L’arbitraire érige en règle du jour la loi de la jungle, la loi du plus fort. Les inégalités de rang? Naturelles. L’oppression? Volonté du sort! Le pouvoir peut désigner, humilier, écraser, torturer, c’est ainsi! C’est ainsi, puisqu’il appartient au plus puissant de faire vivre ou de faire mourir. « Le pouvoir se mange en entier », n’est-ce pas, et, à qui détient le pouvoir donc : tous les droits! Et aux autres? Soumission, obéissance et docilités.
La démocratie renverse ce raisonnement : aucun pouvoir, dit-elle, n’est absolu, sacré ; tout pouvoir est construction humaine – donc muable ; donc changeable. La démocratie refuse, congédie le pouvoir d’un seul sur tous. Elle proclame le pouvoir des citoyens sur eux-mêmes ; elle postule les libertés politiques et civiles ; affirme le respect de la pluralité, la pratique du débat contradictoire et l’égalité devant la loi. Elle est constitutionnalité, principes et règles de vie commune partagés. Elle est ce processus – certes toujours litigieux, certes toujours difficile – d’élaboration de règles qui font sens, de règles qui donnent sens, de règles qui lient dans l’égalité et la liberté.
Liberté de penser, liberté d’expression, liberté de parole. La démocratie libère la raison critique ; elle libère la parole muette, la parole mutilée, la parole interdite, la parole étouffée, étranglée, écrasée. Parler, exprimer son opinion, ouvrir sa gueule, n’est ni un délit, ni un crime, tel est l’un de ses crédos.
Égalité. Égale dignité de tous, de tous les hommes ; égalité au-delà des déterminismes de naissance, au-delà des déterminismes culturels, sociaux ou économiques. Légitimité de tous et de chacun à participer à la vie de la cité : citoyenneté. Et qu’il n’y ait pas fourvoiement ici : il ne s’agit pas de faire advenir au forceps un peuple unique et homogène ; il s’agit de fonder l’ordre politique sur le pouvoir des citoyens à virer celui-là, à confirmer celui-ci, à introniser cet autre-là. Par la magie, la simple magie du bulletin de vote déposé dans l’urne.
La démocratie est liberté de choix, liberté de vote. Voter. Le vote : temps d’élection, temps de débat, temps de compétition politique, temps d’effervescence : on danse, on chante, les couleurs de son parti autour du cou. Élection : temps de fête mais temps de tension aussi. D’extrême tension. De quoi demain sera-t-il fait? On danse, on chante comme pour exorciser la peur du jour d’après. Le jour d’après vote. Le jour d’après vote et ses soubresauts, ses convulsions. Le vote. Oui, mais voter pour qui? Voter pour quel candidat? Voter pour quel parti? Et qu’est ce qu’un parti dans une société traversée par des lignes de fractures plurales, communautaires, religieuses? Qu’est-ce qu’un parti dans une société fractionnée par des lignes de partage qui ne sont pas nécessairement idéologiques, politiques?
Et que faire quand tel ou tel autre candidat s’amuse à flatter, gonfler, manipuler le ressentiment populaire ; que faire quand tel ou tel autre leader politique s’emploie à stigmatiser, à montrer du doigt « tous ceux-là qui ne nous ressemblent pas ; tous ceux-là qui ne parlent pas comme nous ; tous ceux-là qui ne pensent pas comme nous ; tous ceux-là qui ne sont ni de notre âme, ni de notre région, ni de notre religion, ni de notre bled, ni de notre sang ». Et que faire si ce candidat-là l’emporte, gagne les élections? Oui, comment réagir quand le peuple décide de remettre par son vote le pouvoir aux ennemis déclarés de la démocratie?
Le vote : liberté de choix. Réalité ou illusion? Qui décide en définitive dans le secret de l’isoloir : le libre arbitre du votant ou le primat, les contraintes, les exigences, les pesanteurs du collectif d’origine? Le vote : le droit de choisir ses gouvernants. Belle pétition de principe. Car que nous dit l’expérience d’un certain nombre de pays africains? Le vote? Manipulation des listes électorales, intimidation des électeurs, achat des voix, bourrages des urnes, falsification des procès verbaux, détournement du suffrage universel. Refus de l’imprévisible liberté des électeurs, refus du changement, refus de l’alternance.
Que devient alors la démocratie dans ces cas-là? Que devient la démocratie quand le suffrage universel est ainsi brouillé, modifié, renversé, giflé par une soustraction ou une addition frauduleuses? Que reste-t-il de la démocratie quand elle triche ainsi avec ses propres principes? Que reste-t-il de la démocratie quand le vote n’est plus qu’une simple formalité administrative de légitimation, de renforcement, de pérennisation de tel ou tel autre dirigeant sortant qui ne veut pas sortir, partir, quitter le pouvoir? Que reste-t-il de la démocratie quand elle est ainsi détournée, caricaturée, dévoyée? Peu de chose en vérité: il n’en reste plus que l’apparat et l’apparence.
Mais pourquoi donc ces impasses récurrentes? Quels sont les ressorts de ces blocages? Comment expliquer cette histoire souvent contrariée de la démocratie en Afrique? La faute aux autocrates? La faute à cette folle volonté de certains dirigeants de se maintenir au pouvoir à tout prix, à n’importe quel prix? Sans doute. Le pouvoir enivre ; la jouissance du pouvoir, quand il est illimité, rend fou ; et l’autocrate en place finit par croire qu’il est né pour mourir au pouvoir. Grisé par le pouvoir, il se croit tout puissant, tout permis. Il décide de tout ; il peut décider de tout, y compris jusqu’au bonheur ou au malheur de chacun de ses concitoyens. Seul ne compte en définitive que son bon plaisir, son bon vouloir. Alors? Alors chaque matin, il se réveille en se disant : « Je suis le plus fort ; le pouvoir c’est moi! La norme, c’est moi! Je suis boss, le patron, le détenteur de ce pays! Le propriétaire à vie! »
Volonté donc, tragique volonté de confiscation du pouvoir, de séquestration de la chose commune par certains dirigeants décidés à s’accrocher aux faveurs, aux fastes, aux tralalas, à la pompe du pouvoir. Cela doit être dit ; dit clairement, dit publiquement, dénoncé. Ensuite? Ensuite cette appétence du pouvoir n’explique pas tout. Tout? Tous les errements, toutes les dérives, toutes les impasses de la démocratie en Afrique. D’autres lancinantes questions se posent.
Constat : la démocratie, dans ses tensions et incertitudes, ne rassure pas toujours ; elle fait même parfois peur, franchement peur à certaines franges de la société. Elle fait peur quand elle est perçue comme le droit reconnu au plus grand nombre, le blanc-seing accordé à la majorité d’imposer sa loi, d’imposer ses désidératas à la minorité, d’assujettir la minorité des vaincus. Tentation majoritaire. La fameuse tentation majoritaire. Que la démocratie soit assimilée – dans l’urgence de la quotidienneté, dans l’urgence de la survie quotidienne – que la démocratie soit assimilée à cette tentation qui fait du nombre gagnant force de loi et valeur de vérité, seule vérité ; que la démocratie soit confondue à ce droit à l’accaparement du bien commun par les vainqueurs et le suffrage universel sera vécue comme une guerre. Une guerre à ne pas perdre car malheur aux vaincus!
De cette crainte découle une question cruciale non encore résolue dans un certain nombre de pays : quels mécanismes, quelles garanties, quels garde-fous mettre en place pour protéger les vaincus, les minorités? Faut-il organiser le pouvoir, les pouvoirs en miroir de la société? Faut-il distribuer, redistribuer le pouvoir, les pouvoirs en vertu des différentes appartenances sociologiques ou politiques? Objection de principe : l’utopie démocratique prône le dépassement des particularismes d’origine ; la démocratie ne saurait être réduite à l’addition des intérêts particuliers. Alors : « Tout pour la majorité »?
Il revient aux institutions d’assurer le respect et la protection des minorités, est-il souvent précisé dans les différents contrats démocratiques. Mais qu’en est-il dans les faits du fonctionnement de ces institutions? Quid de la Justice dans certains pays, par exemple? Quid de l’indépendance de la justice? Théorique. Évidée. Et l’égalité civile, juridique, politique de tous devant la loi? Fiction juridique. Et quid des parlements? Et quid du fonctionnement des parlements, les parlements ces instruments censés assurer le contrôle de l’exécutif, supposés espaces d’exercice, de pratique, de construction politique, lieux de renouvellement de la créativité démocratique? Les parlements? Des machines qui tournent à vide.
Hiatus donc entre l’idéal démocratique proclamé et la réalité, fossé entre ce qui devait être et ce qui est, contradiction entre discours et pratiques, divorce entre les mots et les choses. Pas étonnant dès lors que les électeurs se détournent des urnes. Pas étonnant que le divorce entre les représentants et les représentés soit consommé dans certains pays. Normal, le développement du cynisme, d’un certain cynisme vis-à-vis de la démocratie qualifiée souvent de simulacre, de mascarade politique, de forfaiture morale.
Il est plus qu’urgent de repenser la démocratie en Afrique ; il est plus qu’urgent de réinventer la démocratie, de réinventer la cité. Et réinventer la cité, c’est d’abord libérer la démocratie du temps électoral pour l’inscrire dans une dynamique de dialogue et de partage. Une dynamique de dialogue autour des enjeux et questions majeurs qui traversent les sociétés africaines et ce, bien au-delà de la compétition partisane, des affiliations partisanes, des rivalités de personnes, des calculs à courte vue, des batailles subalternes, de la clameur des passions, des impatiences du court terme, des gloutonneries de l’instant. Une dynamique de dialogue pour dégager – sans nier les divergences, les légitimes désaccords, les conflictualités inhérentes à toute société – quelques choix de sociétés consensuels, prioritaires quant au traitement du passé, l’organisation du présent et la préparation de l’avenir ; une dynamique de dialogue car, on l’oublie trop souvent, la démocratie est certes confrontation, affrontement d’idées, mais également conversation, partage de parole, dialogue, négociation, accommodement, fabrication de valeurs qui tiennent ensemble, invention de solidarités, de nouvelles solidarités, de ces solidarités qui rassemblent les hommes.
Oui, la démocratie suppose cet exercice de délibération, de palabre, de débat public continu, de raison publique permanente. Elle est processus interactif entre gouvernants et gouvernés, conversation durable, ininterrompue entre État et société. Et que voit-on dans le monde réel? Des gouvernants et des aspirants au gouvernement qui regardent les gouvernés sans les voir. Que voit-on? Un État, des États distants, des États aux discours définitifs, incompréhensibles, qui rabrouent la société, les sociétés ; des États autistes aux demandes citoyennes ; des États qui refusent à leurs citoyens le droit à la politique, le droit à la parole, le droit à la prise de parole, le droit à la participation. Il ne s’agit pas ici de prôner une démocratie de tous les jours mais de rappeler cette urgence fondamentale d’une autre articulation, d’une autre interaction dans un certain nombre de pays africains, entre l’État et la société ; d’une autre proximité.
La démocratie a des exigences complexes incluant la liberté de choisir ses gouvernants, le droit de vote et le respect des résultats sortis des urnes. Mais elle est plus que cela ; elle est construction de temporalités plus longues ; elle est quête incessante, processus sous tension permanente, processus ouvert, jamais achevé, processus inachevable par essence. La démocratie n’est jamais donnée une fois pour toutes ; elle est ce projet vivant et fécond parce qu’en interrogation permanente sur ses propres limites, sur ses propres certitudes. Ouverture sur le monde, affirmation de l’universalité de l’homme, elle est ancrage dans la modernité locale, cette modernité toujours en mouvement. Sinon? Sinon elle devient folklore, folklore figé aux apparats insignifiants, convention vide, norme ignorée, contournée, norme non intériorisée par les citoyens ; car abstraction sans fondement ni réalité, abstraction aux antipodes de l’invention de soi.