En quelques heures, la France vient de vivre un tournant. On aurait tort d’ajouter «de sa vie politique» car ce tournant n’est politique qu’à un niveau secondaire : bien sûr, s’il est désormais possible de déstabiliser ainsi une campagne électorale ou un gouvernement par l’outil électronique, c’est la démocratie qui est en danger, mais elle ne l’est que par rapport à notre part d’intimité, la première victime du crime commis par Pavlenski. 

L’intimité – et en effet, sans elle, il n’y a point de démocratie qui tienne – est en voie d’annihilation. Ces dernières décennies, nous avons progressivement accepté, par inconscience ou par goût du fun, par un machiavélisme de mauvais aloi pour certains, que s’effondrent les barrières vénérables qui servaient de frontière à nos deux vies, la publique et la privée. Des caméras de surveillance au Big Brother aéroportuaire et jusqu’aux outils de géolocalisation mis par l’iPhone à la disposition des parents (qui devraient plutôt calmer leur anxiété chez le psychiatre) ou des maris jaloux, de la burrata fièrement (on se demande pourquoi) exposée sur Instagram aux déclarations indiscrètes voire impudiques faites çà et là sur la toile et dans la presse, c’est tout un monde d’intimité qui a disparu sous nos yeux. «Pour vivre heureux, vivons cachés», disait la sagesse populaire. Jamais, peut-être, ce dicton n’a été si vrai ; mais jamais l’on a moins pu le mettre en œuvre. Car où donc, désormais, se cacher ?

Nos descendants, rendons-nous à l’évidence, ne sauront pas ce qu’est l’intimité. Cette notion de vie privée, ils ne l’entendront pas. Les historiens des mentalité écriront des livres compliqués, avec force notes de bas de page, et s’écharperont pour savoir ce que ces mots – qu’on emploiera encore bien sûr, de même qu’on dit toujours «voiture» quoique les voitures aient bien changé depuis le temps des calèches et des landaus – signifiaient au XXsiècle. Je dis au XXsiècle comme je pourrais dire au XVII: si les puissances totalitaires aujourd’hui vaincues, Hitler, Staline, ont bel et bien cherché à détruire la vie privée, des milliers d’hommes et de femmes veillaient encore, pour lesquels il était un principe absolu qu’être humain, c’était d’abord avoir droit au retrait. Où seront-ils dans cent ans ? Qui croit encore que l’intimité vaille qu’on se batte pour elle ? Et pourtant, oui, sans elle, il n’y a point de démocratie parce que la fin de l’intimité équivaut à celle de la liberté. 

Ce que j’entends par ce dernier mot, c’est le pouvoir de dire non à la totalité. La différence qu’il y a entre la démocratie telle que nous l’entendons et la «démocratie populaire», c’est précisément que la première a pour but, pour raison d’être, la préservation, pour chacun, d’un espace de silence et d’opacité, quand tous les exemples que nous connaissons du second type de «démocratie» ont exprimé l’effort contraire, celui de biffer cet espace autant que faire se pouvait. Saluons l’admirable réflexion de François Sureau qui, dans Sans la liberté, a su dire tout ce qui nous séparait désormais du vieil esprit européen : les années 2000 ont vu le sacrifice de cet espace, par définition ingouvernable, aux exigences de sécurité et de gouvernement. Et personne, ou presque, n’a alors protesté. Il faut dire que la liberté, il faut dire que le silence, que l’opacité font peur.

Mais il faut ajouter à cela que l’époque dans laquelle nous entrons voit les agents privés, firmes ou activistes, dangereusement concurrencer les Etats. Que le néo-puritanisme («de gauche», féministe, etc.) rejoint allègrement l’obsession sécuritaire et hygiéniste du Patriot Act. La démocratie française, la loi protégeaient Griveaux : c’est un prétendu réfugié politique russe et un avocat médiatique qui l’ont mis à terre. On pourrait s’étonner qu’un homme tant occupé à défendre nos libertés contre l’Etat et le capital, qui a même dû prêter serment en ce sens (qu’est le rôle d’un avocat sinon de défendre la vie privée ?) la piétine ainsi tout à coup. Il n’y a pourtant à cela rien d’étonnant : l’époque voit sans cesse les ennemis de la liberté la réclamer cyniquement quand elle fait leurs affaires et au nom même du despotisme. L’affaire Mila est à cet égard voisine de l’affaire Griveaux, et ce voisinage n’est pas seulement dû aux hasards de la chronologie : dans les deux cas, le despotisme l’emporte par l’outil électronique et la licence apparente qu’il offre, dans les deux cas, des vies sont brisées.

Nous sommes à la croisée des chemins. Les «oui mais» nous suffiront à choisir nos amis, à savoir qui sont nos ennemis. Et il ne s’agit pas de défendre la sécurité ou l’ordre social, mais bien d’affirmer notre droit, contre tout ce que le Moloch technique et communicationnel voudra nous faire accroire, notre droit à vivre cachés, notre droit à ces deux vies qui ne peuvent exister qu’en demeurant à jamais séparées, la publique et la privée. Nos droits humains, donc, avant nos droits civiques. Cette existence intime dont il est si facile de dédaigner la valeur, avant les prestiges de l’existence sociale. Notre droit au clair-obscur contre la tyrannie de la pleine lumière.

3 Commentaires

  1. Parler à la victime d’une atteinte à la vie privée du délit dont elle a fait l’objet alors même que celle-ci nous fait comprendre qu’elle n’y consent pas, c’est la violer une seconde fois.
    Tous ceux dont Benjamin Griveaux anticipa les pensées qui leur viendraient à l’esprit sitôt qu’ils le verraient remonter au créneau, ne sont peut-être pas tout à fait innocents dans la prise de décision, empreinte de sagesse et d’expérience, qui a entériné sa chute.
    Objet du désir de nettoyage éthique d’un actionniste russe, si l’œuvre d’art vivante qu’est devenu Benjamin Griveaux souhaite aborder le sujet de sa propre transformation, nous devons écouter sa voix.
    Il faudrait à présent que son silence résulte de la nécessité absolue qu’il aurait manifesté de se l’imposer, pour un temps de résilience, et non par excès de prudence, autrement dit, du sentiment que nous lui aurions donné que la sordide affaire à laquelle son nom est désormais associé, faisait bien notre affaire.

  2. Sauf le respect que je dois à Ovidie, je soutiens que Benjamin Griveaux n’aurait pas plus intérêt à éprouver de la fierté que de la honte à l’endroit de son anatomie.
    Il n’y a effectivement rien d’illégal dans le fait de se dénuder devant la caméra de son iPhone, et pour cause ; le dévoilement est inhérent à toute relation intime.
    En outre, les spectacles pour adulte n’exposent ni leurs auteurs ni leurs consomateurs à des sanctions pénales, à condition qu’ils ne franchissent pas la ligne rouge fixée par les droits de l’homme, de l’enfant, de l’animal ou du cadavre, mais ceci est un autre débat.
    Aussi, évitons de nous trumper de combat en balayant la question du droit à l’intimité d’un « So what ! » qui pousserait le Kompromat à monter d’un cran le curseur de la violence antilibérale.
    J’appelle donc tous les démocrates à œuvrer pour l’abandon des charges ineptes que font peser sur l’ancien porte-parole du Gouvernement les pâles imitateurs d’Ivan Karamazov, en renversant l’accusation.

  3. Le Stakhanov désoviétique s’est crucifié par le scrotum devant le mausolée de la Révolution trahie ; la Chinoise 2020 s’est prise de Passion pour cette anomalie d’une histoire doublement mortifiée ; auteur d’un best-seller crépusculaire désormais sous contrat chez feu le Cardinal Daniélou, grand promoteur devant l’Éternel des sources hébraïques du christianisme dont il faudrait considérer la fin à la Félix Faure, San Juan Jr. scénarisera leurs hallucinations judiciaires, hypnotisant le micro des envoyés spéciaux telle une star du porno contre X.
    Mais de Piotr le Prolo ou Sasha la Bobo, qui donc est sous l’emprise de l’autre ? la damoiselle trop fière d’éprouver l’ascendant qu’elle exerce sur ce glorieux mastard à qui elle apprend à parler (sur l’oreiller) ? le squatteur d’un terreau idéologique exploitable pour le contenu qu’il augure de verser dans le cloaque miroitant d’une prochaine performance ?
    Les premiers mots de Pavlenski après sa remise en liberté furent destinés à toutes ces gens sans le soutien massif desquelles il aurait passé la nuit en prison ; pas un mot pour un ordre judiciaire qu’il combat au même titre que les autres pouvoirs consubstantiels à un État envers lequel il serait bien embarrassé d’avoir participé de la démonstration qu’il ne correspondait en rien à cette machine à broyer les libertés vitales telle que nous la décrivent lesdits otages transnationaux de notre dictature ultralibérale et de ses PDG bombardés à la tête de grands groupes étatiques lors d’une parodie d’élection au suffrage universel confisquant aux cautionneurs forcés d’un système perçu comme servitude volontaire et fausse représentativité, un choix digne de ce nom.
    Pavlenski s’adresse aux votants téléréalistes d’un parti parapolitique l’ayant désigné candidat pour les prochaines élections paramunicipales qui auront lieu très prochainement, dans la France dédoublée d’une réalité parallèle dont les peuples, investis d’une puissance titanesque refoulée sous les jougs successifs de Zeus et de Deus, ignorent encore qu’ils la peuplent déjà, cette France craquante et craquelant sous leurs pieds engourdis, au sein de laquelle ils reprendront leurs esprits et leur dû aux élites managériales de l’ordre néoféodal, — Fly Rider aurait-il trouvé son maître ?
    L’anarchisme est le masque politique de l’apprenti Titan ; celui-ci s’attaque à tous les pouvoirs reconnus en tant que tels par son engloutisseur ; autant dire qu’il lui tarde de recouvrer ses infrapouvoirs antédiluviens, amoraux pour ses supplanteurs, amoureux d’un horizon à perte de vue dans lequel il se projettera coûte que coûte, quitte à ce que l’Âge d’ogre coure, derrière lui, de nouveau à sa perte.
    Or, comment s’étonner que l’émergence d’une scène apocalyptique se surajoute aux voix sombrées dont l’intrusion sur la scène internationale nous enjoint de faire face à nos responsabilités collectives en ce qui concerne une situation d’urgence climatique qu’elles qualifient de dramatique, et par dramatique, nous entendons tragique, puisqu’elles enchaînent en décrétant que, sous réserve d’éléments nouveaux, la Terre aurait franchi le point de non-retour.
    Il n’existe pas de sexualité asexuée.
    Un détective privé chargé par l’OAS de lui dégotter un Super 8 de Charles et Yvonne de Gaulle diffusable en salle de cinéma pour adultes, eût été en mesure, à ses risques et périls, de déverser sa pièce traîtresse dans le cadre d’une demande de divorce intentée par la France pétainiste ; il n’en aurait pas pour autant transformé le chef de la France libre en héros de l’industrie pornographique.
    Nous ne conseillerons jamais à un personnage public d’assumer des clichés de ses parties intimes, fussent-ils postés a fortiori par un expert en kompromat, partant du principe que sa notoriété conférerait à ces photos volées un caractère exhibitionniste incompatible avec les fonctions qu’il remplirait ou briguerait ; inversement, nous l’invitons à mettre ses concitoyens face à leurs propres pulsions voyeuristes si, par extraordinaire, ils étaient tentés d’aller fourrer leur nez dans ses affaires.
    Nous ne consentirons pas à ce que la vie politique en France devienne l’otage d’un nouvel ordre moral dont les garants autoproclamés seraient habilités par le public du WebColosseum à définir la frontière entre la bonne et la mauvaise sexualité ou, pour être plus précis, entre bons et mauvais pornocrates car, voyez-vous, nous doutons fort que Madame la duchesse de Taddeo se fût privée de réaliser des selfies de ses parties génitales qu’elle s’empressait de partager avec un amoureux transi, et ne serions que moyennement surpris d’apprendre qu’une majorité de citoyens du monde libre ont déjà intégré le sexe virtuel dans leur répertoire de jeux, — lorsqu’on ne peut plus contempler un chef-d’œuvre de l’art sculptural sans qu’un comparateur narcissique se sente obligé d’immortaliser l’instant hilare du ravaudage, on suppute que sa vision du partenaire sexuel manquerait de sel à ses yeux si l’on ne pouvait y incruster l’image de son gargantuesque pantin désarticulé dans le feu de l’action.
    Pour toutes ces raisons, nous condamnons avec la dernière énergie le fait que les obscènes metteurs en scène des vidéos de décapitation de Daech se soient introduits dans la nouvelle édition uchronique du Dictionnaire de l’art moderne et contemporain, sous prétexte qu’une dérive sectaire de l’avant-garde artistique reconnaissait en eux le phare de la révolution à venir.
    C’est la prochaine étape qui, si nous n’y prenons garde, ensevelira Paris sous les tas de droits, sachant que nous ne parvenons plus à les appréhender que sous la forme d’un amoncellement d’indices indiscernables ; qui plus est, le détournement dont ces derniers font l’objet, à des intervalles de plus en plus réguliers, est un spectacle de masse hautement inflammable.