Ari, le narrateur, est le dernier descendant des Spinoza. Comme il l’a promis à sa mère, il va raconter l’histoire de sa famille, qui se confond avec l’Histoire européenne. Remontant jusqu’à trente-sept générations, mais livrant les épisodes selon une chronologie complexe (1), Ari tient sa promesse. C’est que le temps presse. C’est qu’enfin il peut et veut s’exprimer, lui qui par deux fois a perdu sa voix – par traumatisme dans sa jeunesse, par ablation du larynx plus tard –, lui dont la vie est liée aux livres bien qu’il ne soit pas grand lecteur. Les livres, il les transporte sur un chariot élévateur, dans un entrepôt. Il en lit parfois, et parmi les titres qu’il cite on trouve Cent ans de solitude, qui résonne comme en écho de sa propre entreprise, le récit foisonnant de la lignée des Spinoza. Mais c’est plutôt du côté des Mille et une nuits que penche son récit. Et puis il y a LE livre, celui que les Spinoza se transmettent de génération en génération.
Gabi Gleichmann raconte l’Histoire européenne dans le parcours séculaire d’une famille juive. La figure centrale est le philosophe Baruch Spinoza, qui fut frappé par un herem (un décret du Conseil Juif, sorte d’excommunication) pour avoir émis des idées cartésiennes incompatibles avec l’origine divine de la loi juive. La partie du roman consacrée à Baruch Bento Spinoza, intitulée « Le Philosophe » – et dans ce titre on retrouve le tableau célèbre de Rembrandt – restitue pleinement l’ambiance des temps. On y croise effectivement le « Meester », son singe, Saskia, ses difficultés financières. On y voit Baruch/Bento lustrant les verres d’optique, exténué par la toux provoquée par les poussières de verre mais poursuivant son œuvre de penseur. À partir de cette figure réelle, Gleichmann imagine et construit, en aval et en amont, une lignée représentative des Juifs européens. L’histoire commence avec un autre Baruch : Baruch Halevi naît en 1129 dans le village ibérique d’Espinosa, lors du passage d’une comète. Il est fils de rabbin, reçoit en songe la visite de Moïse, devient médecin du roi Afonso Henriques de Portugal. Dès lors, la lignée Espinosa/Espinoza/Spinoza est partie prenante de l’Histoire du continent. De la Reconquista ibérique à la Hongrie communiste, en passant par la Révolution française, la Vienne de François-Joseph, et tous les événements fondateurs du continent, la famille Spinoza traverse les siècles et les pays. À chaque génération, un Spinoza sera acteur de l’avancée politique, économique et/ou sociale de l’Europe. La lignée se déplace d’Ouest en Est, franchit parfois l’Atlantique en parallèle, subit ou forge les temps historiques.
Le livre fondateur de la lignée, rédigé au XIIe siècle par l’ancêtre médecin, donne la recette de l’élixir de l’immortalité. Un seul membre de la lignée expérimentera le breuvage et deviendra le Juif errant, ou plutôt une de ses figures – Salman Spinoza n’est pas ce personnage légendaire connu sous le nom d’Ahasvérus. L’errance de Salman, sa réapparition périodique, toujours bienveillante et prophétique, est symbolique du parcours de la famille comme de la communauté : il faut, souvent/toujours, repartir de zéro ; reconstruire et continuer de transmettre ; être fidèle et s’émanciper ; s’affirmer et courber l’échine. Parmi les Spinoza émergent des personnalités solaires : telle mathématicienne inspiratrice d’Einstein et enseignant à l’Université, ou encore tel ministre des finances, toutes empêchées d’exercer leurs talents mais le faisant tout de même, reconnues mais vilipendées ; et d’autres plus saturniennes, tourmentées, veules, ou duelles. Toutes les facettes des personnalités humaines sont représentées chez les Spinoza. Gabi Gleichmann construit sa lignée en balayant le spectre presque complet des tentations et des droitures, des fidélités et des trahisons.
Que le philosophe Spinoza soit la figure centrale et déterminante du roman est révélateur : L’Élixir de l’immortalité raconte aussi, de façon sous-jacente, l’élaboration d’une réflexion et d’une fidélité qui va bien au-delà de la stricte religion (2). Le destin des Juifs d’Europe, dans le roman, est une formidable épopée de construction et d’émancipation. On sait ce que le XXe siècle a fait aux Juifs – et pas seulement à eux. Hitler est présent dans le roman, sous le diminutif presque anodin d’ « Adi ». On le rencontre, on le retrouve, dans une brasserie, dans le saccage d’un appartement – il cherche la recette de l’élixir, bien sûr… Il est lié, de façon détournée et terrifiante, au destin des Spinoza. Quelques-uns d’entre eux mourront à Auschwitz, d’autres passeront par Dachau. Mais jamais, dans le roman, on ne fait de la Shoah le motif central du destin des Spinoza. C’est l’Histoire toute entière qui est envisagée : on croise Torquemada, on assiste aux persécutions de la fin du XIVe siècle dans le sud de l’Espagne – basculement antijudaïsme/antisémitisme : le jour où, à Séville, on ne reproche plus aux Juifs d’avoir tué le Christ, mais où on leur reproche d’être seulement et simplement juifs.
Gabi Gleichmann élabore le récit des Spinoza selon des strates imbriquées qui donnent à son texte une véritable profondeur romanesque. Ce que raconte le narrateur Ari est le fruit hybride des non-dits grands-parentaux et des longues conversations avec le grand-oncle Fernando qui lui-même rapporte souvent les propos d’un certain Frombichler, accessoirement ami et cuisinier d’ « Adi » Hitler. Fernando, c’est un peu le Shéhérazade d’Ari et de son frère Sasha. Les histoires qu’il raconte sont merveilleuses, terribles et pleines de suspens. Les destins s’esquissent, s’imbriquent et se déploient. Les personnages, au fil des siècles, sont tour à tour picaresques et héroïques, expressionnistes et tragiques, réalistes ou fantastiques. On côtoie une aveugle acariâtre, des hommes qui s’aiment, des femmes qui se mettent en ménage, un père veuf inconsolable mais cédant aux charmes d’une servante déniaisant aussi les deux fils de la maisonnée, des descendants adultérins surgissant comme par miracle, des hétaïres introduites dans le grand monde… On croise le psychanalyste Ferenczi, le banquier Rothschild, Louis Blériot et bien d’autres ; on assiste même au naufrage du Titanic.
Gleichmann donne aux Spinoza – du moins, à ceux qui sont voués à un destin exceptionnel – une « marque » : un nez proéminant, gigantesque. On décèle dans ce motif l’inversion de la caricature et de la raillerie. Faire d’une malédiction un signe bénéfique, retourner le maudit délit de faciès en signe distinctif d’une destinée remarquable. Au fil du texte, on suivra le cheminement occulte, suggéré, des pièces sur un échiquier ; et l’on s’arrêtera sur la symbolique du nombre 36 : les trente-six langues que Salman, le Juif errant, dit avoir apprises durant son errance ; les trente-six histoires sur lesquelles s’interroge le philosophe Spinoza (« Peut-être que la vérité en tant que telle n’existait pas ? Peut-être que le monde n’existait seulement qu’à travers trente-six histoires ? » p.229) ; les trente-six situations dramatiques de base décrites par Polti et que Gleichmann semble décliner dans les aventures de la lignée Spinoza. La geste des Spinoza se décline en 37 générations, mais le chiffre est trompeur. Ari, le narrateur, ne dit rien de la génération paternelle. Il parle de son frère jumeau Sasha, et du traumatisme que sa mort a provoqué, mais il ne dit rien de sa mère, ni de son père. Le récit fait un saut, qui ramène les générations à trente-six, comme pour mieux coïncider avec la tradition judaïque : les trente-six Justes cachés, rendant compte de l’humanité du monde.
Avec L’Élixir de l’immortalité, c’est bien une part d’humanité qui nous est donnée, une part fondamentale et déterminante, rendue de façon douloureuse et allègre à la fois. La littérature y trouve un compte romanesquement historique, et le lecteur sera conquis par l’épopée singulière d’une lignée (3). On l’aura compris, cet élixir d’immortalité que les Spinoza se transmettent de génération en génération est la métaphore d’une mémoire à l’œuvre. Potion magique – et romanesque – dont le narrateur Ari nous livre la recette, mais dont il fait surtout le fil conducteur d’une Histoire, non parallèle mais intrinsèque, sans revendication vindicative. Gabi Gleichmann nous offre ici un grand roman.
Notes
« Il me faut rappeler que mon temps est compté et que, lorsque j’erre dans le labyrinthe de mes souvenirs, je les note à mesure qu’ils surgissent, ce qui me donne souvent le tournis. C’est pourquoi je n’ai pas pu ordonner davantage mon récit. Mon plan est dicté par le hasard, je n’invente rien, je me contente de retranscrire ce que j’ai entendu dire » (p.409) On peut lire cet extrait selon l’angle du narrateur – condamné par la maladie – ou selon l’angle plus circonstanciel – et angoissant – d’une certaine ambiance immédiatement contemporaine et délétère : dire, tout de suite, même « en vrac », ce qu’il en a été et ce qu’il en est des Juifs dans l’Histoire.
Ces changements de cap sont perçus, en-dehors de la communauté et selon les époques, parfois, comme des bifurcations malsaines : « Ainsi, notre lignée, après tant de revers, surfa un temps sur la vague du succès. Notre nom fut prononcé avec considération par des personnes de haut rang dans toute l’Europe. Mais nous avions changé de bord. Nous n’étions plus respectés comme des philosophes et des écrivains mais, à travers Jakob et Nikolaus, comme des hauts prêtres du temple de Mammon » expose Ari en parlant de l’accession d’un de ses ancêtres au poste de ministre des finances en Europe de l’Est au XIXe siècle (p.463).
On regrettera dans la traduction française quelques erreurs incompréhensibles. On signalera au lecteur, par exemple, que la ville espagnole de Pontevedra se situe en Galice et non en Galicie. Erreur de traduction qui donne le vertige lorsque l’action se déroule effectivement, des siècles plus tard, en Galicie – région polonaise.