Le 23 avril dernier, le Royaume-Uni a commémoré les quatre cents ans de la mort de Shakespeare. Le hasard a fait que cette année consacrée au souvenir de l’auteur du Marchand de Venise marqua aussi les cinq cents ans de la fondation du Ghetto où Shylock traînait sa « Jewish gabardine » sous les crachats du généreux Antonio. On y vit d’ailleurs la juge Ruth Bader Ginsburg, membre de la Cour Suprême américaine, y apparaître comme actrice dans une représentation de la pièce.

L’auteur d’Othello, de Roméo et Juliette et du Marchand de Venise est à la fois l’un des grands héros de notre civilisation et l’un de ceux qui, à côté de son attention fondamentale à l’être, lui ont donné ce qui, peut-être, la rend si unique : l’attention à l’autre. Othello, le Maure, chrétien certes (contrairement à ce que suggèrent certaines lectures ignorantes), mais néanmoins noir, différent de chair et de peau de ces Vénitiens qu’il défend et qui le rejettent, Shylock le Juif sur qui l’on crache par chrétien amour et qui dit en somme à ceux qui le méprisent : « Vous me faites la leçon, mais que ne vous demande-t-on pas des comptes, esclavagistes hypocrites, que ne vous demande-t-on pas de rendre leur liberté à ces hommes qui vous servent ? »[1] Roméo et Juliette, amants perdus de l’ordre féodal, qui choisissent d’aimer ce que la raison de leurs parents, les conventions et l’amour-propre leur ont demandé de haïr.

Comme l’écrit Levinas dans Totalité et infini, « l’altérité, l’hétérogénéité radicale de l’Autre, n’est possible que si l’Autre est autre par rapport à un terme dont l’essence est de demeurer au point de départ, de servir d’entrée dans la relation […]. Un terme ne peut demeurer absolument au point de départ de la relation que comme Moi. » Gageure : demeurer, offrir, s’offrir, revenir. Etre soi-même et aimer l’autre. Lui parler, s’offrir à son pouvoir, lui offrir l’hospitalité de sa demeure. Voilà la dialectique qui fonde notre civilisation. Le spectre de Shakespeare, parmi tant de ceux qui hantent l’Europe et l’Occident, nous murmure d’être pour nous-mêmes et pour l’autre, de refuser la fusion parce qu’elle est indifférence, mais d’être toujours « en dialogue », d’être ce dialogue infini, de le porter comme une mère son enfant, comme un fils le souvenir de ses morts.

Le 6 mai, Londres élisait son premier maire musulman. Evidemment, on en sait bien plus sur sa religion que sur son programme ou son identité politique. Il y a là quelque chose de malsain, une tentation à laquelle nous devons nous refuser. En même temps, vu la dérive actuelle de la gauche britannique, certaines questions demeurent légitimes.

Il se trouve que Sadiq Khan semble bien plus éloigné que son camarade Corbyn, de toute complaisance à l’égard des islamistes, de la haine d’Israël ou de la démagogie anti-occidentale. On l’a vu dénoncer BDS, les remarques antisémites de Livingstone et de la parlementaire travailliste Naz Shah, ou même suggérer que l’interdiction faite aux Juifs de prier à Jérusalem sur le Mont du Temple ne contribuait pas à l’instauration d’une paix juste. On l’a vu s’en prendre, quelques heures après son élection, au sectarisme de Corbyn dont il avait déjà déploré naguère qu’il ne sût pas ce qu’était l’antisémitisme, et quand trop de travaillistes ou de libéraux anglais, l’esprit empoisonné par un multiculturalisme béat, échouent à le faire, on l’a aussi vu critiquer haut et fort ce qui saute aux yeux des visiteurs mais n’avait été jusqu’alors que trop peu nommé là-bas : l’omniprésence du hidjab dans la capitale britannique ! « When I was younger », a en effet affirmé Sadiq Khan en avril, « you didn’t see people in hijabs and niqabs, not even in Pakistan when I visited my family. In London we got on. People dressed the same. What you see now are people born and raised here who are choosing to wear the […] niqab. There is a question to be asked about what is going on in those homes. » Progressiste cohérent, Khan ajoutait qu’en Angleterre, contrairement à de trop nombreux pays musulmans, ses filles étaient libres de s’habiller comme elles le voulaient et que cette liberté était un bien.

Sadiq Khan, on le voit, est l’anti-Tariq Ramadan. Comme Ahmed Aboutaleb, le maire d’origine berbère et marocaine d’Amsterdam, qui déclarait après le massacre de Charlie Hebdo que les musulmans refusant la liberté d’expression ou la liberté tout court n’avaient qu’à quitter l’Europe ou « aller se faire foutre ». L’Europe doit justement être fière de ça. Elle doit être fière de ce que l’on peut y cultiver un islam qui se questionne, de ce que l’on y peut s’y choisir, s’y construire, de ce que l’on y peut quitter sa foi ou la cultiver à l’ombre des Lumières. De ce qu’un homme politique musulman puisse y exprimer les valeurs de la démocratie libérale sans risquer sa vie.

Oui, l’identité même de l’Europe s’exprime dans cette élection : c’est cela qu’il faut dire. Et, d’ailleurs, ne pas avoir peur de dire aussi qu’on attend la même chose des « autres » : à quand un maire chrétien à Lahore ? A quand une reconnaissance des crimes coloniaux arabes ? A quand l’aveu du génocide africain mené par les rois musulmans ? A quand, en Islam, cette place à l’autre qui nous fait ce que nous sommes ?

Voilà donc ce que signifie l’élection du « premier maire musulman de Londres ». Loin d’être la « gifle » à la « civilisation occidentale et chrétienne » qu’a déplorée un ancien journaliste aujourd’hui maire de Béziers, elle pourrait bien dire ce qu’il y a précisément de meilleur en nous. Une Europe forte, consciente de ce qu’elle est, de ses racines et des valeurs qu’elle s’est acquises à travers des siècles d’émancipation, une Europe ferme dans le dialogue ne saurait voir aucun inconvénient à ce que chacun lui apporte un peu de son propre être. Comme il y a sur notre vieux sol une place pour Shylock rendu à sa dignité et à sa mémoire, pour Othello reconnu digne d’aimer Desdémone, il y en a une pour tous ceux qui embrassent sincèrement ses valeurs et son histoire – et pour tous ceux, surtout, qui savent qu’une rose, par quelque autre nom, embaumerait tout autant.


[1] Le Marchand de Venise, IV, 1.

7 Commentaires

  1. c’est quand même un sacré partie pris de faire passer les musulmans comme les seuls porte drapeaux de l’intolérance…dans le monde. Il n’est pas non plus le porte parole de la communauté musulmane. il prône avant tous ces idées, en tant que personne. Il ne s’est pas présenté en tant que candidat représentant la communauté musulmane mais en tant qu’anglais qui a un programme et qui est pakistanais et de confession musulmane.
    Dommage aussi de ne lire que des articles sur la religion du maire de Londres… c’est avant tout un homme. je ne crois pas qu on disait de Lionel Jospin : le premier ministre protestant!
    Enfin bref assez réducteur et à côté de la plaque cet article!

  2. « l’omniprésence du hidjab dans la capitale britannique » : en quoi vous pose-t-elle problème ? On ne parle quand même pas de la burqa ! Le voile islamique est un symptôme du retour au religieux au même titre que l’omniprésence de la kippa dans certains quartiers de Londres ou de Paris. Imaginez une minute qu’un maire de Paris ou de Londres se mette à déplorer « l’omniprésence de la kippa » !

  3. La religion n’est l’unique critère de son élection. Les Londoniens ont également voté pour lui car il était le mieux placé pour défendre une politique intéressante pour la ville. Les médias internationaux ont centré leurs articles sur l’élection d’un musulman mais encore faut-il se renseigner aussi sur ses idées et son programme.

  4. OK tout à fait d’accord. On n’a pas à qualifier Sadiq Khan par sa religion, comme on n’aurait pas à le faire pour n’importe qui d’autre.

    Mais là où je ne suis pas l’auteur de l’article, c’est quand il dit que Khan suggère « que l’interdiction faite aux Juifs de prier à Jérusalem sur le Mont du Temple ne contribuait pas à l’instauration d’une paix juste ». J’ai lu tout l’article en anglais auquel renvoie la note [2] et n’y ai rien vu de tel. Mais vraiment rien.

    Au contraire : Sadiq Khan regrette d’avoir été arrêté sur l’esplanade des Mosquées par « 2 hommes des forces de sécurité israéliennes » qui lui ont demandé non seulement « s’il était musulman », mais aussi de « réciter un verset du Coran ». Sadiq Khan parle d’une « expérience gâchée » à cause de cela, d’autant que ceux qui agissent comme un « filtre » à l’entrée des mosquées sont des « représentants d’une force perçue comme occupante », et « d’une autre religion » précise-t-il. La suite de l’article ne fait absolument par comprendre c’est le Waqf, l’aurorité musulmane qui gère les mosquées de l’esplanade, qui a interdit leur accès aux non musulmans, alors qu’avant tout le monde pouvait visiter ces mosquées (je l’ai fait). La suite de l’article ne fait absolument pas comprendre que si des forces de sécurité israéliennes sont là, c’est précisément pour éviter les débordements, comme des jets de pierre sur les personnes se trouvant au Mur occidental, juste en contrebas, comme cela est déjà arrivé plus d’une fois.

    Donc d’accord pour laisser toutes ses chances à ce nouveau maire, mais on ne peut quand même pas faire dire aux articles ce qu’ils ne disent pas !

  5. L’élection de Sadiq Khan est une merveilleuse chose, saluons l’ouverture d’esprit des londoniens !