Dès 1988, « folkloriser » Mai 68 devint une activité à temps plein, il s’agissait de transformer l’événement en kit culturel exportable et, si possible, lucratif sans occasionner le moindre remous : rétrospectives, films, chroniques en feuilleton, littératures (mauvaises à de très rares exceptions) fleurissaient tantôt pour mythifier, édulcorer, tantôt pour réduire, occulter ou mettre en abîme les impacts réels de cette déflagration de temps-libéré. Commémoration festive d’un côté, ricanements de l’autre. Conscient ou non, le but étant de part et d’autre de noyer le poisson.

2008, la droite déboutonnée continue d’enfoncer le clou. Mai 68 serait à l’en croire responsable de tous les maux qui accablent nos sociétés contemporaines ; c’est à peine si ne lui sont imputées la crise des subprimes et de la dette souveraine, la délinquance et le prix du carburant, et pourquoi pas, au passage, la catastrophe de Fukushima. Il faut tourner la page, oublier ces enfantillages, revenir à la réalité, bosser.

Par ailleurs, les manifestations des jeunes espagnoles, la révolte du peuple grec, le succès inattendu d’un Mélenchon, le mouvement des indignés qui tentent de s’organiser pour faire entendre leur voix, pour trouble qu’elle soit encore, cette conscience réveillée par les aberrations politiques et financières du temps sonne l’alerte. Sous les plans et les chiffres : des individus. Sous les techniques économiques : des implications sociales, écologiques. Sous les pavés, la plage…

Dans un contexte dont l’austérité est le maître mot on imagine effectivement mal comment il serait possible de parler de Mai 68, mouvement dont l’un des adages était «  l’imagination au pouvoir  ».
Comment pourrait-on parler de Mai 68 sans redouter l’impact de l’étalage des conquêtes et de sa genèse ?

Commençons par la genèse : portée par  le foisonnement d’une multitude de groupes radicaux et nouveaux, de militants activistes et d’intellectuels cherchant des alternatives au communisme à la soviétique, mue et émue par l’autoritarisme outrancier des lycées et des internats (cumulant des interdictions absurdes : interdiction de voir quelqu’un de l’autre sexe, de recevoir des journaux ou d’écouter la radio…) cette génération post-guerre d’Algérie se retrouve dans un monde déchiré entre les forces contradictoires de l’Est et de l’Ouest, livrée non pas à l’austérite économique (nous sommes dans les années fastes de la France) mais à l’austérité sociale et des moeurs.
Dès 1964, à l’université de Nanterre, faculté et cité universitaire sises au beau milieu des bidons-ville,  la nouvelle section sociologie ouvre un champs critique de la société contemporaine.
Le 22 mars 1968, en réaction à la guerre du Vietnam, ces groupuscules de gauche et libertaires, avec Daniel Cohn-Bendit en chef de file,  mettent le feu aux poudres en articulant leurs discours sur les thèmes de  l’anti-impéralisme, l’anti-fascisme et l’anti-capitalisme.

Outre ces événements, en réaction au Général de Gaulle notamment, l’inspiration de Mai 68 se trouvait à l’échelle de toute une génération dans tous les pays industrialisés, Le «Printemps de Prague» en Tchécoslovaquie, le mouvement contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis, le «Mai rampant» en Italie et sans nul doute dans des filiations plus lointaines : le romantisme messiannique de 1830, le socialisme utopique de 1848, le marxisme, l’anarcho-sydicalisme…

Autant d’arguments propulsaient cette jeunesse à penser pouvoir agir conjointement avec les syndicats et les 9 millions d’ouvriers grévistes en proie à l’augmentation du chômage et à des conditions de travail encore très pénibles. Mais jugulé par les syndicats l’union espérée entre intellectuels et ouvriers n’aura pas lieu.
Quoiqu’il en soit l’autorité de l’Etat, des écoles et du patronat est secouée, les modes de pensées sont bousculés, des liens inattendus se créent entre une part des forces en présence au cours des manifestations, des grèves, au sein des usines assiégées. Le débat deviendra désormais un outil incontournable dans tous les lieux de travail et d’étude.

La détermination des ouvriers et des syndicats à obtenir de nouveaux droits, de nouvelles conditions de travail et d’existence d’une part, ce bouillonnement d’actions parfois violentes et de réflexions menées par des étudiants, des artistes, des intellectuels tels que Guy Debord, Raoul Vaneigem, Gilles Deleuze et Félix Guattari, aboutira à une transformation progressive de la pensée et de la société. Un nouveau regard sera porté sur un monde jusque-là en proie à la simple euphorie consumériste. Cette révolte contre toutes les aliénations liées au règne de la marchandise n’a pas fini de faire des vagues.
Les accords de Grenelle augurent de nouvelles réformes (augmentation du SMIG de 35% et de 56% pour les salariés agricoles, augmentation générale des salaires de 10% en moyenne, reconnaissance légale de la section syndicale d’entreprise et de l’exercice du droit syndical….)  Des lois, des mesures sociales suivront dans les 15 années : dépénalisation de l’IVG, fin de la censure, majorité civile à 18 ans…

Quelques soient ses détracteurs, leurs raisons et déraisons, je pense qu’il n’en est pas un qui voudrait revivre dans le monde d’avant 68.

Ceci sans compter l’impact culturel et artistique que ce phénomène a généré. Un vent de liberté a soufflé sur les académismes. Les expérimentations en tout genre trouvent enfin des espaces d’expression plus larges et nombreux. L’art a quitté ses aspects poussiéreux pour recouvrir la vitalité de la pop, du rock, de l’improvisation. Un décloisonnement s’opère entre les genres et les cultures…  1968 : Warhol et sa Factory. Marcel Broodthaers imagine son musée d’Art moderne. Les artistes du Land Art augmentent leur champ d’action en intervenant sur et dans le paysage. Le corps vivant se fait matériau et l’action, message politique explicite ou implicite… On  assiste à l’avènement de l’intellectuel engagé. Pour le meilleur et pour le pire.