L’incarcération à Istanbul le 28 octobre de Ragip Zarakolu, lauréat du Prix IPA (International Publishers’ Association) 2008 pour la liberté de publier, indique-t-elle l’arrivée d’un hiver précoce en Turquie ? Il faut hélas le craindre : tandis que les exactions commises chaque jour chez son voisin syrien incitent à surévaluer les « vertus » du régime turc (cf. les déclarations de Juppé à Ankara le 18 novembre), les arrestations se multiplient dans le pays. On en parle à peine. En cette période de crise, le peu d’attention que parvient encore à grappiller la situation régionale se concentre sur la tragédie syrienne. Les milliers de morts ici cachent les milliers de prisonniers politiques là, à la porte de l’Europe.

Ce balancement naturel de l’attention a été mis à profit par les leaders de l’AKP pour faire taire les voix susceptibles d’altérer l’image de ce fameux modèle turc dont ils tentent de promouvoir l’exportation dans le monde musulman. Un mirage que d’éminents universitaires français entendent bien dénoncer. Inquiets de la situation, ils ont créé le 21 novembre un « groupe international de travail sur la liberté de recherche en Turquie ». Ils y dénoncent le « niveau alarmant » de la répression. Sur leur site, on peut lire notamment le constat suivant : « Près de soixante-dix journalistes sont emprisonnés en Turquie pour avoir fait simplement leur métier, auxquels s’ajoutent les milliers de prisonniers d’opinion raflés dans le cadre de la procédure hors-norme du KCK qui a conduit à environ 8.000 gardes à vue et 4.000 inculpations. Chaque semaine, des dizaines de noms viennent s’ajouter à la liste. Le Centre américain du PEN considère à plus de mille le nombre d’universitaires, d’écrivains, d’éditeurs et d’avocats arrêtés, tandis que l’Association turque des avocats contemporains (CHD) estime que 500 étudiants sont incarcérés. »

La question kurde et celle de son « terrorisme » légitimise encore aux yeux des autorités ces atteintes aux libertés. Elle justifie également leur engagement militaire contre les bases du PKK en Irak (ce dernier dénonce l’emploi de bombes au napalm) qui vise à en finir avec ces irrédentistes dont Damas, il y a 10 ans, avait livré le chef : Abdullah Ocalan. Un geste qui avait scellé l’amitié et même la fraternisation entre les deux régimes. Mais la cause kurde, qui illustre toujours l’incapacité historique de la Turquie à supporter ses minorités, marque pour le moins les limites de ce  » modèle turc ». Tout d’abord bien sûr du point de vue des valeurs démocratiques qui continuent de subir la tradition autoritaire et hypernationaliste d’une « République turque » dont la « modernité » apparente n’a jamais pu s’affranchir de sa matrice kémaliste originelle. Une variante locale du mussolinisme. Mais également du point de vue des valeurs religieuses. Ce dernier épisode d’une répression récurrente apporte en effet un démenti à la capacité de l’islamisme au pouvoir de fédérer non seulement les musulmans qu’il gouverne, mais aussi ceux de l’Oumma sur lesquels il ambitionne pourtant d’exercer un nouveau califat. D’où les doutes que l’on peut nourrir quant à la force d’entraînement et de rassemblement d’un tel modèle…

Dans ce contexte, l’arrestation de Ragip Zarakolu, premier éditeur à avoir publié des livres sur le génocide des Arméniens, porte un coup de grâce aux dernières illusions de tolérance et de pluralisme qu’avait fait naître l’AKP dans le monde intellectuel turc, y compris l’intelligentsia libérale qui avait cru un temps en lui. Elle donne tout son sens au verdict prononcé le 25 octobre 2011 par la Cour européenne des droits de l’homme qui, saisie par l’historien Taner Akçam, condamnait notamment à travers l’article 301 du Code pénal, des dispositions juridiques attentatoires aux libertés.

Alors que la Grèce, curieusement, demande la relance de la candidature turque à l’Union européenne, tous ces événements militent au contraire en faveur de la plus grande réserve envers ce régime. Et ce, d’une manière un peu plus vigoureuse que ne l’a fait Jerzy Buzek, président du Parlement européen. Ce dernier, en visite à Ankara le 25 octobre 2011 avait laconiquement constaté que « l’incarcération d’autant de journalistes n’est pas une situation typique comparée aux autres pays d’Europe (…). C’est une situation absolument inhabituelle ». Une remarque, on le voit, hautement dissuasive…

Tout se passe en fait comme si, effet pervers du recours à l’extrême violence contre les acteurs du printemps arabe, Ankara pouvait se permettre, du coup, d’exercer une répression ordinaire sur ses dissidents. Et comme si également, il fallait faire montre d’une certaine tolérance à l’égard de telles pratiques, sans doute parce qu’au pays des dictatures aveugles du pourtour méditerranéen,  les borgnes de Turquie peuvent très bien faire office de rois. Un beau message d’espoir, en somme.

Ara Toranian

Directeur de Nouvelles d’Arménie Magazine

2 Commentaires

  1. quand sarko le emago va en Libye pour le pétrole c’est « normal », quand bush et companie vont en irak koweit afghanistant pour le pétrole et le gaz c’est « normal » car ils agissent dans l’intérêt de leur pays mais quand dirigeant d’un pays Musulman (turc ou arabe ou autre bosniaque , indonésien ..etc.;) défendent les intérêts de leur pays (à l’intérieur comme à l’extérieur) ça ça vous dérange n’est-ce pas ?! et là vous nous ressortez vos hypocrisies et préjugés classqiues: droits de l’Homme…et de la Femme ! droits des minorités….j’en passe et des meilleurs. Que ça vous plaise ou déplaise désormais ce sera comme ça et point barre ! chacun défend ses propres intérêts alors pouette pouette !!!!!!!!!!!!!!!!!!!

  2. Le dérèglement climatique n’épargne pas l’espace politique. Le gel et l’incendie font partie des bourgeons que les peuples arrosent soigneusement mais indistinctement. Faut-il déjà prévenir ces jardiniers que leur petit paradis serait chassé de l’enfer dès lors qu’un parti faussement démocratique très largement élu en profiterait pour rétablir un pouvoir autocrate? Ouvrir aux antidémocrates les portes du suffrage universel est un non-sens doublé d’une connerie sans nom. De l’autre côté comme de notre côté.
    Tout le monde ne se réjouit pas pour les mêmes raisons du printemps arabe. Certains y voient le printemps du Califat planétaire. D’autres un printemps humaniste un tantinet moins excluant. Comment des tentations aussi dissemblables peuvent ainsi converger? Très facile. Un tyran, par définition, se fait autant d’ennemis qu’il noue de relations. Prenons un seul exemple : le nazisme a réussi à allier contre lui les futurs protagonistes de la guerre froide par laquelle s’enchaîna leur union. Mais je vous rassure, monsieur Toranian, il y a aussi des hommes et des femmes impatients de pouvoir enlacer sans risquer l’explosion kamikaze ou l’incarcération néofasciste, leurs frères, leurs sœurs, qu’ils soient syriens, libyens ou même américains, lesquels vrais amis de l’humanité n’ont pas un seul jour accepté de se rendre au spectacle du cirque Erdogan où l’on pouvait mater des pensionnaires du cirque Assad victimes de mauvais traitements dont l’illusionniste ne cherchait pas à les délivrer mais à les attacher à un mât plus solide, autrement dit, celui d’un empire ottoman ayant en commun avec l’empire perse d’avoir été déchu et de ne pas faire un pas en avant qui ne serve à son propre redressement à la tête des nations, islamiques ou à islamiser. Souvenez-vous de cette déclaration inappropriée ou plutôt très appropriée aux circonstances de la réélection démocratique de l’AKP où l’assassin du kémalisme proclamait une victoire de Jérusalem… Jérusalem. Encore Jérusalem. Toujours Jérusalem. L’année prochaine c’est l’an prochain. C’est comme ça que tout se tient. D’où l’urgence de la reprise de parole des auteurs et acteurs du plan de Genève, et l’espoir que fait naître celle-ci chez les amoureux de la paix.