Un cri de colère, un tiraillement d’amour pour un continent au bord du gouffre. Le monologue « Hôtel Europe » a été joué au Théâtre National de Sarajevo, vendredi soir, le 27 juin, alors qu’à Bruxelles les diplomaties étaient à l’œuvre pour trouver un énième et peu enthousiasmant compromis. Sur la scène un homme seul, l’acteur Jacques Weber, donne voix aux réflexions, souvenirs, désirs frustrés et nouveaux élans du philosophe et écrivain français Bernard-Henri Lévy, auteur de la pièce. Avec lui, parmi le public, le réalisateur Dino Mustafić et les nombreux amis bosniens que Lévy a connus il y a vingt ans, pendant la guerre, quand il se battait contre les indécisions de l’Europe et amenait, ou plutôt entraînait, le président François Mitterrand à Sarajevo pour lui faire rencontrer le leader de la Bosnie, Alija Izetbegovic.
De cette période restent le documentaire Bosna! présenté à Cannes en 1994, l’amertume pour la division de facto de la Bosnie, établie par les accords de Dayton qui ont, en fin de compte, réalisé en partie le plan de Milosevic, et, comme toujours, l’envie de ne pas baisser les bras.
Dans une chambre de l’« Hôtel Europe » un écrivain, qui pourrait être Bernard-Henri Lévy, dispose de deux heures pour écrire son discours. C’est le 28 juin 2014, centenaire de l’attentat contre l’Archiduc François Ferdinand, et la victoire semble revenir à l’indicible. Le souvenir des horreurs. Les personnages, les idées et les histoires d’un continent agonisant se suivent dans la tête et l’ordinateur de l’écrivain – et, sur scène, sur le grand écran placé derrière lui – de la même manière qu’on peut voir défiler, avant de mourir, les moments décisifs d’une vie entière.
La princesse Europa prise en otage par Zeus, Husserl et Platon, mais aussi les images de la Bosnie multi-religieuse, chrétienne et musulmane, qui a été abandonnée au massacre, de l’Ukraine livrée à elle-même, et encore les visages de ceux qui, aujourd’hui, veulent détruire ce qui reste du rêve européen. Marine Le Pen, par exemple, qui vient de triompher aux dernières élections : le pays de Jean Monnet qui couronne la reine des xénophobes, nostalgique des frontières et des rivalités d’antan. Quel sale tour.
« J’ai choisi de placer la pièce à l’Hôtel Europe parce que c’est le premier lieu qui m’a accueilli à peine arrivé à Sarajevo, en 1992 – dit avant le spectacle Bernard-Henri Lévy. Et il n’y a pas de meilleur endroit pour une réflexion et un défoulement sur l’Europe. J’ai toujours pensé que la Bosnie était une sorte de miniature du continent, un concentré de ses valeurs et des ses rêves. L’Europe que les hommes politiques disent vouloir bâtir, elle est déjà incarnée à Sarajevo. »
Pendant les deux heures de lutte contre soi, à la recherche d’une raison d’espérer, ce sont les images de honte et de tristesse qui semblent l’emporter. L’Europe morte en 1914, le début de l’âge des boucheries; l’Europe morte en Espagne, quand elle abandonne les républicains contre les franquistes, soutenus eux-mêmes par Hitler et Mussolini; l’Europe morte encore à Auschwitz, et puis à Sarajevo, et à nouveau immobile quand les jeunes ukrainiens meurent place Maïdan en agitant le drapeau bleu aux douze étoiles.
La pièce de Lévy est efficace parce qu’elle arrive à bouleverser le spectateur, habitué depuis des années à associer l’Europe aux bâtiments froids de Bruxelles et aux formules techniques, de spread à rigueur, de déflation à euro-bond. C’est avec l’emploi, la croissance et une économie dynamique que l’Europe peut se faire, sans aucun doute. Mais la crise a détruit, avec le marché du travail, la dimension passionnelle des intégrations à venir. Grâce à la pièce de Bernard-Henri Lévy, ces fantasmes, ces émotions perdues reviennent à la lumière.
A la fin de la réflexion, alors que tout semble perdu, le protagoniste se relève et trouve la force pour opposer la folie lucide de l’optimisme à la haine insensée des populistes. Il prévoit de déplacer le Conseil européen à Lampedusa, le Parlement à Babi Yar (lieu de la pire fusillade nazie), et de créer à Missolonghi (assiégée pendant la guerre d’indépendance grecque) un Panthéon peuplé par George Byron et Stefan Zweig, Walter Benjamin et Sakharov, Alberto Moravia et Anne Frank. Enfin, l’Europe doit revenir là où elle a commencé à mourir, à Sarajevo capitale.
Le spectacle finit, les spectateurs fondent en larmes. Encore une fois, c’est à la périphérie du continent, en Ukraine, en Géorgie, en Bosnie, que le rêve européen paraît le plus vital. Après l’émotion, Bernard-Henri Lévy reviendra ce matin au Théâtre National, pour passer de l’art à la réalité, comme d’habitude. Le nouveau combat est une pétition pour l’entrée de la Bosnie-Herzégovine dans l’Union Européenne. On espère un million de signatures, pour que Sarajevo revienne une fois pour toutes dans la maison, l’Europe, qui est depuis toujours la sienne.
Publié dans le Corriere della Sera ce samedi 28 juin 2014