Un budget de 27 millions de livres, 80 000 spectateurs, 1 milliard de téléspectateurs attendu, 23 000 costumes, 12 000 figurants, 10 500 athlètes, 120 chefs d’Etat, 70 moutons, trois vaches, deux chèvres et Danny Boyle en maître de cérémonie pour 4 heures de spectacle. Le réalisateur oscarisé a passé plusieurs mois à confectionner une succession de tableaux grandioses pour la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Londres, que les Britanniques annonçaient avec la plus grande modestie comme « le plus grand spectacle jamais réalisé ». Pour cette édition 2012, le thème adopté était « Isles of Wonder » (les îles aux merveilles), en référence à La Tempête de Shakespeare.
Après le survol des avions de la Royal Air Force lancés à 20h12 (2012), la plus grosse cloche d’Europe façonnée pour l’occasion par la Whitechapel Foundry, a résonné, marquant l’ouverture des festivités. Sur l’idiophone XXL de 27 tonnes était gravée une citation tirée de la pièce : « Be not afeared, the isle is full of noises » (en VF : « N’ayez crainte, l’île est parcourue de bruits »). C’est en effet autour de cette phrase, plus que de la pièce shakespearienne, que la cérémonie, et plus particulièrement le premier tableau, ont été construits. La citation semble avoir été exploitée hors de tout contexte dramatique, ce qui pose problème lorsque l’on met en rapport la situation du personnage qui la prononce, Caliban, et le message que Danny Boyle a souhaité transmettre.
Le réalisateur a en effet déclaré vouloir, lors de cette cérémonie, retracer 400 ans d’histoire de la Grande-Bretagne, « capturer son essence », et « célébrer l’intégralité de [son] pays ». « Nous avons tellement d’îles aux merveilles…», a-t-il ajouté. Un bel hommage donc, faisant vibrer la corde patriotique à travers celles des guitares des légendes de la musique made in UK qui se sont succédé tout au long de la soirée.
En jouant sur le mot isle pour figurer le Royaume-Uni et sur le mot noises pour parler de musique, le réalisateur sollicite uniquement l’aspect festif de la pièce, l’une des plus musicales du répertoire élisabéthain : de nombreux chants et danses, la présence d’un masque, des discours rythmés… Boyle a eu le bon sens de s’inspirer d’une pièce éclatante de sonorités.
En ce qui concerne la citation mise en exergue, cependant, contre-sens des plus fâcheux. D’après Boyle, Caliban célèbre dans ce discours (acte 3, scène 1) les merveilleuses beautés de l’île et clame toute la force de son affection pour ce lieu. Boyle affirme même que Caliban l’esclave comprend mieux les splendeurs de l’île que celui qui la régit, Prospero.
Et pour cause : Caliban se trouvait là bien avant l’arrivée du mage Prospero. Ce-dernier l’a asservi en arrivant sur l’île, raison pour laquelle La Tempête a été lue dans les années 1960 comme annonçant de la domination coloniale. Caliban, représentant des peuples primitifs et envers du bon sauvage, est irrémédiablement enchaîné à cette île par la volonté de Prospero.
Boyle omet ainsi tout un pan de l’intrigue de la pièce : Prospero, duc de Milan, a été condamné à l’exil sur cette île par son frère qui s’est indûment approprié son titre, et a lui-même détrôné la sorcière Sycorax, mère de Caliban, qui régnait sur l’île. Dans ce jeu de chaises musicales répondant au principe tragique de la roue de la fortune, Caliban apparait donc comme une victime, ayant perdu le privilège conféré par le droit du sang. Caliban rejoint finalement les naufragés de la tempête, jouant au guide sur l’île qu’il connait si bien, pleine de dangers et de faux-semblants.
Ce lieu que Boyle compare à la Grande Bretagne, chapelet d’« îles aux merveilles », est avant tout celui des apparences : dans la nature comme parmi les individus qui la visitent, rien n’est figé, tout est potentiellement victime de renversement, et la place occupée par chaque chose ou chaque être n’est en aucun cas immuable. À l’ombre des arbres qui peuplent l’île, des bruissements se font percevoir ; on se perd en étourdissements et l’on se fait aisément duper par des roches factices.
L’île est le lieu des retournements de situation, le théâtre de la vengeance de Prospero, mise en place grâce aux pouvoirs d’Ariel : il orchestre la tempête inaugurale, puis dirige les personnages tels des marionnettes par des chants aussi dangereux que sibyllins. Les chants de l’esprit de l’air qui parcourent l’île, les noises auxquels Caliban fait référence dans la citation tutélaire de Boyle, sont en réalité des sortilèges, des enchantements.
Ils trompent les esprits charmés et paralysent les corps engourdis. Aussi beaux que Caliban les décrit, ils font apercevoir les splendeurs que renferme l’île, tout autant qu’ils détournent les hommes de leur entreprise. Les naufragés se muent en spectateurs sous l’emprise de la puissance des chants, ou enchantements, d’Ariel.
Mettant de côté l’aspect politique impliqué par la situation de celui qui prononce la phrase choisie, c’est finalement dans cette perspective que Boyle fait sienne la grandeur de la pièce de Shakespeare : les Jeux sous le signe de l’enchantement, de la suspension, de la distraction, les Jeux pour faire naître la fascination chez les visiteurs de l’île, le sport finalement comme représentation. Shakespeare pour en revenir au bon vieux Juvénal : « Du pain et des jeux »…
Plus que jamais se fait sentir la folle nécessité de conjurer la dévitalisation de la dent dure du Verbe en recourant à tous les temps imaginables. Et Dieu sait si l’on peut en revoir passer les images devant soi. Combien de mânes pygmées montent chatouiller le nez des rois qui bien avant qu’un visage pâle ne vienne à pénétrer leur monde sous une peau de cadavre, profitèrent de leur supériorité physique pour envahir les lieux où s’était manifesté le génie propre d’une nation indigène…
Les esprits des ancêtres des anciens indigènes de l’empire britannique n’ont jamais été plus prégnants qu’entre les doigts du Sergent Poivre. La génération de Macca ouvrit la porte du nouveau millénaire avec trente ans d’avance sur le calendrier grégorien. Elle revint de ses voyages évolutionnaires moins transformée qu’empressée à l’idée que tout être se transformât en toute chose. Le concert pour le Bangladesh, premier du genre, où My Sweet Lord George Harrison, buisson de poils ardent au costume couleur suaire, mélangeait les mantras de Shankar aux louanges à IHVH. Mais ce désir de métissage doit être partagé, compris pour s’être compris de part et d’autre, espérances réciproques, traumatismes réciproques, lorsque l’on naît dans les ruines du Blitz on traîne aussi son lot de sueurs froides, sans quoi on en arrive à des accusations de «vol de la musique locale» qui nous éloignent encore un peu plus de Shakespeare. Caliban, monstre pulsionnel de Prospero dont ce dernier n’est pas l’esclave, rassure les deux soudards qu’il vient juste de convaincre de trucider son maître («N’aie pas peur : l’île est remplie de bruits,») Prospero, (m/g)age de prospérité chassé de Naples pour avoir lu les livres que son siècle brûlait («Mais souviens-toi de t’emparer d’abord de ses livres, car sans eux il n’est qu’un sot comme moi et n’a pas un seul esprit à ses ordres : ils le haïssent tous aussi radicalement que moi. Ne brûle que ses livres.»), toutefois il leur interdit de toucher un cheveu de l’Intelligible admirable (Miranda) devant être vu de qui doit être fait exécuteur (le fils du roi) d’une sentence dont le kabbaliste veille à ce que l’énergie dont elle émane soit laissée du côté innommable, Miranda, son Keroub («Oh! tu étais un chérubin qui me sauva.») en exil avec lui sur cette île («que n’habitent point d’hommes») qu’il replacera sous The Wings de ce génie de l’air issu de l’ordre céleste des Malakim (Ariel). C’est d’avoir accusé déception de la lettre d’une loi qui n’était pas la sienne que ledit tas de terre les enjoindra de tous [retourner d’où ils viennent. Paradoxalement, à l’instar des Cooléoptères avec leurs cinq vagues de passage continental entre août 1960 et décembre 1962, Fela Kuti] n’avait pas shaké son cocktail afrobeat en se tenant cloîtré derrière les murs animiques d’un territoire tabou. Son départ pour Londres en 1958, la découverte des classiques du jazz qu’il nimbe d’une lueur de high-life ghanéenne, un US tour déterminant son retour au pays natal boosté aux idées d’X dont la Black panther Sandra Smith l’a mordu jusqu’au sang, on peut dire que the Black President en a sous le capot lorsqu’il décide de faire fusionner les rythmiques rituelles de sa propre tradition et la funk-soul-jazz de Mr Dynamite. Il sait préparer la mixtion pour en avoir testé chacune des drogues séparément. C’est aussi ce que fera le leader des Wings une fois atterri à Lagos plein de l’espoir d’y retrouver l’inspiration de sa décade bénie. Band on the Run sera son chef-d’œuvre, plongé dans les roots notamment africaines du rock ‘n’ roll dont nul mieux qu’un Beatle n’était conscient que son beat, à défaut d’être afro, provenait des Noirs américains, – l’amour inconditionnel qu’un certain John vouait comme lui au King ou à Buddy Holly, et puis très vite, ce qui n’est pas si fréquent chez les petits Européens sous influence des années noires de la ségrégation, à Chuck Berry et Little Richard, scellera l’un des dipôles les plus éblouissants du XXe siècle. – Un Berry lui-même halluciné lorsque Yoko Ono, que son époux avait précautionneusement assignée au pupitre de tambourin lors de la balance mais que personne au monde n’effacerait à ce point du Plastic Ono Band, va arracher le micro d’un pied réglé à mi-hauteur, sortir de l’ombre (de sa condition apparemment insoutenable de Mrs Tambourine Woman) en plein Mike Douglas Show, et d’un coup perturber, que dis-je, saccager, catastropher, massacrer à la tronçonneuse vocale, hiroshimatiser ce moment historique où la star n°1 mondiale vient s’acquitter de sa dette envers l’inventeur de la musique la plus écoutée à travers la planète. Le roulé oculaire du grand Chuck au moment où Cousin Itt entre en transe sur Memphis Tennessee est d’une drôlerie indépassable. Comme quoi, l’autre demeure bien l’objet d’une inquiétude universelle.
Tous les musiciens honnêtes le reconnaîtront, il y a un son anglais. Les Anglais ont réinventé la musique américaine qui s’était largement nourrie des musiques savantes (n’oublions pas que Thelonious Monk écoutait Debussy et Ravel!) ou traditionnelles anglaises, françaises, africaines, irlandaises et italiennes, mais aussi, on le dit moins, de la musique yiddish, comparez le jazz Nouvelle-Orléans et le klezmer, la nomenclature, la tessiture, l’ornementation, c’est édifiant comme les survivants des pogroms européens ont éprouvé le besoin de partager ce qu’ils avaient de plus sacré, leur soul, avec les survivants des traites négrières, et réciproquement, je pense bien entendu à Benny Goodman. Le métissage, oui au métissage! Mais pour cela, porter quelque chose de puissant comme une civilisation, une culture, une âme collective à instiller dans le mélange. C’est ce que possède McCartney, que d’aucuns ne lui pardonneront jamais, qui fait de lui le seul artiste à pouvoir remplir un stade en deux jours, un enracinement doublé d’un art du vol à l’arraché lui permettant d’osciller entre Helter Skelter et Mull of Kintyre. McCartney est vrai. McCartney existe. C’est un indigène, un homme qui vient et va, comme Fatou Diome ou Elie Wiesel ne pourront pas oublier leur langue maternelle avant leur dernier souffle. Ils en reviendront quelles que soient leurs origines connues ou inconnues des autres ou d’eux-mêmes. La culture anglaise est consubstantielle de ce son que nous lui reconnaissons et dont les ouïes du globe s’inspirent sans jamais parvenir à le reproduire. Ce que les Anglais ont apporté au monde, c’est ce qu’ils ont su mieux que tout le monde en importer. Le meilleur de l’em(pire). Peter Gabriel était allé chercher Youssou N’Dour arguant qu’il n’y avait que les chanteurs de cette région d’Afrique pour savoir utiliser les cordes vocales de cette manière qui le ravissait. Utiliser ses cordes vocales comme le faisait John Lennon… Traverser le monde dix fois pour avoir la chance de chanter une seule fois avec John Lennon…
D’accord, le risque était à l’origine de faire des étoiles des dieux et des hommes des étoiles. Mais s’il y a bien un homme qui n’a jamais cédé à la tentation mégalomaniaque de prendre la place des autres, c’est l’auteur de Let it be, lui auquel sa double voix reprochait de dormir quand the Voice of Protest en personne, the Dyl autorrupteur, passeur insaisissable et floué de la pensée beatnik avait déjà quitté la route où Joan d’Avila poursuivait sa silhouette fortement vibratoire qu’une Super 8 bionique lui projetait dans l’air dilaté, un Paul résurrectif, qu’on avait vu pieds nus traversant les clous stygiens d’Abbey Road, – il ne faut pas prendre les chanteurs trop au sérieux. – J’en ai connu des fanatiques… «John» disait blanc noir sur blanc alors qu’il avait dit noir dans une autre interview, regarde, je l’ai ici, t’as vu? Putain… j’y comprends plus rien… «I don’t believe in kings / I don’t believe in Elvis / I don’t believe in Zimmerman / I don’t believe in Beatles / I just believe in me».
La tempêtueuse colère de l’Indulgent prend sa respiration au-dessus des âmes captives, leur fait dégringoler l’escalier séphoritique en vitesse arrière, principe après principe, leur fuite en avant devient une suite de régressions préconscientes, la réalité subconsiente étant, il en va de la viabilité des êtres «faits de la vaine substance dont se forment les songes», sommée de se lover dans leurs niches d’inconscience. Ainsi, le contresens de Boyle contre son propre sens dès l’instant que les bruits de deux cent quatre nations investissent, dans la cérémonie d’ouverture des Jeux d’été, tous les Angles de son île, où la musique locale était déjà parcourue d’un exotisme sans cesse renouvelé, dont les générations churchilliennes avaient salué les renaissances en chaîne en glosant sur son double dos qu’elle n’était que du bruit. Peter Fonda disait que le rêve avait commencé aux alentours de 1965-66 et s’était probablement terminé en… 1967? «The dream is over», ainsi Lennon achevait God. Au-delà d’un tel rêve, il nous reste malgré tout… l’éveil.