Mais s’il est vrai que la tentation de l’aventure a joué ce rôle, il en est un autre, plus ou moins grand, joué par ce que j’appellerai, sans autre forme de grandiloquence, l’engagement moral.

Je vais essayer d’expliquer quelque chose qui n’est pas facile, sans tomber dans le lieu commun ou la rhétorique politique. Je déteste le nationalisme, qui me semble une des aberrations humaines qui a fait couler le plus de sang ; je sais aussi que le patriotisme, comme l’a écrit le Dr. Johnson, peut être « le dernier rempart de la canaille ». J’ai passé une bonne partie de ma vie à l’étranger et je ne me suis jamais senti totalement étranger nulle part. Il n’en demeure pas moins que mon rapport avec le pays où je suis né est plus intime et durable qu’avec aucun autre, même avec ceux où il m’est arrivé de me sentir comme chez moi : l’Angleterre, la France ou l’Espagne. Je ne sais pas pourquoi il en est ainsi, et en tout cas ce n’est pas pour une question de principe, quelque chose que je me serais imposé. Mais c’est un fait : ce qui se passe au Pérou m’affecte davantage – me réjouit ou m’irrite davantage – que ce qui se passe ailleurs et, d’une façon que je ne pourrais rationnellement justifier, je sens qu’il y a entre les Péruviens et moi, au-delà de la race, de la langue et de la condition, pour le meilleur ou pour le pire, quelque chose qui attache d’une façon indélébile. Est-ce fonction du passé tourmenté qui est notre héritage, du présent violent es misérable de notre pays, de son avenir incertain ou de mon enfance, là-bas en Bolivie, où, comme c’est si fréquent chez les expatriés, au foyer de mes grands-parents, de mes oncles et tantes et de ma mère on vivait le Pérou, le fait d’être péruvien, comme le don le plus précieux échu à la famille ?

Dire que j’aime mon pays est peut-être moins exact que dire qu’il est toujours présent en moi et que c’est une mortification constante. Je ne peux m’en libérer et en général ça me fait beaucoup de peine. Ça me peine de voir que depuis longtemps déjà il n’intéresse le reste du monde que par les cataclysmes qui secouent parfois sa géographie, par ses records d’inflation, les activités de ses trafiquants de drogue ou les massacres terroristes. Et que l’on parle de lui, à l’extérieur, quand on en parle, comme d’un pays horrible et grotesque, qui meurt à petit feu, à cause de l’inaptitude des Péruviens à se gouverner avec un minimum de bon sens. Je me rappelle avoir pensé, en lisant ce bel essai de George Orwell, Le Lion et la Licorne, où il dit que l’Angleterre est un bon pays de braves gens avec « the wrong people in control », combien l’on pouvait appliquer cette définition au Pérou. Car il y a chez nous des gens honnêtes et capables de faire, par exemple, ce que les Espagnols ont fait de l’Espagne dans les dix dernières années ; mais ils ont rarement fait de la politique, la laissant presque toujours au Pérou entre des mains malhonnêtes et médiocres.

Bien souvent dans ma vie, avant les événements d’août 1987, j’ai perdu espoir dans le Pérou. L’espoir de quoi ? Quand j’étais plus jeune, brûlant les étapes, l’espoir qu’il devienne un pays prospère, moderne, cultivé et que j’arrive à le voir. Puis qu’au moins avant de mourir, le Pérou commence à cesser d’être pauvre, en retard, injuste et violent et que ce progrès, peu importe à quel rythme il se ferait, apparaisse irrévocable. Il y a bien des choses mauvaises, sans doute, dans notre époque, mais il en est une très bonne, sans précédent dans l’histoire, et c’est que pour la première fois, aujourd’hui, les pays puissent choisir d’être prospères. L’un des mythes les plus pernicieux de notre temps est celui qu’ont propagé, jusqu’à l’incruster en maintes consciences du tiers monde, les intellectuels dits progressistes : à savoir que les pays pauvres le sont en raison d’une conspiration des pays riches, qui s’arrangent pour les maintenir dans le sous-développement, afin de les exploiter. Il n’y a pas meilleure philosophie pour l’inaction et la stagnation dans le retard. Car cette théorie est erronée. Dans le passé, sans doute, la prospérité dépendait presque exclusivement de la géographie et de la force. Mais l’internationalisation de la vie – des marchés, des techniques, des capitaux – permet aujourd’hui à tout pays, même le plus petit et le moins doté de ressources, à preuve Taiwan, Hong-Kong ou Singapour, s’il s’ouvre au monde et organise son économie en fonction de la concurrence, d’atteindre une croissance rapide. Dans les deux dernières décennies, en faisant exactement le contraire, c’est-à-dire en pratiquant à travers ses dictatures ou ses gouvernements civils, le populisme, le développement vers l’intérieur, le nationalisme économique, l’interventionnisme économique, l’Amérique latine a choisi, plutôt, d’aller à reculons. Et le Pérou, sous la dictature militaire et sous Alan García, a été encore plus loin que d’autres pays dans ces politiques qui conduisent au désastre économique. Ils nous y avaient conduits, en effet. Et jusqu’à ces jours de la campagne contre la nationalisation du système financier, j’avais l’impression que, quoique profondément divisés sur bien des choses, il y avait chez les Péruviens une sorte de consensus en faveur du populisme. Les forces politiques étaient en désaccord sur le degré d’intervention désirable, mais toutes semblaient accepter, comme un axiome, qu’il n’y avait pas sans cela de progrès ni de justice sociale. La modernisation du Pérou me semblait renvoyée aux calendes grecques.

Lors du débat public que j’eus avec mon adversaire, le 3 juin 1990, l’ingénieur Fujimori ironisa : « On dirait que vous voudriez faire du Pérou une Suisse, monsieur Vargas Llosa ». Et lorsque j’admis que l’idée ne me déplaisait pas, il sourit : il avait marqué un point. Vouloir que le Pérou « soit une Suisse » est devenu, pour une partie considérable de mes compatriotes, une prétention grotesque, alors que pour d’autres, ceux qui préféreraient le transformer en un Cuba ou une Corée du Nord, c’est quelque chose d’indésirable. Mais la nuit du 21 août 1987, devant cette foule qui délirait d’enthousiasme sur la place San Martín, puis sur la place d’Armes de ma ville natale, Arequipa, et sur l’avenue Grau de la Piura de mon enfance, j’ai eu l’impression, la certitude même, que des centaines de milliers, voire des millions de Péruviens avaient soudain décidé de faire l’impossible pour que notre pays devienne un jour « une Suisse », sans pauvres, chômeurs ni analphabètes, mais avec des gens cultivés, prospères et libres, et opère ce changement sans violence, seulement grâce aux votes et aux lois, dans les formes de la démocratie.

III – Le Front

Depuis le jour du meeting de la place San Martín, dans la presse, à la radio, à la télé et partout on commença à parler au Pérou du « Front » : une alliance de toutes les forces démocratiques d’opposition pour affronter l’Apra et la Gauche Unie aux élections de 1990. En fait, les militants d’Action Populaire et du Parti Populaire Chrétien s’étaient fondus sur cette place, ce soir-là, avec les indépendants. Et il en alla de même à Piura et Arequipa. Lors des trois occasions j’avais fait applaudir ces deux partis qui s’opposaient à la nationalisation.

Cette opposition avait été claire et immédiate dans le cas du Parti Populaire Chrétien et un peu tiède au début dans celui d’Action Populaire. Belaúnde, présent au Congrès le jour de l’annonce, avait fait une déclaration prudente, non par sympathie pour le projet, mais craignant probablement que la nationalisation ne s’avérât très populaire. Mais les jours suivants, en écho aux réactions de larges secteurs, ses déclarations furent de plus en plus critiques et ses partisans accoururent en masse place San Martín.

La pression des moyens de communication non apristes et du public en général, au travers de lettres, appels et déclarations, pour que notre mobilisation débouchât sur une alliance pour l’horizon 90 fut énorme les semaines qui suivirent les Rencontres de la Liberté. Je rendis visite, séparément, aux leaders des deux partis ; Belaúnde et Bedoya se montrèrent, l’un et l’autre, favorables à l’idée du Front. Après plusieurs réunions, pleines de périphrases et de tensions voilées, nous décidâmes de constituer une Commission tripartite chargée d’asseoir les bases de l’alliance. Trois délégués y représenteraient l’AP, trois le PPC et trois autres les « indépendants » dont on m’accorda la charge et pour lesquels on choisit une appellation encore inédite : le Mouvement Liberté.

Les trois délégués que je désignai au nom de ce mouvement – Miguel Cruchaga, un universitaire, Luis Bustamente Belaúnde et un chef d’entreprise, Miguel Vega Alvear – allaient constituer ensuite, avec Freddy Cooper et moi, le premier Comité Exécutif de ce Mouvement qu’on créa à la hâte ces mêmes jours, en même temps que s’organisait le Front Démocratique.

On m’a beaucoup reproché cette alliance avec deux partis traditionnels, qui avaient déjà été au pouvoir (dans les deux gouvernements de Belaúnde Terry, Bedoya Reyes avait été, en bonne partie, son allié). Cette alliance, disent les critiques, entama la fraîcheur et la nouveauté de ma candidature et la fit apparaître comme une machination des vieux partis de la droite péruvienne – discrédités après le bilan négatif du second gouvernement de Belaúnde – pour revenir au pouvoir par personne interposée. « Comment le peuple péruvien pouvait-il croire au “grand changement” que vous lui proposiez, si vous donniez le bras à ceux qui avaient gouverné entre 1980 et 1985, sans rien changer de ce qui allait mal au Pérou ? En allant avec Belaúnde et Bedoya vous vous suicidiez. »

J’ai su dès le départ les risques que représentait cette alliance, mais j’ai décidé de les courir pour deux raisons. La première, parce que ce qu’il fallait réformer au Pérou était si grand que cela exigeait, pour y arriver, une large base populaire. Je pensais que l’AP et le PPC avaient de l’influence dans les secteurs significatifs et qu’ils avaient, tous deux, fait la preuve de leurs sentiments démocratiques. Si l’on va aux élections en rangs dispersés, me disais-je, la division des voix du centre et de la droite donnera la victoire à la Gauche Unie ou à l’Apra. La mauvaise image des « vieux politiciens » peut être effacée par le programme, un plan de réformes profondes qui n’auront rien à voir avec le populisme de l’AP ni avec le conservatisme du PPC, mais proposeront un libéralisme radical jusqu’alors jamais postulé au Pérou. Ce sont ces idées qui devaient donner « de la nouveauté et de la fraîcheur » au Front.

Et la seconde c’était que je craignais que trois années ne seraient pas suffisantes, dans un pays aussi compliqué que le Pérou – avec de larges secteurs affectés par le terrorisme, des routes inexistantes ou en mauvais état, des moyens de communication des plus déficients – pour qu’une organisation nouvelle, aux membres inexpérimentés, telle que le Mouvement Liberté, assoie une organisation aux ramifications dans toutes les provinces et les districts afin de rivaliser avec l’Apra qui, outre sa bonne organisation, compterait cette fois sur tout l’appareil de l’État pour sa machine électorale et sur une gauche aguerrie par maintes élections. Pour diminués qu’ils soient, calculais-je, l’AP et le PPC disposent d’une infrastructure nationale dont nous devons profiter.

Les deux calculs furent erronés. Il est vrai que mes amis et moi, en nous disputant parfois comme chien et chat avec nos alliés, surtout l’Action Populaire, nous obtînmes que le programme de gouvernement du Front fût réformiste et radical. Mais à l’heure du vote, cela pesa moins dans les secteurs populaires que la présence parmi nous de visages et de noms qui avaient perdu toute crédibilité à cause de leur passé politique. Et d’autre part, il était naïf de ma part de croire que les Péruviens voteraient pour des idées. Ils votèrent, comme l’on vote dans une démocratie sous-développée – et parfois même dans les démocraties avancées –, pour des images, des mythes, par instinct, ou pour d’obscurs sentiments et ressentiments sans grand lien avec la raison.

L’autre argument était encore plus faux. Ni Action Populaire ni le Parti Populaire Chrétien n’avaient d’organisation nationale. Le PPC n’en avait jamais eu. Petit parti, surtout de classe moyenne, il comptait en dehors de Lima à peine quelques comités dans les capitales de départements et de provinces et de maigres adhérents. Et le parti d’Action Populaire, bien qu’il eût gagné deux élections présidentielles et été, dans ses beaux jours, un parti de masse, n’avait jamais réussi à avoir l’organisation disciplinée et efficace de l’Apra. Ce fut toujours un parti saisonnier, qui se cristallisait aux époques électorales autour de son leader, puis hibernait. Mais après son revers en 1985 – le candidat à la présidence avait à peine obtenu un peu plus de 6% des suffrages – il était en pleine désintégration. Ses comités, quand ils existaient, étaient composés d’ex-fonctionnaires du gouvernement, parfois à la réputation douteuse, en raison des abus ou des malversations qu’ils avaient opérés dans leurs charges et qui n’aspiraient au triomphe du Front que pour revenir en arrière.

En fin de compte, il arriva le contraire de ce que j’avais prévu. Les infrastructures des alliés ne se fondirent jamais dans la campagne et, à l’inverse, dans bien des endroits à l’intérieur des terres, elles se disputèrent entre elles, pour des rivalités personnelles et de médiocres appétits, avec parfois, comme à Piura, de féroces communiqués de presse qui faisaient les délices de nos adversaires. Finalement, malgré nos déficiences quant à l’organisation, qui ne furent pas minces, le Mouvement Liberté se révéla, peut-être, d’entre les forces du Front – outre l’AP et le PPC, il intégra le SODE (Solidarité et Démocratie), une petite formation de cadres et de professionnels –, celui qui réussit à étendre le plus grand réseau de comités dans le pays.

Je ne veux pas donner l’idée que l’alliance avec l’AP et le PPC fut la raison principale de ma défaite aux élections. Celle-ci est imputable à divers facteurs et, sans doute, la responsabilité principale de la défaite me revient-elle. Mais il convient de signaler que l’alliance avec ceux qui avaient gouverné entre 1980 et 1985 contribua à entamer la confiance populaire dans le Front – qui exista pratiquement tout au long de la campagne – et, à un moment donné, à l’éclipser.

Au long de ces trois années nous nous réunîmes, Belaúnde, Bedoya et moi à un rythme de deux ou trois fois par mois, au début en alternant les lieux de réunion pour tromper la traque journalistique, puis, généralement, chez moi. Nous le faisions le matin, vers dix heures. Bedoya arrivait infailliblement en retard, ce qui impatientait Belaúnde, homme ponctuel et toujours désireux d’en finir avec la réunion pour aller au Club Regatas nager et jouer au badminton (il arrivait, parfois, en tennis et raquette).

Il est difficile d’imaginer deux personnes, deux hommes politiques aussi différents. Belaúnde était né au sein d’une famille aristocratique et, quoique sans fortune, il touchait à l’hiver de sa vie lourd de trophées : deux victoires présidentielles et une image d’homme d’État démocrate et honnête que même ses pires adversaires ne niaient pas. Bedoya, d’une origine bien plus modeste – sa famille appartenait à la basse bourgeoisie – avait dû parcourir bien du chemin pour se faire une situation, comme avocat. Sa carrière politique avait connu un bref apogée – il fut un magnifique maire de la capitale durant le premier gouvernement Belaúnde – mais ensuite il n’avait jamais pu se défaire des étiquettes de « réactionnaire », de « défenseur de l’oligarchie » et d’« homme d’extrême-droite » dont le gratifia la gauche et il fut battu les deux fois où il postula à la présidence (en 1980 et 1985). Ces étiquettes ajoutées à ses piètres dons d’orateur et au caractère impulsif de ses déclarations publiques contribuèrent à lui retirer la confiance des Péruviens. C’est une erreur que nous avons payée, surtout lors de l’élection de 1985, car son gouvernement aurait été sûrement moins populiste que celui d’Alan García, plus énergique contre le terrorisme et, assurément, plus honnête.

Des deux, celui qui avait plus d’éloquence et d’éclat, d’élégance et de charme, c’était Belaúnde. Bedoya, en revanche, pouvait être maladroit et prolixe, avec ses longs soliloques juridiques qui mettaient hors de lui celui-là, homme foncièrement allergique au caractère abstrait et désintéressé des idéologies et des doctrines. L’idéologie d’Action Populaire consistait en une forme élémentaire de populisme – beaucoup de travaux publics –, inspirée du New Deal de Roosevelt, le modèle de chef d’État pour Belaúnde, en des slogans nationalistes du genre « La conquête du Pérou par les Péruviens » et de romantiques allusions à l’empire des Incas, au travail coopératif et communal de l’homme andin pré-hispanique.) Mais, des deux, Bedoya s’avéra le plus souple et prêt à faire des concessions pour l’alliance. Et celui qui, une fois arrivé à un accord, le respectait scrupuleusement. Belaúnde agit toujours – en y mettant, certes, à tout moment, les formes – comme si le Front était l’Action Populaire et le PPC et Liberté seulement deux comparses. Sous son extrême élégance il y avait chez lui une certaine vanité, pas mal d’obstination et quelque chose du chef habitué à faire et défaire dans son parti sans que personne n’ose jamais le contredire. Très courageux, orateur qui tenait du tribun du XIXe siècle, avec le sens du geste spectaculaire, comme de se battre en duel, par exemple, il avait surgi à la fin de la dictature du général Odría (1948-1956) comme leader réformiste, attaché aux changements sociaux et à la modernisation du Pérou. Sa montée au pouvoir en 1963 suscita d’immenses espérances. Mais son gouvernement ne fit pas grand-chose, en grande partie à cause de l’Apra et de l’Odriisme (qui, alliés au Congrès, où ils détenaient la majorité, bloquèrent tous ses projets, à commencer par la réforme agraire) et, en partie, par son indécision et le mauvais choix de ses collaborateurs. Le coup militaire de Velasco l’exila aux États-Unis, où il avait vécu tout le temps de la dictature, très modestement, en donnant des cours. Lors de son second gouvernement, à la différence du premier, il ne fut pas renversé par les militaires, mais ce fut peut-être son seul mérite : survivre jusqu’aux élections suivantes. Car pour le reste – et surtout en politique économique – ce fut un échec. Il ne redressa aucune des mesures catastrophiques de la dictature, telles que la socialisation des terres et la nationalisation des entreprises les plus importantes du pays, il accrut dangereusement l’endettement national, il ne fit pas face efficacement au terrorisme alors qu’il était encore en germe et qu’il aurait pu être freiné, il ne put contenir la corruption qui atteignit les gens de son propre gouvernement et, enfin, il lâcha la bride à l’inflation.

J’avais voté pour lui chaque fois qu’il avait été candidat et, quoique conscient de ses déficiences, défendu son second gouvernement, car il m’avait semblé qu’après douze ans de dictature, la reconstruction de la démocratie était la première priorité et qu’elle passait par la survie d’Action Populaire au pouvoir. Aussi parce que ceux qui l’attaquaient – l’Apra et la Gauche Unie – représentaient les pires options. Et surtout parce qu’il y a, dans la personne de Belaúnde, une honnêteté foncière, avec deux qualités que j’ai toujours admirées chez lui et qui sont si rares chez les politiciens péruviens : une conviction démocratique authentique et une droiture absolue (c’est un des très rares présidents qui quitta le pouvoir plus pauvre qu’à son arrivée). Mais mon appui fut indépendant, non dépourvu parfois de critiques à l’égard de son gouvernement auquel, par ailleurs, je n’appartins jamais. À une seule exception près, je refusai toutes les responsabilités qu’il m’offrit : les ambassades de Londres et de Washington, le ministère de l’Éducation et celui des Affaires Étrangères et, finalement, le poste de Premier ministre. L’exception ce fut cette charge non rémunérée, d’un mois, dont le souvenir nous donnait, à Patricia et moi, des cauchemars : faire partie de la commission d’enquête sur le massacre de huit journalistes dans une région reculée des Andes – Uchuraccay – (cf. le dossier de cet épisode dans Contra Viento y Marea [en français : Contres vents et marées, traduction d’Albert Bensoussan], III, p. 85-226), ce pourquoi j’avais été attaqué, calomnié d’une façon impitoyable des mois durant par la presse de gauche et presque traîné devant les tribunaux.

À mi-course de son second gouvernement, un soir, intempestivement, il me fit appeler au Palais. C’est un homme réservé qui, même quand il parle beaucoup, ne révèle jamais ses sentiments intimes. Mais à cette occasion – nous eûmes deux ou trois réunions sur le même thème, dans les mois suivants – il me parla de façon beaucoup plus explicite que d’habitude, avec une certaine émotion, en me laissant entrevoir certains sujets qui le tourmentaient. Il se plaignait de ces techniciens à qui il avait donné carte blanche dans la politique économique du pays. Et pour quel résultat ? L’histoire ne se souviendrait pas d’eux, mais, par contre, de lui. Il s’indignait de voir certains ministres contracter des assesseurs en les payant en dollars quand on demandait au pays tout entier de faire des sacrifices. Et il y avait dans son ton et ses silences de la mélancolie et comme un goût amer.

Son souci le plus immédiat était ce qui arriverait au Pérou après les élections de 1985. Il prévoyait qu’Action Populaire ferait un mauvais score et le PPC aussi tant Bedoya, quels que soient ses mérites, manquait de punch électoral. Cela pouvait entraîner un triomphe de l’Apra, avec Alan García à la présidence. Les conséquences en seraient terribles pour le pays. Il se rappellerait toujours, les années suivantes, sa prophétie de ce soir-là, confirmée par le temps : « Le Pérou ne sait pas ce dont est capable ce jeune homme s’il arrive au pouvoir ». Son idée était qu’on pouvait l’éviter si j’étais candidat de l’AP et du PPC. Il croyait que ma candidature attirerait le vote indépendant. Comme je lui faisais valoir que j’étais inapte à la politique (le temps devait aussi le confirmer), il répondait par des phrases flatteuses et une amabilité – je dirais une tendresse, si ce substantif n’était à ce point inadapté à sa personnalité économe et nullement émotive – qu’il ne cessa de me manifester pas même aux moments les plus tendus de la vie du Front Démocratique (comme lors du retrait de ma candidature, à cause d’une dispute sur les élections municipales, au milieu de l’année 1989). Ce projet de Belaúnde ne se réalisa pas, en grande partie du fait de mon propre désintérêt, mais aussi parce qu’il ne trouva pas d’écho auprès d’Action Populaire ni du Parti Populaire Chrétien qui voulaient se présenter aux élections de 1985 avec leurs propres candidats.

Bedoya, homme d’esprit et avec une verve créole toujours au bout des lèvres, disait de Belaúnde que c’était « un maître pour esquiver des fesses la seringue ». Et en effet il n’y avait moyen de rien faire avec lui, pas même d’en discuter, si un sujet ne lui plaisait ou ne lui convenait pas. Il s’arrangeait toujours en pareil cas pour détourner la conversation, en racontant des anecdotes sur ses voyages – il avait parcouru le Pérou en long et en large, à pied, à cheval, en canoë, et il avait une connaissance encyclopédique de la géographie nationale – ou sur ses deux gouvernements, sans laisser place à la moindre interruption, puis soudain regarder sa montre, se lever et d’un coup – « Eh là ! il est bien tard » – prendre congé et disparaître.

Cette habileté à éluder toute chose dont il usait envers Bedoya et envers moi, je l’ai vu s’exercer un soir, également, à l’encontre des trois dignitaires apristes du gouvernement – le Premier ministre, Armando Villanueva, le président du Congrès, Alva Castro et le sénateur et monument historique du parti, Luis Alberto Sánchez – qui avaient demandé une entrevue avec les dirigeants du Front Démocratique pour étudier une éventuelle trêve politique. Mais ils n’eurent même pas l’occasion de la lui proposer, parce que Belaúnde leur cloua le bec toute la soirée, en rapportant des détails de son premier gouvernement, en évoquant des voyages, des personnages disparus, en faisant des plaisanteries et racontant des anecdotes jusqu’à ce que, découragés et, je suppose, à moitié fous, les Apristes se résignassent à partir.

Ce qu’on n’aborda presque jamais avec Belaúnde et Bedoya, au long de ces trois ans, c’est la politique du Front au gouvernement, ses idées, réformes, initiatives pour tirer le Pérou de la ruine et le mettre en état de récupérer. La raison était simple : nous savions tous trois qu’il y avait des points de vue très différents sur ce que devait être le plan de gouvernement et nous préférions différer la discussion à un après qui n’arriva jamais. Nous parlions des potins politiques du moment et de ce que serait la nouvelle machination d’Alan García – quel traquenard, quel sale coup il préparait cette fois – et nous discutions, quand Belaúnde n’esquivait pas le sujet, de savoir si le Front présenterait des candidats uniques aux élections municipales de novembre 1989 – comme le proposaient le PPC et le Mouvement Liberté – ou si chaque parti irait seul, avec ses propres candidats (la thèse d’AP). Ce sujet finirait par provoquer la crise la plus sérieuse du Front Démocratique, au point, presque, de le faire éclater.

Dans ces réunions tripartites, je vérifiai quelque chose dont je me doutais : c’est que la politique réelle, pas celle qu’on lit et écrit, pense et imagine – la seule que je connaissais –, mais celle qu’on vit et pratique quotidiennement, a peu à voir avec les idées, les valeurs et l’imagination, avec les visions théologiques – cette société idéale que nous voulions créer – et, pour le dire crûment, avec la générosité, la solidarité et l’idéalisme. Elle est faite presque exclusivement de manœuvres, intrigues, conspirations, pactes, paranoïas, trahisons, calculs, pas mal de cynisme et toutes sortes de jongleries. Car le politicien professionnel, qu’il soit du centre, de gauche ou de droite, n’est en vérité mu, excité et poussé que par le pouvoir : y arriver, y demeurer ou le reprendre le plus tôt possible. Il y a des exceptions, certes, mais ce ne sont que des exceptions. Bien des politiciens sont animés au départ de sentiments altruistes – changer la société, faire régner la justice, impulser le développement, etc. – mais en chemin, dans cet exercice médiocre et pédestre qu’est la politique au jour le jour, ces beaux objectifs cessent de l’être, ils deviennent les lieux communs de leurs discours et déclarations, de cette personnalité publique qu’ils acquièrent et qui finit par les rendre interchangeables, et à la fin ce qui prévaut chez eux c’est l’appétit cruel et incommensurable de pouvoir. Celui qui n’est pas capable d’éprouver cette attraction presque physique et obsessionnelle pour le pouvoir peut difficilement être un politicien à succès. C’était mon cas, bien entendu. Le pouvoir m’avait toujours inspiré de la méfiance, même dans ma jeunesse révolutionnaire, et l’une des fonctions qui m’avaient semblé les plus importantes de ma vocation, la littérature, c’était précisément qu’elle était une forme de résistance au pouvoir, une activité depuis laquelle le pouvoir, tous les pouvoirs, pouvaient être en permanence mis en question, la bonne littérature finissant toujours par montrer à ceux qui lisent les insuffisances de la vie, l’inévitable incapacité de tout pouvoir à combler les aspirations et les désirs humains. C’est cette défiance à l’égard du pouvoir, ajoutée à mon allergie biologique à toute forme de dictature, qui, à partir des années 70, m’avait attiré vers la pensée libérale en son souci de défendre l’individu contre l’État, de décentraliser le pouvoir en l’atomisant en de multiples pouvoirs particuliers qui s’équilibrent les uns les autres et de transférer à la société civile les responsabilités économiques, sociales et institutionnelles au lieu de les concentrer en l’élite politique au gouvernement.

Après presque une année de négociations nous décidâmes enfin la constitution officielle du Front Démocratique. On me chargea de rédiger la déclaration de principes et Belaúnde, toujours avisé des gestes significatifs, suggéra de la signer, en un acte public, dans le berceau et le bastion de l’aprisme, à Trujillo. Nous le fîmes le 29 octobre 1988. La manifestation fut un succès, car elle remplit presque aux trois quarts l’immense Place d’Armes de Trujillo. Mais dans la Déclaration de Trujillo, cérémonie académique où les délégués de AP, PPC et Liberté firent un diagnostic de la situation péruvienne, les dissensions et rivalités apparurent à l’évidence au sein du Front. À l’encontre de ce qui était convenu – unifier nos slogans et nos publics pour montrer l’« esprit fraternel » qui régnait au sein de l’alliance –, lors de nos apparitions publiques chaque force acclamait seulement son leader et reprenait ses propres consignes, pour montrer qu’elle était la plus nombreuse. Et le soir, sitôt fini le meeting commun, les trois forces se séparaient pour célébrer, chacune, son propre meeting devant le siège de son parti.

L’ordre de parole des orateurs fut cause de tensions. Bedoya insistait pour que ce soit moi qui intervienne en dernier comme leader et futur candidat du Front. Belaúnd s’y opposa, en alléguant son âge et sa condition d’ex-Président ; il m’appartiendrait d’être l’orateur principal seulement après la proclamation de ma candidature. Finalement, je parlai en premier, puis Bedoya et Belaúnde en dernier lieu. De telles discussions nous prenaient beaucoup de temps, donnaient lieu à des suspicions et des jalousies et tous convenaient qu’elles étaient importantes. Le Front Démocratique n’arriva jamais à être une force cohérente et intégrée, où l’objectif commun aurait prévalu sur les intérêts des partis qui le constituaient. Au second tour, pourtant, après la grande surprise du premier – le pourcentage très élevé atteint par Alberto Fujimori et la certitude d’être appuyé au second tour par les voix apristes et communistes –, il y eut un sursaut qui rapprocha les militants et les dirigeants et les poussa à coopérer sans réticences, sans cette mesquinerie partisane qui fut l’attitude dominante à la base jusqu’au 10 avril 1990.

Cette vision à court terme de la politique devint évidente surtout sur le thème des élections municipales. Convoquées pour le 12 novembre 1988, à peine cinq mois avant l’élection présidentielle, elles allaient constituer la partie préliminaire du combat, car on allait y mesurer la puissance des forces en présence. Avant même d’en avoir discuté, Belaúnde annonça que Action Populaire présenterait ses propres candidats, car le Front n’existait que pour les présidentielles.

Pendant des mois, il fut difficile de parler avec lui de ce sujet. Bedoya était d’accord avec moi pour penser qu’aller aux municipales en ordre dispersé donnerait une image de division et d’antagonisme qui entamerait gravement notre crédibilité. En privé, Belaúnde me disait que partager les listes municipales avec le PPC qui n’existait pas en dehors de Lima était intolérable pour sa base populiste et qu’il ne pouvait pour cela s’exposer à semer le trouble dans ses propres rangs. Voyant là un problème d’appétits, je proposai au Mouvement Liberté de renoncer à présenter un seul candidat à la mairie ou au conseil municipal dans tout le Pérou, de façon à laisser AP et PPC se partager les candidatures. Je pensais par ce geste faciliter l’accord. Mais Belaúnde ne céda pas pour autant. L’affaire mobilisa les médias ; populistes et « pépécistes » principalement, mais aussi « libertaires » et « sodistes » s’enfermèrent dans un débat insensé qui fit le jeu des proches du gouvernement et de la gauche qui l’amplifièrent afin de montrer la faiblesse de notre alliance et l’abîme qui nous séparait.

En définitive, à la mi-juin 1989, après d’innombrables discussions, parfois violentes, Belaúnde accepta la thèse des candidatures uniques. Commença alors, entre AP et PPC, un autre combat pour le partage des municipalités. Ils ne tombaient jamais d’accord et, par ailleurs, la base provinciale de chaque parti pesait sur la direction nationale car toutes voulaient tout et personne ne semblait disposé à faire la moindre concession à l’allié. La propre base du Mouvement Liberté avait poussé les hauts cris après notre décision de ne présenter aucune candidat et il y eut quelques défections.

Inquiet de ce que cela présageait pour l’avenir, si le Front arrivait au gouvernement, j’obtins du Mouvement Liberté qu’il m’autorisât à offrir au PPC et à AP 40 % des listes parlementaires, au lieu des 33 % qui leur revenaient, avec en échange l’abandon de toute forme de quotas ministériels, ce qui, au demeurant, répondait à un impératif de la Constitution (qui stipule que la désignation du cabinet est du ressort du Président). Belaúnde et Bedoya acceptèrent. Mon idée n’était pas, naturellement, de me passer de mes alliés si nous arrivions au pouvoir, mais d’avoir la liberté de pouvoir m’entourer seulement de ceux qui étaient honnêtes et capables, de ceux qui croyaient aux réformes et étaient prêts à lutter pour elles (et assurément il y en avait). Que le Mouvement Liberté n’ait que 20 % de candidats parlementaires, en y incluant de surcroît les alliés du SODE, démoralisa maints « libertaires », qui jugeaient cette restriction excessivement généreuse et peu politique.

Belaúnde et l’AP étaient ceux qui avaient mis le plus d’obstacles à cet accord sur les municipales, mais c’est Bedoya qui précipita la crise, dans une déclaration télévisée, au soir du 19 juin 1989, en démentant sans grand tact ce que je venais d’affirmer lors d’une conférence de presse, à savoir que Al et PPC étaient enfin d’accord sur les candidatures aux municipales de Lima et de Callao, qui avaient provoqué jusqu’alors les pires controverses entre les deux partis. J’écoutai la déclaration de Bedoya au dernier journal télévisé, alors que je venais de me coucher. Outre qu’il me mettait dans une position fausse, son démenti illustrait de façon tapageuse notre désunion et ses mesquineries. Je me relevai, gagnai mon bureau et passai le reste de la nuit à réfléchir.

Valait-il la peine de m’entêter ? AP et PPC se disputeraient toujours la tête des listes et le nombre de conseillers municipaux dévolus à chaque parti, jusqu’au discrédit total du Front. Est-ce avec cet esprit que nous ferions la grande transformation pacifique ? Était-ce possible avec cette mentalité de convertir le Pérou en un « pays de propriétaires et de chefs d’entreprise », de le débarrasser des pratiques mercantilistes, d’en finir avec la spéculation et d’impulser le capitalisme populaire ? Est-ce avec eux que nous démonterions l’État macrocéphale pour transférer notre immense secteur public à la société civile ? N’allaient-ils pas procéder, dès notre arrivée au gouvernement, ni plus ni moins que les Apristes, au partage de l’administration et faire l’impossible pour créer de nouveaux fromages, plus de postes publics à occuper ?

Le pire de tout, là-dedans, était l’aveuglement sur ce qui se passait autour de nous. Les alliés ne voyaient-ils pas que le bateau prenait l’eau de toute part ? Les attentats se multipliaient partout dans le pays et, selon le gouvernement, ils avaient déjà provoqué quelque dix-huit mille morts. Des régions entières – la zone de Huallaga, dans la forêt, et presque toutes les Andes centrales – étaient pratiquement contrôlées par le Sentier Lumineux et le mouvement Túpac Amaru. La politique d’Alan García avait fait voler en éclats les réserves et les émissions inorganiques annonçaient une explosion inflationniste. Les entreprises travaillaient à la moitié de leur rendement et parfois au tiers de leur capacité. Les Péruviens qui le pouvaient sortaient leur argent du pays et ceux qui réussissaient à trouver un emploi à l’étranger s’en allaient. Les recettes fiscales avaient baissé à un point tel que l’on était au bord d’un effondrement généralisé des services publics. Chaque soir les écrans de télévision montraient des scènes pathétiques d’hôpitaux sans médicaments ni lits, de collèges sans bureaux, sans tableaux et parfois sans murs ni toits, de quartiers sans eau ni électricité, de rues encombrées d’ordures, d’ouvriers et d’employés en grève, désespérés par la chute vertigineuse du niveau de vie. Et le Front Démocratique, né au milieu de tant d’espoirs, pour remédier à cette catastrophe, paralysé depuis des semaines, des mois, par le partage des mairies aux municipales !

Au petit matin, je rédigeai une lettre sévère à l’intention de Belaúnde et de Bedoya, en leur faisant savoir qu’au vu de leur incapacité à se mettre d’accord, je renonçais à être candidat. Je réveillai Patricia pour lui lire le texte et nous décidâmes de partir aussitôt pour l’étranger afin d’éviter les pressions prévisibles. On m’avait invité à recevoir un prix littéraire en Italie – le Scanno, dans les Abruzzes – si bien que le lendemain nous retenions nos billets, secrètement, à vingt-quatre heures du départ. J’envoyai dans l’après-midi ma lettre à Belaúnde et Bedoya par l’intermédiaire d’Alvaro, mon fils aîné, après avoir fait connaître ma décision au comité exécutif du Mouvement Liberté. Je vis le visage triste de certains de mes amis – je me rappelle celui de Miguela Cruchaga, blanc comme linge –, mais aucun d’eux n’essaya de me dissuader. À vrai dire ils étaient aussi fatigués par l’absurde obstruction du Front.

Je donnai au service de sécurité l’instruction de ne laisser entrer personne et nous bloquâmes le téléphone. La nouvelle parvint aux organes de presse à la nuit avec l’effet d’une bombe. Elle fit la une de tous les journaux télévisés. Des dizaines de journalistes firent le siège de ma maison et le défilé de toutes les personnalités politiques du Front commença. Mais je ne reçus personne et ne sortis que lorsque, plus tard, une manifestation de quelques centaines de militants du Mouvement Liberté fut improvisée aux abords.

Au matin du 22 juin, le service de sécurité nous conduisit à l’aéroport et parvint à nous faire passer directement jusqu’à l’avion d’Air-France, en évitant une autre manifestation des « libertaires », avec à leur tête Miguel Cruchaga, Chino Urbina et Pedro Guevara, que j’aperçus au loin, depuis le hublot de l’avion.

À mon arrivée en Italie, j’étais attendu par deux journalistes qui, je ne sais comment, avaient eu connaissance de mon itinéraire : Jean Cruz, de El País, et Paul Yule, de la BBC, qui tournaient un documentaire sur ma candidature. Je fus surpris en parlant avec eux, car tous deux croyaient que mon désistement n’était qu’une tactique pour faire plier mes alliés turbulents. C’est ce que tout le monde finirait par croire, au point que beaucoup pensèrent que, tout compte fait, je n’étais pas aussi mauvais politique que je le semblais. Je dois à la vérité de dire que mon désistement n’était pas calculé dans l’intention de faire pression sur l’AP et le PC. Il fut authentique, né du dégoût de la politicaillerie qui submergeait le Front, convaincu que l’alliance n’allait pas fonctionner, que nous allions décevoir l’attente de bien des gens et que mon propre effort allait être inutile. Mais Patricia, qui ne me passe rien, dit que c’est aussi une vérité discutable. Car si j’avais cru qu’il n’y avait plus d’espoir, j’aurais écrit sur ma lettre de démission le mot « irrévocable », ce qu’en effet je ne fis pas. De sorte que, peut-être, comme elle le croit, dans quelque coin secret de ma tête j’abritais l’illusion – le désir – que ma lettre arrangeât les choses.

Elle les arrangea, passagèrement. Du jour de mon départ, les moyens de communication indépendants censurèrent durement le PPC et l’AP, et les critiques plurent sur la tête de Bedoya et de Belaúnde sous forme d’éditoriaux, d’articles et de déclarations. Les intentions de vote en ma faveur enregistrèrent dans tout le pays et dans tous les secteurs sociaux une montée impressionnante. Jusqu’alors les sondages m’avaient toujours placé en tête devant les candidats de l’APRA (Alva Castro) et de la Gauche Unie (Alfonso Barrantes), mais avec un pourcentage qui n’avait jamais dépassé les 35 %. Or il atteignit ces jours-là le score le plus élevé de la campagne, 50 %. Le Mouvement Liberté enregistra des milliers de nouveaux adhérents, au point d’épuiser les fiches d’inscription qu’il fallut réimprimer en catastrophe. Les sièges du mouvement se virent, nuit et jour, encombrés d’une multitude de sympathisants et d’adhérents qui nous abjuraient de rompre avec l’AP et le PPC et d’aller tout seuls aux élections. À mon retour à Lima, je trouvai 4 890 lettres (selon Rosi et Lucía, qui les comptèrent) provenant de tout le Pérou, me félicitant d’avoir rompu avec les partis (surtout avec l’AP, celui qui inspirait le plus d’hostilité).

Depuis quelques mois nous avions engagé comme conseillers Sawyer Miller, une firme internationale avec une vaste expérience en matière d’élections, car elle avait travaillé pour Cory Aquino aux Philippines, et en Amérique Latine pour divers candidats aux présidentielles, parmi lesquels le Bolivien Sánchez de Losada, qui fut celui qui nous la recommanda. Ce fut une bonne recommandation, en dépit des résultats, car il est sûr que Mark Malloch-Brown et ses collaborateurs firent un travail magnifique. Leurs sondages d’opinion, surtout, nous permirent d’ausculter de très près les sentiments, les craintes, les espoirs et l’humeur changeante des différents Secteurs de cette mosaïque sociale compliquée du Pérou. Ses prévisions s’avérèrent justes en général. Maints conseils de Mark furent repoussés par moi parce qu’ils se heurtaient à certaines considérations de principe – mes amis de Liberté et moi nous avions décidé qu’il ne s’agissait pas de gagner les élections à n’importe quel prix mais d’une certaine façon et pour un but spécifique – et les conséquences furent, le plus souvent, celles qu’il avait annoncées. Un de ses conseils, dès la première enquête « en profondeur » effectuée début 1988 jusqu’à la veille du second tour – juin 1990 –, avait été qu’il fallait rompre avec les alliés et me présenter comme candidat indépendant, sans attaches avec l’establishment politique, comme quelqu’un qui venait plutôt « sauver » le Pérou de l’état ou l’avaient mis les « politiques », eux tous, sans distinction d’idéologie. Son conseil se fondait sur une conclusion que toutes les enquêtes tirèrent da début à la fin de la campagne : il y avait, dans le pays profond – ces fameux secteurs C et D, les Péruviens pauvres et très pauvres qui représentaient les deux tiers de l’électorat –, une immense déception et une grande rancœur, pour ne pas dire du mépris, envers les partis politiques et, spécialement, ceux qui avaient déjà profité du pouvoir. Les enquêtes disaient aussi que les sympathies que j’avais pu éveiller dans le « pays profond » étaient en relation directe avec mon image d’homme qui n’appartenait pas au milieu politique, quelqu’un d’indépendant et sans lien avec les partis. La création du Front et ma présence continuelle dans les médias près de deux vieilles figures de l’establishment telles que Bedoya et Belaúnde allaient entamer cette image, inévitablement, au cours de la longue campagne, et le soutien dont je jouissais pouvait se déplacer vers l’un de mes adversaires (Mark pensait à Barrantes).

Quand il eut connaissance de mon désistement, Mark se sentit heureux. Il n’était pas surpris par le mouvement instantané d’opinion publique en la faveur, ni par ma popularité accrue dans les sondages. Lui aussi supposa que j’avais agi par calcul. « Eh bien ! il apprend », dut-il penser, lui qui avait dit une fois que j’étais le pire candidat avec qui il eût jamais travaillé. Convaincu que les circonstances étaient tout à fait propices, il me pressa une fois de plus de rompre l’alliance.

Toutes ces nouvelles m’arrivaient par téléphone, à travers Alvaro. Miguel Cruchaga et Alfredo Barnechea, un député qui, à la suite de la nationalisation, avait quitté l’Apra et rejoint les rangs de Liberté. Après l’Italie nous étions allés, Patricia et moi, nous réfugier au Sud de l’Espagne, fuyant l’assaut des journalistes. J’étais décidé à maintenir mon désistement et à rester un bon moment en Europe. J’avais à l’esprit l’offre ancienne de passe une année au Wissenschaftskolleg, de Berlin, et je proposai à Patricia d’accepter.

Là-dessus la nouvelle nous parvint. AP et PPC s’étaient mis d’accord sur tout et avaient établi des listes conjointes jusque dans le dernier recoin du pays. Leurs différents s’étaient évanouis comme par enchantement et ils m’attendaient pour reprendre la tête du Front et la campagne.

Ma première réaction fut de dire : « Je n’y vais pas. Je n’ai pas la vocation. Je ne sais pas y faire et je n’aime pas non plus. Ces mois-ci ont été plus que suffisants pour m’ouvrir les yeux. Je reste avec mes livres et mes papiers, dont je n’aurais jamais dû m’écarter. » Nous eûmes, alors, ma femme et moi, une autre de nos discussions politiques, longues et bruyantes. Elle, qui m’avait menacé rien de moins que de divorcer si j’étais candidat, m’exhorta maintenant à revenir sur ma décision, avec des arguments moraux et patriotiques. Puis Belaúnde et Bedoya avaient fait marche arrière, il n’y avait pas d’alternative. C’était bien là la raison de mon désistement, non ? Eh bien ! elle n’existait plus. Trop de gens bien, désintéressés, comme il faut, travaillaient jour et nuit pour le Front, là-bas au Pérou. Ils avaient cru à mes discours et mes exhortations. Allais-je les laisser plantés là, maintenant que l’AP et le PPC semblaient commencer à bien se tenir ? Les sierras du beau village andalou de Mijas sont témoins de ses remontrances : « Nous avons acquis une responsabilité. Nous devons rentrer. »

C’est ce que nous fîmes, bien entendu. Et je ne brisai pas l’alliance, comme bien des amis aussi du Mouvement Liberté auraient voulu que je fis, et comme j’aurais dû le faire, ainsi que le conseillaient les froids sondages, pour les raisons que j’ai indiquées, celles qui me semblaient plus dignes d’être prises en considération que les autres.


Traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan.