Comment le romancier de la « Maison verte » ou de « la Ville et les chiens », ces romans flamboyants, mais aussi troubles, équivoques, a-t-il pu être amené à devenir, dans son pays, le Pérou, candidat aux élections présidentielles? Comment a-t-il subjectivement, vécu les contradictions engendrées par une telle situation? S’agissait-il pour lui d’un clivage ou d’une continuité? La politique et la littérature répondaient-elles, dans son cas, aux mêmes valeurs? Avait-il, en tant qu’écrivain, un message spécifique à apporter? Quelles leçons, au terme du parcours, a-t-il tiré d’une telle expérience? Mario Vargas Llosa évoque tout cela, dans les deux entretiens que nous publions ici : le premier a été réalisé au Pérou, dans le feu de la campagne, au cours de la semaine qui a précédé l’élection présidentielle ; le second à Londres, dans les jours qui ont suivi sa défaite.


LIMA, LE 24 MAI

« La règle du jeu » : Ce n’est pas très fréquent un écrivain qui, tout à coup, découvre la politique…

Mario Vargas Llosa : J’ai toujours été plus ou moins mêlé au débat politique. J’ai toujours cru que participer à la vie de la cité était une nécessité pour un écrivain, pour un intellectuel. Peut-être est-ce l’influence de l’existentialisme français… Peut-être est-ce les thèses de Sartre sur l’engagement qui ont marqué ma jeunesse…

R.D.J. : Vous êtes candidat à la présidence de la République. C’est autre chose que l’engagement sartrien!

M.V.L. : Disons que c’est le résultat des circonstances. Rappelez vous. C’était il y a trois ans. Allan Garcia essayait de nationaliser le système financier. Chose qui, pour moi, annonçait la fin de notre jeune démocratie. J’ai réfléchi. J’ai hésité. Et c’est vrai que devant le formidable mouvement de protestation qui s’est déclenché dans le pays, j’ai accepté de prendre ce rôle. Je l’ai fait sans enthousiasme. Mais enfin je l’ai fait.

R.D.J. : Pourquoi?

M.V.L. : Je vais vous étonner : pour des raisons morales, bien plus que pour des raisons politiques.

R.D.J. : Vous n’aimez pas la politique?

M.V.L. : Je m’en suis toujours méfié. Elle m’est toujours apparue comme quelque chose de très corrompu, comme une activité qui tire des hommes la pire pourriture. Oui, c’est ça : je ne crois pas qu’il y ait une activité qui exprime la pourriture humaine autant que la politique…

R.D.J. : Le pouvoir, alors? Vous aimez le pouvoir?

M.V.L. :  Non plus. Je crois que je n’ai jamais vraiment eu l’appétit du pouvoir.

R.D.J. : Est-ce que ce n’est pas un peu embêtant, étant donné le combat où vous vous êtes lancé?

M.V.L. : Sûrement. c’est peut-être même une limite pour un homme politique. Mais bon. C’est comme ça. Je le savais dès le début.

R.D.J. : Est-ce que vous prenez du plaisir à cette campagne?

M.V.L. : Il y a des moments qui sont très excitants, bien sûr. Mais la plupart du temps ça n’a vraiment rien à voir avec l’idée qu’un intellectuel se fait d’une campagne électorale. Qu’est-ce que croient les intellectuels? Que la politique est une activité où on utilise ses idées, son imagination. Que l’on a sans cesse présent à l’esprit le modèle de la société qu’on veut, les valeurs qu’on entend défendre. En fait, non. La politique, à 99%, c’est de la pure manœuvre, de l’intrigue, de la toute petite intrigue…

R.D.J. : Alors?

M.V.L. : Alors, ça ne rend que plus admirables ceux qui arrivent à traverser tout ça pour transformer l’histoire.

R.D.J. : Par exemple?

M.V.L. : Par exemple De Gaulle. Je ne me suis jamais senti particulièrement proche de lui. Mais force est de reconnaître qu’il fait partie de ces hommes qui ont réussi à ne jamais perdre de vue l’essentiel : les idées, les valeurs.

R.D.J. : Qu’est-ce qui est le plus difficile pour vous ? La vulgarisation du message? Sa simplification?

M.V.L. : C’est ça, oui. Toutes les sortes de simplifications. Et spécialement celle du langage. C’est ça le plus pénible pour un écrivain. C’est ça le plus humiliant. C’est cette impossibilité où l’on est de se servir du langage, je ne dis même pas d’une manière « créative », mais simplement personnelle. La politique c’est le stéréotype. Le cliché. La langue morte. Il y a là comme une nécessité, une fatalité ontologique.

Le nationalisme

R.D.J. : Malraux dit quelque part, à propose de sa propre expérience politique, que le pire c’est d’avoir à se répéter.

M.V.L. : Évidemment ! La politique c’est la répétition. Répéter, répéter, encore répéter. C’est comme une usure de la langue.

R.D.J. : Et puis il y a des thèmes qui doivent quand même poser un problème. Le nationalisme par exemple. Vous avez écrit des choses très dures sur le nationalisme. Vous avez parlé d' »aberration », de « tare », vous avez dit que c’est ce qui a fait « le plus de mal » à ce continent…

M.V.L. : Pas seulement ce continent! C’est ce qui m’inquiète le plus dans ce qui se passe, par exemple, à l’Est. L’événement est extraordinaire, bien sûr. C’est une magnifique explosion d’humanisme et de liberté. Mais vous avez ce nationalisme qui revient, avec les pires caractéristiques des chauvinismes du XIXe siècle.

R.D.J. : Ce qui frappe la Pologne, par exemple, c’est plutôt sa dimension messianique. Le côté : « nous sommes la Nation-Christ, le peuple crucifié », etc.

M.V.L. : Si vous voulez, oui. Et c’est très dangereux. Il faut que les intellectuels se préparent à livrer bataille là-dessus. Si on se libère du communisme pour tomber dans le nationalisme, quelle tragédie!

R.D.J. : Voilà. C’était notre question. Est-ce que vous n’êtes pas obligé, ici, au Pérou, de jouer sur cette corde-là?

M.V.L. : Certainement pas. Je ne pense pas avoir fait, jusqu’ici, de concessions par rapport à mes convictions profondes. Et je n’ai jamais manqué, en tout cas, de critiquer le nationalisme de manière tout à fait explicite. Certains diront peut-être que ça prouve que je suis un mauvais politique. Tant pis. Si j’ai accepté de m’embarquer dans cette histoire, ce n’est pas pour arriver à la présidence n’importe comment, à n’importe quel prix.

R.D.J. : Vous avez fait une vraie campagne « cosmopolite »?

M.V.L. : J’ai dit que si nous voulions devenir un pays réellement moderne, il fallait rompre avec cette tradition nationaliste qui nous a fait un mal énorme et qui pourrait bien être la raison profonde de notre faillite. D’ailleurs regardez. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment ce nationalisme se marie depuis un certain temps avec un certain discours de gauche.

R.D.J. : Vous parliez de l’Est tout à l’heure. C’est en effet tout à fait ça : l’alliance, par exemple en Russie, des néo-fascistes de Pamiat et des staliniens du Politburo.

M.V.L. : Oui? Ça ne m’étonne pas.

R.D.J. : Quel effet ça vous fait, quand vous lisez dans la presse, au fil de telle ou telle chronique sur la bataille électorale, que vous représentez « la droite »?

M.V.L. : La droite… la gauche… Ce sont des termes magiques qu’on utilise pour discréditer l’ennemi. Si être un homme de gauche c’est être communiste, marxiste, etc, alors c’est vrai, je ne suis pas un homme de gauche.

R.D.J. : Il y a une autre famille : celle de Camus, la grande lignée humaniste de la gauche démocratique…

M.V.L. : Dans la lignée de Camus, ça oui, sûrement! Et il est évident que pour ce qui est des valeurs je n’ai pas changé depuis ma jeunesse. La seule différence, c’est que je croyais, à L’époque, qu’on pouvait créer une société presque parfaite. Aujourd’hui je sais que ce n’est pas possible, que l’utopie est meurtrière.

L’amour de l’Europe

 

R.D.J. :  Le fond de l’affaire c’est que la « volonté de pureté » est bien souvent la véritable matrice des totalitarismes.

M.V.L. : Disons que la perfection n’est ni sociale ni politique. Mais qu’on peut en canaliser l’exigence dans d’autres directions : celle de l’art de la littérature. Les individus peuvent aspirer à ça. Ils peuvent être des saints, des démons, ils peuvent essayer d’atteindre une sorte de pureté dans leur vie personnelle. Mais quand ça se convertit en pratique politique ou sociale, ça devient terrible. Voilà : il nous faut une culture dans laquelle on renoncerait à socialiser l’utopie.

R.D.J. : Revenons à ce que vous disiez tout à l’heure des contraintes de l’action politique. Les pauvres par exemples. Les humbles. On vous a beaucoup reproché de ne pas avoir trouvé les mots pour leur parler.

M.V.L. : Le Pérou est un pays très spécial, vous savez. Il y a plusieurs sociétés différentes qui coexistent. Et il y en a, dans le lot, auxquelles il est exact que je ne sais littéralement pas parler. Ce sont des minorités. Mais qui comptent. C’est un vrai défi pour moi.

R.D.J. : On vous reproche également d’être trop européen, trop occidental.

M.V.L. : C’est vrai que j’aime l’Europe. Et je crois d’ailleurs que l’Amérique latine fait, finalement, partie de ce qu’on appelle la culture occidentale. Si elle existe, cette culture occidentale, alors nous en faisons partie ; c’est aussi notre tradition ; c’est aussi ce que nous devons, pouvons et voulons devenir. Ce qui, soit dit en passant, me rend d’autant plus triste lorsque je vois l’extrême frivolité du regard que l’Europe porte habituellement sur nos pays.

R.D.J. :  C’est ce que je vous dis. Cet « occidentalisme » peut difficilement passer dans un pays comme le Pérou.

M.V.L. : Je ne sais pas. Il est évident que le Pérou n’est pas seulement ça. Mais c’est aussi ça. Toute une partie du pays parle un langage qui est venu ici avec l’Europe. Comment le nier? Le langage, la culture démocratique sont une contribution de l’Europe au monde.

R.D.J. : Que faites-vous des traditions, disons, autochtones?

M.V.L. : Il n’y a pas une, mais des cultures autochtones. et c’est peut-être ça le vrai défi pour un gouvernement démocratique. Comment les concilier? Les faire progresser? Comment les intégrer, sans les bafouer, au processus de modernisation? C’est très difficile. Il n’y a pas de précédent qui puisse servir de modèle.

R.D.J. : Vous avez lu le livre de Le Clézio qui s’appelle le Rêve mexicain?

M.V.L. :  Oui, je l’ai lu. C’est intéressant. C’est beau.

R.D.J. : Il dit le contraire de ce que vous dites!

M.V.L. : Il voudrait que nous devenions des autochtones. Or ça aussi c’est une utopie. Elle était très puissante dans les années 30, à l’époque de l’indigénisme. Mais ce n’est pas possible. On ne peut pas revenir à l’empire des Incas. Cela dit, le livre est beau. Avec des citations très belles.

R.D.J. : Le Clézio est un écrivain…

M.V.L. : Attendez. Réflexion faite, ce n’est pas seulement un rêve d’Européen. Vous savez que nous, en Amérique latine, nous avons aussi des tas d’ethnologues qui aimeraient maintenir les cultures primitives dans leur primitivité. Alors ça, c’est inacceptable. Du point de vue moral, c’est inacceptable. Vous ne pouvez pas accepter que l’identité culturelle soit un alibi pour la pauvreté, la misère, l’humiliation.

R.D.J. : Vous avez écrit plusieurs textes où vous contestiez cette notions d' »identité culturelle »…

M.V.L. : Évidemment! Ça n’existe pas! Car comment la définiriez-vous, cette identité? Où trouveriez-vous sa soi-disant pureté? Si cela est possible en Europe (ce dont je doute fortement), ici c’est totalement impossible. Vous pouvez être Péruvien en étant blanc, noir, chinois, indien, métis, japonais. C’est tout ça le Pérou. C’est cette mosaïque. Et il est, ce grand carrefour où tout se croise et se mélange, la définition même de la modernité.

R.D.J. : Est-ce que vous avez connu, ces dernières semaines, des moments de lassitude, de découragement?

M.V.L : Je n’en ai pas eu le temps. C’est une espèce de vertige. Le rythme de la campagne est tel que vous n’avez pas le temps de vous fatiguer. Ni de vous décourager.

R.D.J. : Est-ce que la littérature vous manque?

M.V.L. : Bien sûr. J’ai parfois le cafard de ne pouvoir ni lire, ni écrire. Ma vraie angoisse c’est lorsque je me dis que je pourrais, pendant cinq ans, ne plus lire un seul roman.

R.D.J. : Il y a des mots que vous regrettez? Des moments que vous aimeriez rejouer?

M.V.L. : Je vous l’ai dit : j’ai réussi, jusqu’à maintenant, à ne pas dire de choses que je ne pensais pas. Des lieux communs, parfois. Des banalités. On tombe inévitablement dans le sottisier quand on fait dix discours politiques par jour. Mais je n’ai pas menti. J’ai réussi à ne pas mentir. C’est déjà quelque chose! Je vous assure que ce n’est pas facile de dire toujours la vérité.

R.D.J. : Donc, jamais de double langage?

M.V.L. : On peut toujours gagner une élection. Mais le problème commence après. Quand il s’agit de gouverner. Or là, rien n’est possible si vous n’avez pas un mandat très clair et si vous n’avez pas commencé par éliminer les malentendus. On a parlé de ça entre nous. Certains, autour de moi, trouvaient ce point de vue suicidaire. Mais j’ai insisté. J’ai décidé d’annoncer exactement ce que je ferai. Car si vous prenez les gens par surprise, vous ne pouvez plus opérer le changement profond dont vous rêvez. D’abord, la vérité.

LONDRES, LE 29 JUIN

Bernard-Henri Lévy : On reprend? On finit la conversation? Ce n’est sans doute pas la preuve de mon grand sens politique : mais j’ai été étonné, vous savez… très, très étonné… Nous avons quitté Lima, Gleichmann et moi en annonçant urbi et orbi que vous étiez le prochain Président du Pérou…

Mario Vargas Llosa : Etonné par quoi, grand Dieu? Par le résultat? Ce n’était pas tellement une surprise, pourtant! Je savais, moi, depuis le premier tour, que la partie était perdue.

B.-H.L. : Pourquoi avez-vous continué, dans ce cas? Par fierté? Honnêteté vis-à-vis des électeurs? Ou bien parce que vous pensiez que les choses ne sont jamais vraiment jouées?

M.V.L. : Tout cela à la fois. Même si j’avais la conviction, je vous le répète, que c’est le conformisme, la résignation, la peur, qui étaient en train de l’emporter.

B.-H.L. : La peur de quoi?

M.V.L. : Du changement. Une peur panique du changement. De l’inconnu. De l’avenir. Une terreur presque atavique de la nouveauté. C’est ça le plus triste, le plus inquiétant. Ca n’a pas été un vote massif contre un programme mais contre l’idée même du changement, contre le pari que nous faisions sur l’initiative, la responsabilité, etc…

B.-H.L. : Et puis il y a aussi eu votre côté « européen », votre insistance à défendre la culture, les valeurs européennes.

M.V.L. : C’est ça, oui. Ça a provoqué un réflexe quasi racial. Avec ce discours qu’a tenu Fujimori et qui était une grande première dans une campagne électorale au Pérou : « nous les Chinois, les Noirs, les Indiens – contre les Blancs ».

B.-H.L. : Voilà. C’est à distance, ce qui me paraît le plus important.

M.V.L. : Cet appel à la rancune, au ressentiment identitaires a beaucoup joué dans la population. L’idée était qu’en faisant du Pérou un pays moderne, occidental etc…, on trahissait sa véritable identité. Inutile de vous dire que cette « véritable identité », cette supposée « pureté » sont un leurre…

B.-H.L. : Cette crispation identitaire, ce sursaut ethnico-nationaliste, vous avez le sentiment de les avoir sous-estimés?

M.V.L. : Je vous l’ai dit à Lima : nous avions décidé de dire la vérité, de jouer cartes sur table et d’annoncer exactement ce que nous comptions faire. J’ai donc défendu mes idées. En connaissant parfaitement l’énormité de la machine qui se mettrait en marche.

B.-H.L. : La machine?

M.V.L. : L’establishment… La droite… La gauche… Savez-vous qu’il y a un sénateur de gauche qui a dit : « Vargas Llosa, c’est le diable. Il faut que toute la gauche unanime, vote contre le diable. On se fiche de Fujimori! »

B.-H.L. : Le diable! Quel honneur pour un écrivain!

M.V.L. : Il y avait dans toute cette mobilisation quelque chose, en effet, qui allait au-delà du politique. Quelque chose de presque religieux.

B.-H.L. : Ça, en revanche, ça vous a surpris?

M.V.L. : J’ai toujours su que la politique était horrible. Mais une chose est de le savoir, une autre de le vivre.

B.-H.L. : Et puis il y a eu la haine…

M.V.L. : Une haine incroyable! Savez-vous qu’un jour, il y a longtemps, j’ai donné une interview où je disais qu’à quatorze ans, j’ai pris une fois de la drogue, que ça m’en a dégouté et que je suis, depuis, un adversaire acharné de la drogue? Et bien on a retrouvé cette interview. Et vous n’imaginez pas l’importance que ça a pris! Jusqu’au ministre de l’Education nationale qui est allée à la télévision pour alerter les mères péruviennes contre le risque de choisir, comme président de la République, un drogué. « Drogué! Drogué! Vous allez voter pour un drogué! »

B.-H.L. : Il y a des cas où vous y avez mis du vôtre. Quand vous avez publié l’Eloge de la marâtre par exemple, vous savez bien à quoi vous vous exposiez.

M.V.L. : Bien sûr, je le savais. Mais j’ai voulu que les choses soient claires, qu’il n’y ait pas de malentendu.

B.-H.L. : D’accord. Mais c’est courir le risque de ce procès en pornographie. Dans un pays comme le Pérou c’était à la limite de la provocation.

M.V.L. : Il ne faut pas dire « un pays comme le Pérou ». Le Pérou n’est pas différent de la France. Il faut s’ôter de l’idée qu’il y a des critères, des systèmes moraux différents pour juger les pays.

B.-H.L. : Même en France, on imagine mal Mitterrand ou Giscard publier, en pleine campagne électorale, un texte osé.

M.V.L. : J’ai fait près de 40%. Ce n’est quand même pas mal, non, pour un écrivain « scandaleux »?

B.-H.L. : Pour parler comme dans le questionnaire de Proust, quel est l’état présent de votre esprit? Déçu? Amer?

M.V.L. : Non, pas amer. D’un point de vue individuel, je suis plutôt même soulagé. Ça aurait été très dur. Ça aurait été, pendant cinq ans, une vie impossible. La seule chose qui me peine, c’est qu’on avait quand même beaucoup travaillé ; qu’on avait préparé un programme qui tenait la route ; et, surtout, qu’on avait réussi à mobiliser une partie importante de la société péruvienne.

B.-H.L. : Est-ce que l’aventure vous a guéri de la politique?

M.V.L. : Je crois que c’est fini. J’ai essayé. J’ai fait tout ce que j’ai pu. J’ai échoué. C’est ainsi : je ne vais pas devenir un professionnel de la politique.

B.-H.L. : Vous regrettez ces trois années?

M.V.L. : Pas du tout. Ça a été une expérience importante. Très enrichissante. J’ai appris à mieux connaître les hommes. Et puis, surtout, j’ai découvert mon pays comme jamais je ne l’avais fait jusqu’alors. Sans compter tout ce que je sais aujourd’hui sur la véritable nature de la politique.

B.-H.L. : Vous le saviez déjà!

M.V.L. : C’est passionnant de vérifier. Chez ses adversaires, certes. Mais aussi chez ses propres amis.

B.-H.L. : Vous avez connu des déceptions du côté, comme vous le dites, de vos propres amis?

M.V.L. : Oh oui! Beaucoup!

B.-H.L. : Par exemple?

M.V.L. : A un moment donné nous étions gagnants. Nous avions la moitié du pays avec nous. J’ai vu, à ce moment-là, comment l’appétit du pouvoir et la perspective de voir cet appétit satisfait pouvaient déstabiliser l’intelligence et la morale de gens par ailleurs respectables. Croyez-moi : le spectacle était extraordinaire.

B.-H.L. : Vous ferez un roman de tout ça?

M.V.L. : Je ne sais pas. Un jour, sûrement… Ça donnera sans doute quelque chose… Mais il faut une perspective. Un recul. Il faut la liberté de manipuler les souvenirs. De les mélanger avec la fantaisie, l’imagination, le désir. Avec une expérience si proche, et si tumultueuse, c’est difficile…

Gongora et Popper

B.-H.L. : Vous avez retrouvé le goût de l’écriture?

M.V.L : Je ne l’ai jamais perdu.

B.-H.L. : A Lima, vous disiez…

M.V.L. : Je vous disais que je n’avais pas eu le temps d’écrire. Mais cela m’attristait. J’avais la nostalgie de l’écriture. J’avais aussi celle de la lecture. Et puis il y avait aussi, peut-être importante, la nostalgie de l’anonymat. Être seul… Se promener seul… Ne plus avoir des gardes du corps… On ne mesure ce privilège que lorsqu’on l’a perdu – et que, comme ici, à Londres, on le retrouve.

B.-H.L. : Qu’avez-vous fait depuis la défaite? Vous avez lu,

M.V.L. : J’ai relu Faulkner. Vous savez que, pour moi, c’est un sommet de la littérature.

B.-H.L. : Quoi encore?

M.V.L. : Quoi encore… Qu’est ce que j’ai lu encore… Un essai sur le libéralisme… Et puis, bien sûr, la Règle du jeu! J’ai trouvé ça très bien. Très, très bien. Avec une ligne. Une orientation. Il n’y a plus tellement de revues qui aient une ligne, qui mènent un combat.

 

B.-H.L. : Et puis vous avez écrit ce texte sur Popper dont vous m’avez parlé au téléphone…

M.V.L. : Pendant la campagne, je ne sais pas si je vous l’ai dit : je vais lire des poèmes et ce sera, de préférence, des poèmes parfaits, éventuellement même difficiles ou hermétiques, dont la pénétration demande un grand effort intellectuel mais qui, du coup, vous isolent et vous plongent dans un monde complètement différent. Alors, j’ai beaucoup lu Gongora par exemple. C’était beau. C’était parfait. Un sonnet de Gongora c’était une demi-heure de rupture totale avec cet univers d’ordure qui était celui de la politique. Et puis j’ai donc lu Popper qui est un auteur difficile, parfois obscur – et j’ai commencé, dans les rares intervalles de loisir que me laissait cette campagne, de rédiger des petites notes…

B.-H.L. : Un mot encore sur cette campagne. Est-ce que vous avez le sentiment d’avoir vécu là une autre vie? Complètement autre?

M.V.L. : Bien sûr! Jusque là, j’avais ma vie à moi. Elle était faite de fantômes et de fantaisies. J’étais entouré de mes démons. Or, tout à coup, fini! Plus de fantômes! Plus de fantaisies! Il faut vivre dans la lumière, l’exhibition permanente! Sans le moindre repli possible pour mes rêves, mes démons! Je n’avais jamais connu ça. Le changement était gigantesque.

B.-H.L. : Il y a également, j’imagine, le statut même de la parole que vous deviez tenir. Comment un écrivain fait-il pour assumer ainsi une parole collective? Dont la destination est collective?

M.V.L. : Je crois vous l’avoir également dit à Lima : le pire, c’est la nécessité de répéter. Et, aussi, de recourir au cliché.

B.-H.L. : D’accord. Mais cette parole collective? Cette rupture avec l’exigence de singularité qui définit la littérature?

M.V.L. : Dans un roman, on peut, que dis-je? On doit ouvrir les portes à l’irrationnel, aux fantômes. En politique – ou, au moins, dans la politique telle que je la conçois – non. Si vous voulez une politique honorable, réformiste etc., il faut parler à la raison, à l’intelligence des gens. C’est le plus difficile pour un écrivain.

B.-H.L. : Où vivrez-vous désormais? Ici, à Londres? Ou à Lima?

M.V.L. : Loin de Lima, pendant un certain temps. Ne serait-ce que pour ne pas être repris dans le débat politique. Par la suite, je ferai comme avant. Je partagerai ma vie.

B.-H.L. : Vous ne serez plus jamais candidat. Mais restez-vous l’écrivain engagé de Contre vents et marées? Autrement dit : avez-vous encore envie de vous battre, de défendre des idées?

M.V.L. : Ça c’est une question de caractère, pas de principe. Ce désir-là je crois que je l’aurai jusqu’à ma mort.

 

Interview in la Règle du jeu, Septembre 1990, n°2