Jean noir, chemise gris foncé, blouson fatigué et lunettes de soleil : c’est dans cette tenue que le jeune homme de trente ans, natif d’une bourgade de Campanie, dont le premier livre s’est vendu à cinq millions d’exemplaires, fait son entrée dans le restaurant. Il n’a pas une tête à suivre aveuglément les diktats de la mode ; de toute façon, même si le succès l’avait transformé en dandy, ce qui paraît douteux, il n’a guère l’occasion de courir les boutiques. «Ces vêtements, je les ai achetés à la coopérative de la base de l’OTAN à Naples, escorté comme d’habitude par les carabiniers. Le look est un peu militaire, mais je n’ai pas vraiment le choix», expliquera-t-il un peu plus tard, au cours du repas. Roberto Saviano est une anomalie, un cas à part que lui-même a du mal à s’expliquer : un écrivain transformé en idole dans un pays qui ne lit pas, que les politiciens détestent à cause de son indépendance et de sa détermination mais que la droite comme la gauche ne cessent de courtiser dans l’espoir, l’une et l’autre, de l’inscrire sur leurs listes de candidats ; un homme devenu malgré lui un héros, non pas tant en raison de ses écrits contre la Camorra que de la manière dont ils sont rédigés. Ce n’est ni un roman, ni un essai. On aurait pu penser, «Encore un livre sur la Mafia, un de plus», mais on aurait eu tort : les pages de Gomorra sont si vraies, si captivantes, qu’après un modeste tirage initial de 5000 exemplaires, il s’en est vendu cent mille en quelques semaines. Ont suivi, dans le monde entier, plus de trois millions de volumes vendus, de l’Europe à l’Arabie Saoudite, la Corée du nord et Israël. C’était plus que les Casalesi, le clan camorriste de Caserta, non loin de Naples, ne pouvait tolérer. Ainsi a débuté la nouvelle vie de Roberto.

«A aucun moment je n’ai décidé de consacrer mon existence à la lutte contre le crime. Même aujourd’hui, si je pouvais revenir en arrière je ferais un choix différent. Je pense être un bon écrivain. Peut-être aurais-je pu avoir la vie d’Alessandro Piperno ou de Paolo Giordano[1] ; c’était mon ambition : écrire d’excellents romans, connaître de grands succès – cent mille exemplaires en Italie, c’est énorme –, vivre une existence enracinée dans le quotidien. Mon rêve aujourd’hui, ce serait de pouvoir me promener, voir mes amis, trouver une fiancée». De tels renoncements semblent être devenus la rançon de la célébrité, mais contrairement aux stars de Hollywood, si Roberto Saviano est en fuite permanente, c’est pour échapper aux tueurs de la Camorra. Les mafieux l’ont condamné à mort à cause de son succès : trop d’Italiens ont acheté Gomorra, et aussi parce que, lors d’une cérémonie de rentrée des classes à Casal di Principe, sa ville natale, le 23 septembre 2006, ce jeune homme alors âgé de 26 ans a eu le courage de dénoncer les crimes des parrains et de donner des noms : Michele Zagaria, Antonio Iovine, Francesco Schiavone dit «Sandokan».

Depuis, Roberto Saviano ne reste jamais plus de quatre ou cinq jours au même endroit, et s’il se déplace dans une zone qui s’étend du Latium à la Campanie, entre Rome et Naples, il loge toujours dans une caserne. Après avoir tenté, sans succès, de trouver un appartement à louer, il a fini par renoncer et dort avec ses amis les carabiniers.

Pour rencontrer Roberto Saviano, il faut prendre rendez-vous plusieurs semaines à l’avance, après quoi il fixe le lieu, un restaurant romain qui se distingue autant par sa cuisine, excellente, que par son agencement : une avant-salle chiche en fenêtres sur rue, suivie d’une deuxième salle, beaucoup plus vaste, sans aucune fenêtre et pourvue d’un accès unique, facile à contrôler. Le rendez-vous est fixé pour 13h30 ; j’arrive avec cinq minutes d’avance et vais m’asseoir, un peu tendu. L’homme que je m’apprête à rencontrer est désormais aussi célèbre, en Italie, qu’un joueur de foot ou que – la comparaison paraît plus juste – les juges Falcone et Borsellino, héros de la société civile assassinés par la mafia dans les années quatre-vingt dix, et que Saviano révère. Mais lui est bien vivant, ce que certains ont du mal à lui pardonner. Sa faute  fondamentale – aux yeux non pas des tueurs, mais de ses compatriotes les plus critiques – est d’être encore parmi nous : c’est un martyr qui laisse à désirer.

Cinq minutes plus tard Saviano arrive, accompagné par l’un des sept membres de son escorte. Je me lève pour le saluer, et tandis qu’il me serre la main le carabinier me dévisage attentivement, puis tourne les yeux vers Roberto, sourit et quitte la salle. Au cours des dernières heures le quartier a été nettoyé, c’est-à-dire contrôlé et sécurisé par la police. Saviano a ensuite été conduit au restaurant, en convoi réduit de deux voitures puisque ce n’est qu’une simple rencontre privée. «Mais lorsqu’il s’agit d’un événement public, ce qui implique qu’à un certain moment je quitte le point A où je me trouve pour arriver en un point B connu de tous, on ajoute une troisième auto, une voiture pilote chargée d’ouvrir la route : il ne faut s’arrêter sous aucun prétexte, embouteillage ou feu de circulation routière. Tout doit être fait pour minimiser les risques d’embuscade.» Au total, quatorze carabiniers se relaient pour veiller à la sécurité de l’écrivain.

En guise de hors d’œuvre, mozzarella et jambon cru. «Je suis affamé, je n’ai pas mangé depuis deux jours. A la caserne en général ils font bien la cuisine, mais pas toujours et dans ce cas je préfère sauter un repas.» Sans attendre nous enchaînons sur une énorme assiette de «pasta e fagioli», une sorte de minestrone succulent. Foin de politesses, Saviano a, comme d’habitude, beaucoup de choses à dire. Tout comme dans ses apparitions télévisées, dont l’audience dépasse celles de X Factor ou de Star Academy, il lui arrive de se prendre terriblement au sérieux, alors que pour sa génération, voire pour son pays tout entier, l’ironie, le détachement et le cynisme sont désormais les trois vertus cardinales qui permettent d’affronter le monde. Nous commentons les résultats des dernières élections  régionales. «Chez moi, dans la province de Caserta, on a élu des personnages ouvertement impliqués dans les affaires de la Camorra, qui ont acheté des votes pour trois fois rien ; deux jours avant le scrutin, ils sont allés dans les supermarchés et ont réglé les achats des clients à la caisse». Saviano, tout homme de gauche qu’il est, n’hésite pas à saluer les résultats obtenus par le ministre de l’Intérieur Roberto Maroni, membre de la Ligue du Nord, contre le crime organisé. «Ligue du Nord ou pas, les arrestations se multiplient. Chaque jour, depuis des mois, il emprisonne des dizaines de mafieux, et pas du menu fretin. Mais lorsque je dis ce genre de chose, même s’il s’agit de la vérité la plus banale, je m’attire la haine de la gauche radicale».

On chuchote de plus en plus qu’après les revers subis par ses anciens leaders Prodi, Veltroni et Bersani, le centre-gauche italien aurait besoin d’un «pape étranger», une personnalité qui jouirait d’une immense popularité sans être un apparatchik. Quelqu’un dans le genre de Roberto Saviano. «Il n’y a pas un parti qui ne m’ait demandé d’entrer en politique. La gauche placarde des affiches avec mon portrait et le slogan “Mon ami Saviano” ; Forza Nuova (extrême-droite néofasciste) peint mon nom sur les murs avec un O final en forme de croix celtique. Je leur ai dit Non à tous. Mon métier, c’est d’écrire, et j’ai l’intention de continuer.»

Dans l’existence schizophrène de Roberto Saviano, les journées cachées, vécues à l’abri, alternent avec de fréquentes apparitions en public. Dans les journaux, les librairies, au théâtre, à la télévision, ou encore à l’Académie de Stockholm, celle-là même qui décerne les prix Nobel, où il a été invité.  Je sais bien que cela énerve un tas de gens, ceux qui sont déçus de me voir encore vivant. “Il n’était pas censé mourir ? Il était bien traqué par la Camorra ? Il n’arrête pas de passer à la télé…” Salman Rushdie, qui sait de quoi il parle, m’avait prévenu : “Dès que l’émotion du début sera retombée, très vite ils vont te trouver insupportable. Ton destin mille fois annoncé est de mourir dans un attentat. Ton image ne restera intacte que si la prophétie se réalise. Autrement, tu passeras pour un imposteur, au mieux pour un pleurnichard”.»

La malédiction du mort encore debout affecte même les innombrables admirateurs de Saviano. «Parfois je me rends compte que règne autour de moi une atmosphère bizarre, une sorte de deuil par anticipation. Je vois dans les yeux d’autrui une émotion prématurée, comme si mes propos avaient bien une certaine valeur, mais moindre que celle qu’ils auront demain, quand j’aurai – enfin – été assassiné».

Pourquoi ne pas arrêter dans ce cas ? Pourquoi ne pas poser la plume ? Au fond, il a suffi d’un seul livre à Saviano pour porter un coup efficace au crime organisé. Nul besoin de prononcer ses vœux de «professionnel de l’Antimafia», pour reprendre la célèbre – et tout compte fait malencontreuse – expression de Leonardo Sciascia. «Pour le moment, le problème de l’Antimafia ce n’est pas les professionnels mais le trop grand nombre de dilettantes. Et puis, j’ai de nombreuses raisons de ne pas m’arrêter, certaines nobles, d’autres qui le sont beaucoup moins. Commençons par les secondes. S’il y avait un pays au monde qui soit prêt à m’accueillir à mes conditions, c’est-à-dire sans protection policière, je m’y installerais tout de suite. Mais je ne l’ai pas encore trouvé. Même la Finlande réclame que j’aie deux gardes du corps en permanence. La Suède idem. La France en demande six, et l’Allemagne huit. A certains moments je voudrais disparaître, mais les conditions ne sont tout simplement pas réunies. Aucun Etat à l’heure actuelle ne veut voir assassiner sur son sol le célèbre condamné à mort de la Camorra». Pourquoi choisir d’être sans cesse sous les projecteurs ? «C’est une façon de combattre. Etre visible dans les médias augmente mon espérance de vie. Tant que je suis fort, c’est plus difficile de me supprimer. C’est quand on m’aura oublié et que je me retrouverai sans défense que j’aurai vraiment à me faire du souci.»

Saviano n’a pas choisi de consacrer son existence à un idéal supérieur. Loin d’être devenu un fanatique inabordable, il sait encore rire de façon presque désinvolte. Si la Camorra l’a condamné à mort ce n’est pas parce qu’il a révélé des secrets essentiels, mais parce qu’il a réussi à susciter chez ses lecteurs la passion de la vérité. Pour cela, il n’a pas eu besoin d’inventer de grands personnages comme Vito Corleone dans Le Parrain de Mario Puzo : la simple réalité suffisait largement, à condition de savoir la raconter. Au début, les camorristes vendaient Gomorra aux étals des marchés, certains insistaient pour l’autographier ; le livre a même fait l’objet de contrefaçons. Les malfrats se seraient presque félicités d’acquérir une dimension littéraire. Mais Saviano a trop bien décrit les agissements de la Camorra, trop de lecteurs se sont passionnés pour ces parrains qui tirent les ficelles du monstre. Comme dans Scarface, sauf que Saviano donnait des noms et des prénoms, tous véridiques. Le phénomène Gomorra a surpris les Casalesi, tout comme il a surpris Saviano. Il y a eu trop de «unes», trop de publicité, trop d’opérations policières. A ce stade, il fallait obliger l’écrivain à se taire.

Saviano n’a donc pas choisi l’existence sous haute protection qu’il mène aujourd’hui. Mais il croit en son travail. Son indignation est sincère. Sa stupéfaction devant la violence et la culture de la Camorra est contagieuse. Et n’oublions pas l’essentiel : une certaine rigueur. Tant qu’à faire quelque chose, autant le faire bien. «C’est un trait que je tiens de ma mère, qui est de Ligurie, de La Spezia. Une forme de profond sérieux, d’engagement. Maintenant que je suis dedans jusqu’au cou, si c’était possible je n’hésiterais pas à faire du porte-à-porte pour vendre mon livre à tous. Je l’ai écrit pour qu’il soit lu, pas pour me prélasser dans le rôle de l’écrivain incompris, qui en fin de compte ne fait que snober son propre public. C’est ce qui explique aussi la maison d’édition que j’ai choisie, Mondadori, qui appartient – comme tant de choses en Italie – à Silvio Berlusconi, ce qu’on ne cesse de me reprocher. Au départ je l’ai choisie à cause d’un excellent éditeur, Antonio Franchini, que je connaissais bien. Et la puissance de Mondadori est telle que mes livres se vendent même dans les restoroutes. Je n’en ressens aucune honte, au contraire je m’en félicite. Je ne crois pas du tout que le succès soit forcément synonyme de médiocrité. Si tous les Italiens lisaient mon livre, j’en serais fier. Ça n’a rien à voir avec la mythomanie. Tout simplement, il faut que les gens soient au courant. Et qu’ils comprennent que le crime organisé ne fait pas que détruire la vie des gamins de Castel Volturno : elle conditionne l’existence de tous, de Milan à Paris».

Nous poursuivons notre repas. Un monsieur qui, à quelques tables de la nôtre, a fini de déjeuner avec sa femme s’approche, présente ses excuses et, le plus poliment du monde, serre la main de mon célèbre commensal. Qui le remercie et lui souhaite une bonne après-midi, sans emphase excessive. Saviano a grandi sur les terres de la Camorra, il a vu les caïds tirer en l’air et crier à leurs ennemis de sortir dans la rue, tout enfant il a vu, comme les autres gamins de son âge, des gens se faire descendre. Mais lui n’a jamais trouvé cela normal. Né sur cette terre et au sein de cette culture, il a conservé la capacité, miraculeuse, de s’en étonner. «J’ai toujours pensé que j’avais entre les mains un matériau incroyable. Tout petit déjà, je me demandais, Mais pourquoi font-ils des westerns, ou des films comme Le Parrain, alors que personne n’a jamais tourné un film sur le clan des Casalesi ? Je n’ai fait que raconter, avec mes compétences d’écrivain, la vérité. Je n’ai rien inventé. C’est ce qui fait la force de Gomorra. Les noms sont vrais, les faits sont vrais. Je les ai juste rendus plus lisibles, passionnants, révoltants, tels qu’ils sont en réalité».

Quand il raconte les mythes qui courent sur la virilité des méridionaux – «les caïds conseillent d’aller en vacances au nord de Cassino[2], où les rivaux auprès des femmes sont des blonds, des hommes du nord de l’Italie, c’est-à-dire des mauviettes» – Saviano éclate du rire étonné, presque enfantin, qui est l’une des raisons de son magnétisme. Ses cours télévisés sur la Camorra, les commentaires qu’il fait en direct de certains titres de presse locale – par exemple, «L’infâme a été exécuté», quand il s’agit de l’assassinat d’un collaborateur de la justice – clouent les téléspectateurs dans leur fauteuil parce qu’il y met toute sa passion, son incrédulité, son refus de se résigner.

Autre question, celle de l’envie, cette passion violente. Trop doué, ce Saviano. Ne serait-il pas tout aussi doué pour exploiter cette histoire de protection policière, afin de vendre davantage de livres ? «Ça, c’est la seule calomnie qui m’atteigne vraiment. Les gens ont le droit de me trouver antipathique, je n’ai pas l’ambition de plaire à tout le monde. Mais je n’ai jamais, jamais demandé à être protégé. C’est l’Etat qui me l’impose, et chaque fois qu’on vérifie si cette protection est vraiment nécessaire, on décide de la renforcer. La sentence de la Camorra me fait une vie pourrie, et la protection rapprochée me fait une vie pourrie, même si désormais les carabiniers sont mes seuls amis».

Avant de mourir le 23 mai 1992 à Capaci, près de Palerme, dans l’attentat le plus spectaculaire et insensé de l’avant-11 septembre (une charge de 500 kilos de T.N.T. avait été placée sous l’autoroute), le juge Giovanni Falcone, héros de la lutte antimafia, fut lui-même en butte à bien des attaques. «La vérité, c’est qu’il suscitait certaines antipathies. Malheureusement, pour se racheter il a fallu qu’il meure. Les Palermitains n’en pouvaient plus de voir son auto sillonner la ville sous escorte policière. Et puis ils le trouvaient trop bronzé. “Joli bronzage, pour quelqu’un qui a l’ambition de démanteler la mafia…” Ils en arrivaient à insinuer que la charge de dynamite qu’on a retrouvée dans sa villa de L’Addaura, c’est lui-même qui l’avait posée, poussé par l’ambition.»

Son existence sous haute protection oblige Roberto Saviano à se défendre non seulement contre les camorristes, mais aussi contre une certaine malveillance. «Un jour à Milan j’étais dans la rue, je voulais m’acheter une glace. L’un des carabiniers m’a dit, “Laisse tomber… Tu risques de te faire photographier, et ensuite les gens diront, Regardez ce Saviano, traqué par la Camorra, qui déguste une glace comme si de rien n’était… Ta glace, mieux vaut la manger loin des regards.″ » L’exposition médiatique est à la fois une protection, et une condamnation de plus.

Saviano vit aussi dans l’inquiétude pour ceux qui lui sont chers. «Mes amis ont disparu, jusqu’au dernier. Par jalousie ou par peur, parce qu’ils se sont sentis méprisés ou jugés ou bien, à un certain stade, négligés. Mais mon comportement visait surtout à les protéger. Je vis toujours caché parce qu’une photo en compagnie d’un proche, ami ou parent, pourrait suffire à détruire sa vie, en laissant supposer qu’il s’agit d’un de mes intimes. Mon frère, comme moi, a dû partir. Il vit dans le Nord, il a trouvé un très bon travail, il s’est réalisé, maintenant il dit en plaisantant que c’est grâce à moi et qu’il m’en remercie. Mais j’ai eu un énorme sentiment de culpabilité. Je suis responsable de mon destin, mais mes proches ne sont pour rien dans ce qu’il leur arrive. Même ma mère vit sous protection. Mon père est resté chez lui et de temps en temps je les aperçois parmi les spectateurs, au théâtre ou lors de présentations de mes livres. Je leur souris discrètement, sans me faire remarquer.»

Roberto Saviano est un journaliste et un écrivain d’exception, y compris quand il retrace la carrière de Lionel Messi. Une preuve de plus que ce n’est pas le sujet, mais bien le style, qui fait la grandeur d’une page. Qu’il décrive les criminels sanguinaires de sa Campanie natale ou l’épopée du joueur argentin du FC Barcelone, Saviano captive. Mais maintenant qu’il s’est engagé sur la voie périlleuse qu’il a choisie, difficile de faire marche arrière. Son prochain livre porte sur les grandes organisations criminelles mondiales, à commencer par celle du Mexique, et sans oublier le réseau corse qui abreuve Paris de cocaïne. «Ce qui m’intéresse, c’est de décrire la forme extrême, absolument méritocratique et cruelle du capitalisme qu’est le crime international. La moindre erreur, on la paye de sa vie.»

Quand sa réclusion prendra-t-elle fin ? «Je l’ignore, certains me disent jamais, pour ma part j’espère bientôt. Un beau jour, Salman Rushdie en a eu assez et il a décidé de vivre sa vie, quoi qu’il arrive. Il m’a encouragé à continuer à écrire, et à suivre son exemple : “Vis, et prends du bon temps”. Rushdie a un peu l’attitude de quelqu’un qui a survécu à un accident d’avion, un mélange de boulimie de vivre et de détachement».

Notre café une fois bu, nous nous dirigeons vers la sortie. Saviano me serre la main et me donne l’accolade. Cinq hommes l’entourent déjà, formant un cercle autour de lui. L’air gêné, il me sourit. L’écrivain s’apprête à regagner sa base.

(Traduit de l’italien par Francesca Gee)


[1] NDLR: Deux jeunes écrivains italiens.

[2] Située à mi-chemin entre Rome et Naples.

8 Commentaires

  1. il voit. il écoute. il écrit les vrais noms. il lutte. il écrit bien. Voilà.
    Le reste, c’est le destin.
    Un exemple.

  2. Portrait très humain.
    Si troublante cette complexité de l’opinion qui idolâtre Saviano tout en lui reprochant d’être encore en vie.

  3. Saviano, l’auteur de Gomorrah, en homme de gauche digne de l’être, a salué le ministre de l’Intérieur Roberto Maroni, membre de la Ligue du Nord, pour ses résultats contre le crime organisé, car «Ligue du Nord ou pas, dit-il, les arrestations se multiplient. Chaque jour, depuis des mois, il emprisonne des dizaines de mafieux, et pas du menu fretin. Mais lorsque je dis ce genre de chose, même s’il s’agit de la vérité la plus banale, je m’attire la haine de la gauche radicale». Mais la gauche radicale n’en veut pas à Saviano, car la gauche radicale n’est plus. Ceux qui crachent au visage du chasseur de salauds, ne peuvent être que les membres d’une organisation ayant une parenté de principe avec celle dont elle se sent solidaire, pour ne pas dire complice des actions sans pour autant en adopter les modes opératoires, familière des infrastructures de contre-pouvoir sans aller jusqu’à en édifier les structures illégales. La radicalité des partis de la gauche anti-étatique n’est plus ni de gauche ni de droite, elle n’est depuis longtemps plus politique du tout. Elle n’a même plus cet arrière-goût d’anarchisme pouvant nous élever à un ciel pissarresque, ce qui ressemblerait encore à une conception négative du pouvoir subordonné à l’État. Elle, n’a plus aucun pouvoir à prendre ni aucun État à renverser pour ce faire, car son pouvoir elle le détient déjà dans sa défiance structurelle de l’État qu’elle suit partout où il va sans jamais se soumettre à lui, mais à l’inverse, en le soumettant à sa soif insatiable de sang, telle une tique plantée dans la couenne d’un chien.
    Or, tant que la gauche de la gauche refusera de chasser de sa base et de sa tête les antistes attentistes n’ayant pour programme que d’assurer la permanence des diverses versions d’un État dont la prise du pouvoir la priverait de celui incomparablement plus durable de la contestation de tous ceux-là même qui se destinent à se céder les uns aux autres une place éphémère par nature, la mafia dont elle représentera les intérêts laissera Berlusconi et les siens, user jusqu’à l’os la figure héroïque de Roberto Saviano dont le calvaire d’une vie entière sous protection rapprochée rappelle à tous les citoyens d’Italie et d’ailleurs qu’il existe bien un gouvernement souterrain dont il est nécessaire que quelqu’un se dévoue à combattre le crime organisé, et que ce quelqu’un, c’est lui, Silvio! fils de Mars et de la vestale Rhéa Silvia, jeté au Tibre avec son Mister Hyde, allaités simultanément sous le figuier du Lupercal par une louve néo-animiste et revenus selon les augures, vous venger tous, de ce que la monarchie avunculaire avait osé leur faire. Et puis, il y a nous, qui reconnaissons-le, préférons Montefiori nous contant l’histoire d’un Saviano ayant la rare élégance de ne pas lui montrer, de ne pas nous montrer combien une bête en cage souffre d’aller se coucher ce soir-là entre ses amis carabiniers, plutôt que de nous l’imaginer qui patauge dans un plum’ cinq étoiles faisant un gros bisou de bébé sur le ventre, à Giovanna Mezzogiorno. Car Giovanna, elle est à nous les gars! Et Roberto, à vous les filles! Ne nous inquiétons pas.

  4. Si seulement tous les articles pouvaient ressembler à celui-là….

  5. Vous avez raison de rendre justice à ce grand auteur. Non, Roberto Saviano n’est pas connu uniquement parce qu’il a « balancé des membres de la mafia ». Cela n’expliquerait pas le succès mondial de ce livre. Et si jamais c’était le cas, cette histoire n’aurait intéressé que la ville ou la région dont son livre trace le portrait.
    Roberto Saviano est un grand auteur. Et il le serait même s’il n’avait pas écrit sur la Mafia italienne dans ses livres.

  6. J’aime beaucoup Roberto Saviano. J’admire son courage surtout.
    Rushdie ne savait sans doute pas ce qu’il allait déclencher quand il a écrit les Versets sataniques.
    Saviano ne pouvait pas ignorer ce qui allait se passer…
    Grâce à lui tant de choses tenues dans un secret morbide se sont révélées aux public.
    Quand le silence est brisé la moitié du chemin est faite.