Hiver 2008, alors que le mot “crise” est sur toutes les lèvres, Günter Wallraff décide d’entrer dans la peau d’un SDF, celle d’un type sans emploi ni logement et qui n’a plus rien à perdre. Juste pour comprendre la situation de l’intérieur. Son périple commence la veille de Noël, à Cologne. Il est bientôt 17h, et temps de songer à trouver un lieu pour la nuit. En Allemagne, chaque centre d’hébergement a son règlement propre, et varie fréquemment selon les employés. L’arbitraire sous la bonne veille façade de l’ordre et du règlement. Viennent les questions : pourquoi êtes-vous sans domicile ? Où avez-vous passé la nuit ces derniers temps ? De quoi vivez-vous ? Wallraff improvise un scénario cohérent. On lui accorde une nuit, une seule, n’étant pas de Cologne, les autres jours, il devra trouver un autre asile. Ou dormir à la belle étoile… (mais sous – 15°, difficile d’apprécier la splendeur d’une nuit étoilée…).

Outre le froid, ce sont ses rencontres qui s’avèrent le plus touchant au cours de son expérience : un voisin de chambrée atteint du sida, dont l’état nécessiterait des soins constants mais qui, par là même, l’empêche de se rendre dans les services adéquats et de faire face aux paperasses administratives ; des sans-abris gardant jalousement  leur “territoire” ; des jeunes, des couples, des ivrognes, des toxicos, des vieux ; des généreux prêts à lui céder leur gobelet de pièces ou d’alcool ; un type qui a bossé une dizaine d’années dans la restauration et revient de quatre ans de taule (en cause ? Les dettes, les dettes, les dettes !) ; des immigrés ; des hommes pris par le froid et qui, le matin, ne se réveillent plus ; des psychopathes prêts à en découdre ; cet autre encore qui a tout perdu, travail, maison, famille, et risque à présent trois mois de prison pour fraude… dans les transports publics ; et puis, bien sûr, les deux bêtes noires des sans-abris : le froid et la bureaucratie…

30 000 personnes vivent dans les rues des villes allemandes. Les out de l’économie sociale de marché. Un système envié, calqué au niveau européen, et jugé exemplaire. Il faut reconnaître que le chancelier Schröder, au tournant des années 2000, n’usa point de cette sempiternelle langue de bois déclarant que l’égalité ne pouvait plus être un objectif de l’Etat, qu’une politique juste devait accepter l’inégalité et qu’il ne fallait plus parler de justice sociale mais simplement de justice. Gerard Schröder. Un chef d’Etat social-démocrate. Prônant un retour prompt et en bonne et due forme à l’ordolibéralisme. Sorte de voie du milieu entre le “laisser-faire” anglo-saxon et l’économie planifiée. L’ordolibéralisme a sans doute fait ses preuves… en Allemagne… – à telle enseigne qu’il est pris pour modèle désormais au niveau européen – mais à quel prix ? Réduction de la protection légale contre les licenciements, pénalisation des chômeurs de longue durée refusant le boulot qu’on leur “propose”, transformation des agences pour l’emploi en agences de placement, augmentation de l’assurance maladie et diminution simultanée des soins remboursés, recul de l’âge des retraites, chute drastique des bas salaires (de l’ordre de 20% en Allemagne de 2000 à 2010), efforts sévères imposés par la compétitivité…

Toujours plus vite, toujours moins cher.

Comment a-t-on fini par prendre pour modèle un système fondé sur l’exploitation sans limites et le mépris des hommes ? Et qu’en est-il de tous ceux qui, pour diverses raisons, se voient jeter d’une pichenette à la marge, les loufiats, les larbins préposés à l’astiquage des chiottes, un pied dedans, un pied dehors ? Tandis que CDU et SPD se passent le flambeau, Wallraff ne cesse de ruminer ces questions. Il se répète, sourire narquois, les mots de Schröder transparents comme le verre : désormais une politique juste doit accepter l’inégalité et il ne faut, par conséquent, plus parler de justice sociale mais simplement de justice. Mais dès lors quelle justice ? Une justice abstraite ? A géométrie variable ? Ou sans autre objet qu’elle-même ? Mieux encore : une justice qui se serait débarrassée de tous les plaignants ? Ah, voilà ! Jouissance ultime du système ! Malheur, Günter continue de jouer les trouble-fête. A près de 70 ans, Wallraff s’obstine à mettre des mots sur ces cris (quasi) sans voix. Le voici en décembre 2011, reparti en campagne. Günter réussit – pour le coup sans trop de difficultés – à se faire embaucher comme livreur chez GLS Germany, une filiale du groupe européen General Logistic Systems située au Pays-Bas. Un poisson juteux, et pas qu’un peu. Tout le monde sait que les services de livraisons à domicile ont explosé depuis ces dernières années grâce à Internet, prônant la logique du Toujours plus vite, toujours moins cher (l’un des multiples avatars du système), il n’était pas tout à fait inutile d’y regarder d’un peu plus près.

Tu es payé 5€ de l’heure, en arrondissant bien. Ton boulot débute à 5h du matin. Un oeil encore dans l’oreiller, tu tries, soulèves, transportes, déposes (et non pas jeter sans quoi amende), ranges, scannes, enfournes, démarres, roules, et “enfin” livres. Il est 8h du matin. Par système de scannage, la société peut suivre chaque pause, chaque arrêt pipi que tu t’octroies, et te sanctionner si abuse, par exemple, ta laborieuse vessie. Exemples d’infractions passibles d’amendes allant de 12 à 250€ :

–  remettre un colis sans avoir fait signer le client : 77€

–  retard d’une journée sur une livraison : 25€

–  Imiter la signature du destinataire – ce qui arrive forcément vu le stress permanent : 250€

La société, quant à elle, ne court évidemment aucun risque. Ces risques, elle les externalise grâce aux contrats passés avec des sous-traitants. L’irresponsabilité derrière la façade du professionnalisme. Voilà la réalité. Première journée. Tu viens de délivrer 230 colis en 130 endroits différents. Tu es de retour au dépôt à 18h. Il te reste encore 20 colis à décharger refusés par les clients. Et quelques minutes de paperasseries. Après quoi te voilà enfin de retour chez toi à 19h30. Au total, tu viens d’abattre quatorze heures de travail.

Tout cela se passe de commentaires. Tout le monde est content.