L’homme du Kremlin a grogné et juré : l’Ukraine n’existe pas et quiconque affirmerait le contraire serait un néo-nazi à effacer de la surface de la terre. La Russie serait – selon son entendement – une entité éternelle appelée à tuer l’Ukraine pour retrouver toute sa plénitude.

Guerre ? Non, simple opération spéciale, toujours selon le maître du Kremlin. Seulement, cache une guerre et les pleurs finiront par l’ébruiter et l’exposer aux yeux de tous. Qui n’a pas vu les images effroyables de Boutcha et de Marioupol ?

Face au temps des assassins détruisant tout sur leur passage, si plusieurs États africains ont voté la résolution des Nations Unies condamnant le 2 mars l’agression russe, n’empêche : certains, manifestement insensibles au malheur des victimes, et reprenant en boucle l’argumentaire de Moscou, affirment sans sourciller que si Poutine mange aujourd’hui la vie des Ukrainiens c’est parce que ceci et cela, c’est parce que l’Otan, c’est parce l’Occident…

D’autres clament en chorale que les liens historiques entre « les camarades de l’Union soviétique » et les mouvements africains de décolonisation obligeraient l’Afrique à une certaine solidarité avec l’agresseur.

Argument assez étrange, simplet et farfelu. 

Admettons que les ventes d’armes obsolètes de l’URSS aux mouvements de libération de l’époque aient contribué à faire avancer la « grande cause » dans quelques territoires : aurions-nous oublié que l’Ukraine faisait partie également de cette fameuse URSS à l’époque ? Et pour quelle raison donc l’Afrique serait-t-elle plus redevable de cette solidarité à la seule Russie et non également en dette vis-à-vis de tous les autres États de l’ex-URSS ?

Plus embêtant : ce qu’on nomme « solidarité entre camarades » s’est traduite dans les faits par une dévitalisation des mouvements de libération africains – autrefois pluriels et vivants –, mouvements transformés sur ordre de Moscou en contrepartie de l’aide reçue en appareils bureaucratiques monolithiques calqués sur le modèle stalinien. 

Et puis il y a cette complicité du Kremlin avec les régimes aussi terrifiants que celui d’Idi Amin Dada et de Mengistu Hailé Mariam, Mengistu assassin du Négus Hailé Sélassié, fondateur de l’Organisation de l’Unité africaine, enterré dans une fosse située sous le bureau du même Mengistu.

Mais de quoi est symptomatique cet alignement sur les envies impériales de toute puissance de Poutine ? Des liens établis dans le secteur sécuritaire au cours de ces dernières années entre Moscou et certains pouvoirs africains ? De l’attrait du modèle autoritaire russe ? On est au pouvoir, on y reste et on fait ce qu’on veut de l’État, de la loi, de l’économie et de la société ?

Peut-être d’un mal encore plus profond : celui de notre incapacité récurrente à dénoncer clairement les crimes de masse et les violations massives des droits de groupes de personnes, des droits élémentaires des individus et des citoyens.

Il n’y a pas longtemps Béchir trucidait les Darfouris en masse. Combien de manifestations organisées sur le continent contre le boucher de Khartoum ? Combien de discours officiels de protestation ? Combien de pleurs pour le Darfour ?

Remontons plus loin. Le Biafra. Souvenons-nous de l’année 1968, l’année de la tragédie du Biafra. Seul Nyerere usa de son autorité morale pour plaider la cause des victimes. Et en 1994, lors du génocide des Tutsis du Rwanda, que s’est-il passé ? Silence continental tout aussi assourdissant. Encore une fois Nyerere protesta et, le 13 juin 1994, au sommet de Tunis de l’Organisation de l’Unité africaine, Mandela prit également la parole pour dénoncer l’extermination des Tutsis, « cet affreux carnage des personnes innocentes. »

Nyerere et Mandela, deux géants de l’émancipation africaine persuadés que toute neutralité face à l’oppression n’est jamais sagesse mais aveu de faiblesse morale, lâcheté. Nyerere et Mandela, que nous célébrons chaque année en grande pompe. Mais si vraiment l’Ubuntu de Nyerere et Mandela est ce qui soutient l’Afrique, comment expliquer cette insensibilité face au malheur enduré par les enfants, les femmes, les hommes, les personnes âgées d’Ukraine bombardés, massacrés, brutalisés, martyrisés ?

Realpolitik ? Je réponds : plutôt manque de discernement. Car en soutenant l’aventure coloniale russe en Ukraine ou en ménageant la chèvre et le chou, nous cassons la branche sur laquelle nous sommes assis : celle du droit international censé protéger les plus faibles et qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale et de la Shoah aura permis de déconstruire l’ordre colonial, de disqualifier le racisme et d’affirmer le droit à l’autodétermination.

Que ce droit-là soit abrogé à force d’être piétiné comme en ce moment en Ukraine, que s’instaure un nouvel ordre mondial où le droit ne protégerait plus du pire et nous serons les premières victimes de ce nouvel état de fait car vulnérables et proies facilement exposées à toutes les aventures impériales. Oui, affaiblir le droit international c’est affaiblir l’Afrique. Est-ce si compliqué à comprendre ?

Et puis soyons cohérents avec nous-mêmes : le combat contre la domination impériale tant chanté serait tout d’un coup à jeter aux orties dès lors que le crime d’agression impériale serait imputé à la Russie ? L’impérialisme ne serait plus impérialisme dès lors qu’il serait russe ? « L’Afrique, rappelait Nyerere, a lutté pour la liberté sur la base de la liberté individuelle et de l’égalité, et sur la base du respect du droit de chaque peuple à décider librement de son destin. »

Rien ne renseigne mieux sur l’humanité d’un humain que la manière dont il réagit face à la souffrance infligée à d’autres êtres humains : si l’Afrique est vraiment terre d’Ubuntu, ayons le courage d’honorer notre propre humanité en prenant fait et cause pour les Ukrainiens agressés, brutalisés, massacrés. Soyons ce que nous proclamons que nous sommes.