Dénonciation dé-flagrante du racisme ordinaire en Allemagne.

S’il existait dans l’ordre social des vérités immuables, le journalisme d’investigation n’aurait aucune raison d’être. Il suffirait d’établir une fois pour toutes, les lois qui régissent telle société pour la définir de manière tautologique, éternelle, invariante. Telle nation serait essentiellement plus encline au racisme ; telle autre au pragmatisme ; telle autre encore au conflit et à la guerre ; de sorte que le caractère de chaque individu serait en soi prédestiné par l’âme de son pays d’origine et l’on saurait toujours, par avance, à quoi s’attendre de telle nation dans telle ou telle situation. Sans nier les caractéristiques culturelles propres à tout groupe humain, on voit bien, par l’expérience, qu’elles sont sujettes à de permanentes mutations dues aux réalités historiques auxquelles elles se confrontent. C’est donc bien parce que les rapports sociaux se transforment à travers les âges que les travaux issus du journalisme d’investigation s’avèrent provisoires, valent pour une période donnée et demandent sans cesse à être recommencés.

J’aimerais, avant d’aborder l’engagement sous l’angle de l’art, évoquer l’une des figures les plus marquantes du journalisme d’investigation : Günter Wallraff. Né en Allemagne en 1942, Wallraff est de cette génération hantée par les heures épouvantables – au sens strict – que vient de connaître sa terre natale. Génération que taraude l’introspection et la question du Mal. Engagement salutaire, nécessaire, qui donna lieu, entre autres, aux oeuvres cinématographiques de Herzog, Wenders, Fassbinder, tous nés à la même époque. Tous, à leur manière, des marionnettistes du refoulé Teuton, la Grande Allemagne fantasmée par leur père. Plus encore, donc, que de leur Nation : de leur Patrie. Du coup, il n’est point du tout farfelu de revoir Nosferatu Prince des Ténèbres (lourd et déprimant au possible), Au fil du temps (l’un des plus beau film de Wenders), et l’oeuvre fulgurante et immense de Fassbinder sous cet angle. Wallraff aurait pu être le Ken Loach aus Deutchland, il se “contenta” d’être journaliste. Mais quel journaliste ! A trente cinq ans, il infiltre la rédaction du quotidien allemand Bild-Zeitung à Hanovre sous l’identité de “Hans Esser”, son objectif étant déjà de révéler, de l’intérieur, la vérité apparente. Wallraff décrira cette expérience au travers deux scuds sous forme de bouquins : le Journaliste indésirable et Zeugen der Anklage (“Témoin à charge”). C’est là que les emmerdes commencent et qu’un destin commence de se tracer. Günter comprend, d’emblée, que la meilleure manière de saisir – et pourtant de dénoncer – les mécanismes foireux et anachroniques de la société dans laquelle il vit, consiste à les infiltrer ni vu ni connu. Tel un virus mimant les cellules du corps investi de manière à passer inaperçu. Un agent secret au service de la Vérité. Et avec un grand V, s’il vous plaît. Un journaliste poussant l’investigation à l’extrême. Un journaliste amphibien. Quitte à y sacrifier plusieurs années de sa vie. Que dis-je, une vie entière.

Durant les années 85-86, Walraff endosse l’identité d’un travailleur turc : Ali Sinirlioglu, passant d’un boulot à un autre : saltimbanque, chauffeur, valet de ferme, serveur chez MacDo, manoeuvre, homme à tout faire. L’enfer sur terre a fortiori si vous avez la malchance d’être turc. Le pain quotidien d’Ali fut en effet l’humiliation, la pression, le persiflage, l’intimidation, l’abus de confiance, l’exploitation, le racisme déboutonné. Bien entendu, les méthodes de Wallraff furent sujettes à de critiques acerbes. Mais Wallraff se justifie : “Je sais bien que n’étais pas vraiment un Turc. Simplement, on doit se travestir pour démasquer la société, on doit tromper son monde et se déguiser pour découvrir la vérité”. Pour nuire au système, il faut au préalable (voire simultanément) travailler pour lui. C’est le principe même de l’espionnage. Pour donner du poids à ses dénonciations, il doit partager (fut-ce provisoirement) le sort et le statut de ces ouvriers, étrangers, exclus. Partager leur sort, entrer dans leur peau. Dès lors, on ne pourra dire qu’il parle à la légère, sans connaissance de cause. Non seulement, il a vu mais il a vécu. Durant de longs mois, il a été comme l’ “un d’entre eux”, et par conséquent traité comme l’ “un d’entre deux”.

De ces deux années d’expérience, sortira un livre “Tête de Turc”, vendu à plus de 5 millions d’exemplaires. Wallraff veut réveiller les consciences et visiblement ne laisse pas indifférent. Les choses peuvent changer pour peu que l’on ose regarder la réalité en face. Il n’y a guère d’’autres alternatives possibles.

En 2008, Wallraff rempile mais cette fois sous l’identité de Kwami Ogonno, immigré somalien. Durant un an, la caméra (cachée) de Pagonis Pagonakis et Susanne Jäger suivra les pérégrinations de Kwami à travers l’Allemagne. Il ressort de ce documentaire (“Noir sur blanc”) un portrait peu reluisant de l’Allemagne contemporaine au coeur de laquelle l’on voit bien que les préjugés raciaux n’ont guère pris une ride au cours de ces trente dernières années : difficulté à trouver un toit ou un emploi digne de ce nom, en vérité tout pose problème : s’inscrire dans un club de loisir, louer un emplacement de camping, ou tout simplement se faire servir un verre dans un bar (Kwami manque même se faire rosser dans un train par une horde de supporters avant que n’intervienne, in extremis, l’accompagnatrice du train…). Le pain quotidien de Kwami est pétri de la même pâte que goûtait Ali au début des années 80 : l’ostracisme, les brimades, les insultes au jour le jour. Une vie de cauchemars. D’ailleurs, en fait de cauchemars, Wallraff continuera à en faire des mois après la fin du tournage. C’est tout dire.

Au sortir de ce documentaire, la tristesse m’envahit, plus encore que l’écoeurement. Est-ce à dire que l’Allemagne est par nature raciste ? Les allemands, d’éternels nazillons en puissance ? Je ne le pense pas et ne l’ai jamais pensé. Ce serait d’ailleurs verser dans l’essentialisme que l’on entend ici dénoncer. Il n’y a, en réalité, pas d’autres conclusions à tirer de ce qui est dévoilé. L’ancrage des préjugés et la brutalité des faits. Encore une fois, si Wallraff s’engage à ce point, c’est qu’il est persuadé qu’il n’existe pas de fatalité dans l’ordre de la psychologie humaine… à condition d’ouvrir les yeux (les individus qui croisèrent Ali ou Kwami ne virent pas l’imposture ou le déguisement, l’écran de fumée suffisait, ils virent ce qu’ils voulaient voir et se comportaient en conséquence).

La myopie psychologique peut d’ailleurs se traduire dans différentes formes. Une étude de l’Institut de l’avenir du travail IZA (tout un programme !) installé à Bonn, et rendue publique ces jours-ci en donne un parfait exemple. Selon cette étude, qui va a contrario de tout ce qu’ont vécu Ali et Kwami, l’implantation (terme qui déjà en dit long) d’immigrés en Allemagne ne satisferait pas seulement les nouveaux arrivants, elle rendrait également “heureux” (sic !) les autochtones. Affirmation qui, si j’ose dire, fait sourire quand on sait qu’un immigré sur deux se sent discriminé par l’administration et sur son lieu de travail (selon l’organisme d’antidiscrimination de l’Etat fédéral). La politique de l’IZA semble être la suivante : démontrer que, dans le fond, les choses ne vont pas si mal que ça. Preuve en est : “Les allemands aiment que les immigrés enrichissent la culture sur le plan culinaire” (sic !). De plus, “avec la présence d’immigrés, on trouve aussi plus facilement une femme de ménage ou une bonne d’enfants”. Si ce n’est pas là, dans la bouche de notre vice-directeur de recherche de l’IZA, une méthode Coué sur fond de cynisme qui ne dit pas son nom, j’ignore ce que c’est ! Quoi qu’il en soit, ça n’est certes pas avec ce genre “d’études” que le racisme risque de s’atténuer en Allemagne.

Zappez les statistiques et relisez plutôt Wallraff.

Un commentaire

  1. Qui a déjà pris le risque de s’immerger dans le quotient commotionnel d’un étranger sait à quel point l’expérience peut être éprouvante. Je ne suis pas sûr de me faire comprendre. Je parle de quitter soi-même son pays et d’aller vivre un temps au pays d’un autre. À l’étranger. Vivre à l’étranger, c’est d’une certaine façon, vivre à la façon de l’étranger. On vit à l’étranger comme on cuisine à l’italienne. Très difficile d’égaler la panna cotta d’une sfogliatella napolitaine. Impossible de se greffer la langue maternelle d’un autre.
    Qui a déjà pris le risque de s’immerger dans le quotidien d’un étranger sait quelles secousses peut entraîner l’acquisition tardive d’un berceau de lettres. Il y a même quelque chose d’humiliant à se sentir limité dans sa puissance d’expression principale. Il faut de longues années avant d’être prêt à s’approprier la langue des siens. Immesurable autant que se découvre un fleuve à celui qui se jette dedans, l’art de dire exige du nageur en salive des qualités physiques et mentales athlétiques en échange d’une offrande réelle, consacrée par le curieux sacrifice de l’être à l’existant. Dépassé l’âge limite de sept ans, vous aurez beau pousser vos incisives dehors à l’aide d’un chevalet, quatre-vingts ans plus tard, l’oreille affinée d’un linguiste sera en mesure de déceler au bout d’un «Hello, sir» la piste de votre atterrissage primal. Perdre tout cela d’un coup, c’est perdre une très grande part de son identité. Vous vous faites l’effet d’un châtaignier après la taille de son costard-bogue, méconnaissable, diminué, ridiculisé comme un chow-chow rasé de près peut mourir de déprime au moindre ricanement. Or, c’est exactement ce qui se passe chez l’autochtone d’un autre monde se retrouvant, j’allais dire ne se retrouvant nulle part une fois arrivé autre part. Poussé à s’halluciner d’un cri de guerre étonnamment aigu, alternance de «Ma!» et de «Man!» grésillant comme le cuir que l’on marque au fer rouge, il s’efforce, au cœur de la sourde bataille, d’émettre un son audible en réponse à une prise de contact qui aussi chaleureuse qu’elle fût s’est prise comme une rafale de gifles (une par mot). Et infailliblement, l’obstination particulièrement irritante où il semble se complaire à brutaliser la langue lui donne l’image d’une brute épaisse. Car pour un «What?» d’incompréhension, il n’y pas de «Pardon». Une grosse frousse chaude imbibe son éponge de cheveux, – puis-je échouer à rendre intelligibles et l’eau et le pain? – et lentement s’écoule vers une paume de voleur. Vanné, il va devoir se résigner à se faire tout petit au sein d’un fourmillement de géants étrangers envahissant son espace vital, qu’il voit soudainement s’élargir, plus que de raison, noblesse des rêves oblige. Et puis, comme stipulé en minuscules, où que vous débarquiez, il va falloir que vous tombiez sur le con de service, le pauvre type qui ne sera disposé à faire aucun effort pour vous comprendre. Généralement, le con ne s’arrête pas là. Il faut aussi qu’il se rassure à vos dépens sur son propre compte. Il faut dire qu’on se sent très fort à dépasser dans le domaine de son propre vocabulaire un horsin qui n’en possède à l’évidence qu’une très faible partie. L’exploit est à la portée d’un morveux de cinq ans, mais le con a tellement besoin de se convaincre du fait que celui ou celle qui ne trouve pas les mots dans son slang ne les trouve dans aucun autre… L’expérience du con de l’étranger doit nous prévenir d’une mauvaise perception que nous pourrions avoir des étrangers qui sont à l’étranger chez nous. Leurs éclaircies roublardes au moment où d’une débrouille instinctuelle ils ont su assembler quelques bris de pensées éparses ne nous donne qu’un bien faible aperçu de la qualité tant de conceptualisation que d’expression qu’ils préservent à l’abri de nos regards, au jardin secret où ils se réfugient, retrouvant là l’oreille consolatrice en laquelle ils vont enfin pouvoir s’épancher après avoir fourni depuis le matin jusqu’au soir toute une série d’efforts considérables et déconsidérés. On n’apprend pas une langue sur les bancs de l’école, pas davantage qu’on ne devient Kelly Slater dans une piscine à vagues. Chacun de nous est un indispensable professeur. Et tout le monde sait les dégâts que peut causer à une tête blonde une tête de con.
    Qui a déjà pris le risque de s’immerger dans le quota d’étrangers d’une nation anthropométrée sait à quoi il s’expose. On ne ligote pas les immigrés de même ou diverses ethnie(s) dans le même sac à balancer au destin, par-dessus bord. Tous les immigrés ne se font pas la même représentation du monde car tous les immigrés ne font pas la même impression sur le monde. Si au grand stress de l’ablation verbale votre passé vous joue des tours, tirant ici une larme, là un rire de bossu, vous laisse livide, ombrageux, vous gomme comme vous saviez disparaître de vous-même bien avant de fuir le pays où un con universel vous avait poussé à vous façonner une personnalité à sa convenance personnelle, vous ne vivrez pas votre cryptage de la manière dont vous décoderiez pour autrui votre image d’un simple regard ou d’une ombre portée si vous aviez été de ceux qu’un Thomas DeSimone ne tyrannise pas, que ce fumier de bourrique ait appris à manier le sabre chez Denys le Tyran ou la gâchette chez Tricky Dick. Il est des écorchures qui vous font la peau dure. Des milliers de générations se sont fait le cuir pour avoir enduré sévisses et vices de toutes sortes de la part d’impuissants congénères abusant d’un pouvoir d’octroi, qui les tannaient de l’aurore à l’aurore jusqu’à ce qu’ils obtiennent d’eux ce qu’ils n’avaient jamais eu les moyens de se payer tout seuls. On ne devient pas Spartacus dans la chambre de Tanguy. Et l’aurore d’une libération remise au lendemain finira par s’atteindre. Nous ne pourrons l’atteindre qu’en unissant nos forces. Et à cette fin, les Spartacus ne doivent pas communiquer leurs peurs aux enchaînés qu’ils ont pour toute armée. Ils doivent tout au contraire leur instiller leur force.