Pour tous ceux, dans l’Union européenne et en ex-Yougoslavie, qui luttèrent contre les nationalismes qui déchirèrent les Balkans entre 1991 et 1997 et leurs cortèges atroces de « purifications ethniques » et d’urbicides à répétition, la demande d’adhésion de la Serbie à l’Union Européenne est la meilleure chose qui soit.

Un peu d’histoire : il y a quinze ans à peine, violant les valeurs fondamentales de la civilisation européenne, ravageant, au mépris des lois de la guerre, les pays « frères », Bosnie et Kossovo en quête d’indépendance, réinventant, cinquante ans après le nazisme, les camps de concentration en Europe, pillant, assiégeant, bombardant, déportant, exterminant les populations bosniaques, de Brcko à Srebrenica et Sarajevo, via ses séides serbes de Bosnie, Karadzic, Mladic et autres criminels de guerre, puis, dans la foulée, vidant le Kossovo par le fer et le feu de toute sa population civile, la Serbie de Milosevic s’était mise au ban des nations et de l’Europe du « plus jamais ça ».

Le cauchemar ruina la Bosnie, le Kossovo, mais aussi la Serbie elle-même, finalement vaincue, restée exsangue et profondément gangrénée par le poison nationaliste et la propagande de guerre. De la même façon que l’armée allemande en 1918 « était rentrée invaincue du champ de bataille », les malheureux Serbes, martelaient les mauvais génies de Belgrade, étaient victimes de l’ingrate Europe, cette marâtre toute entière coalisée contre eux, pourtant aux avant-postes de la civilisation chrétienne, au profit des « musulmans » de Bosnie et du Kossovo.

Serbie, année zéro, comme le titrait alors, au désespoir, le film de Goran Markovic. Ce furent des torrents de dénégation (Nous n’avons fait que défendre et vouloir réunir le peuple serbe partout menacé dans l’ex-Yougoslavie. Srebrenica ? Nous n’y sommes pour rien. Mladic, Karadzic ? Inconnus chez nous. Etc., etc.). Les criminels et profiteurs de guerre paradaient à Belgrade, jusque dans les allées du pouvoir. Ce furent des années d’impunité, de non-coopération avec la justice internationale, de dissimulations et tergiversations en tous genres. Il fallut aux démocrates de Belgrade plusieurs batailles électorales et autres pour établir, contre les mafias économiques et militaires enrichies par le pillage et la guerre qui soutenaient Milosevic, le cours démocratique et honnête de la vie en Serbie. Un premier ministre courageux, Dzindzic, y laissa la sienne.

Quinze ans après avoir touché le fond du déshonneur et de la déchéance, la Serbie, ex-pays voyou est, de nouveau, fréquentable et sa demande d’adhésion à l’Europe parfaitement recevable. D’autant que sa réception, dans un avenir proche, à la table du banquet européen ne peut qu’accélérer l’avènement plein et entier de la démocratie sur les bords de la Save et balayer enfin les miasmes mal éteints de l’irrédentisme grand’serbe et ses irréductibles thuriféraires.

Mais trois préalables s’imposent. Peut-on imaginer que l’Europe accueille un jour en son sein la Turquie, sans que celle-ci ait reconnu ses responsabilités historiques dans le génocide arménien, et fait amende honorable ? De la même façon, il serait inconcevable que la Serbie, avant toute négociation, ne livre pas Mladic et la poignée de criminels de guerre encore recherchés par le Tribunal international de la Haye. Il importe tout autant que la Serbie reconnaisse pleinement son implication directe dans les opérations de guerre, à Vukovar, dans les Krajina croates, et, plus encore, en Bosnie -à commencer, bien sûr, dans le massacre de Srebrenica- ainsi qu’au Kossovo. Et, comme le fit l’Allemagne d’Adenauer et de ses successeurs, il convient non moins qu’elle s’engage à verser, sinon aux États bosniaque et kosovar eux-mêmes, à tout le moins aux familles et descendants des centaines de milliers de victimes de la soldatesque serbe, les réparations et dommages de guerre qui leur sont dus, en droit comme en stricte humanité.

La repentance, la réparation, d’un côté, le pardon et l’oubli, de l’autre, doivent aller de pair.

L’Europe, qui tarda tant à prendre la mesure du drame yougoslave et plus encore du martyr bosniaque et mit trois ans à intervenir pour mettre fin aux massacres, ne saurait témoigner d’une complaisance mal comprise, au nom de la sempiternelle Realpolitik, pour solder à bon compte le passé sanglant d’un pays alors à la dérive et ses survivances toujours menaçantes dans une partie de la population serbe. Un passé tragique, où l’Europe elle-même a sa part peu glorieuse.

Le meilleur service à rendre aux démocrates serbes et, par-delà à la Serbie toute entière, – ainsi, en l’occurrence, qu’à l’Europe, miséricordieuse marraine – est d’accueillir dans la Maison commune européenne la non moins européenne Serbie, et, à cette fin, de l’aider à tourner la page du passé. Comment ? Loin de faire avec elle de ce passé table rase, loin de lui prodiguer les diplomatiques baisers Lamourette de circonstance (comme lors des accords de Dayton de 1995), engager l’impétrante à envisager sans faux-fuyant ni rancœur la part maudite de son histoire et à en faire enfin l’archive. A défaut – et on le sait en France, Ô combien, avec les séquelles enfouies sous une chape de plomb de Vichy et de la guerre d’Algérie : Jean-Marie Le Pen, c’est peu de le dire, n’est pas tombé du ciel – le passé, passé sous silence, non seulement ne passe pas, mais fait retour sous des formes inédites et, à chaque fois, un peu plus perverses. Cela s’appelle le retour du refoulé. Et ses dégâts n’épargnent personne.

Épargnons aux Serbes à l’orée de l’Europe cette amère vicissitude.

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