Quand l’Histoire est en marche, elle ne peut que rencontrer la poésie. Avant même que ne commencent les révolutions tunisiennes, égyptiennes puis toutes les autres qui ébranlent les régimes dictatoriaux du monde arabe, Gallimard et Culturesfrance avaient publié Les Poètes de la Méditerranée en Poésie/Gallimard en partenariat avec le Conseil culturel pour l’Union pour la Méditerranée et Marseille Provence 2013. Les Poètes de la Méditerranée, anthologie réalisée par Eglal Errera, préfacée par Yves Bonnefoy, regroupent 101 poètes de 24 pays.

Je voudrais commencer par l’unique poète libyen retenu, Mohammed al-Faytouri (né en 1930 à Alexandrie, Égypte) à travers son poème Il est mort demain, puissamment  universel, et que nous lisons avec angoisse aujourd’hui :

Essuyez de votre main de cendre la tristesse des arbres
viendra un jour où les moissons seront à moi
à moi le ciel le monde et le cours du ruisseau
quand prendra fin la famine de la terre
et celle des humains
un jour aussi sombre aussi humide
qu’un long labyrinthe
il s’est réveillé
a secoué ses mains de la rigidité du cadavre…

(trad. Vénus Khoury-Ghata)

Parmi ces pays, Israël et la Palestine, côte à côte non plus dans la haine de l’autre mais dans le partage des mots, de la mémoire des morts, de l’espoir d’un lendemain qui ne soit plus partagé par la haine mais par la paix et le dialogue. Il n’est pas si fréquent que ces pays qui ont en partage la Méditerranée se retrouvent côte à côte sur le plan de la Poésie, du verbe, de l’extraordinaire mémoire qui les unit tous depuis les génies de la Grèce antique, les fondateurs des grandes civilisations de Sumer, de l’Égypte, de Babylone, les prophètes juifs, chrétiens puis musulmans, les génies européens, qui construisirent l’Europe.

Les ennemis d’hier, d’aujourd’hui, de demain sans doute, n’auraient-ils rien d’autre à partager qu’une même région, qu’une même mer et qu’une Histoire incomparable, pour avoir vu naître dans ce Proche et Moyen-Orient l’idée du Dieu unique puis trois façons de nommer l’Innomé, dans le sang, le souffle, le génie créateur, le rêve fou d‘une humanité qui reconnaîtrait le même Dieu, mais surtout – et c’est là que tout se complique – le même Messie, le même prophète ?

Pour l’Europe seulement, ce livre met en présence de poétesses et poètes serbes, croates, albanais, slovènes, macédoniens, bosniaques et croates, puis turcs et grecs, voisinant avec ceux et celles d’Europe occidentale (Portugal, Espagne, France, Italie). 101 Poètes parmi lesquels seules 22 femmes sont présentes. Il y a soit une injustice frappante dans cette disproportion d’un pour cinq ou alors l’idée qu’une femme poète vaut cinq poètes hommes au prix ? Pourquoi cette disparité alors que tant de femmes écrivent en notre temps ?

Et ces poétesses des pays du sud, font souvent preuve d’un courage immense du fait de la condition de la femme intellectuelle, voire d’opposition dans ces régions du monde.

Athina Papadaki (née en 1948) offre ici une poésie métaphorique jusque dans sa concrétude :

Les aqueducs partent de mes vertèbres.
Le soir tombe sur un pot de confiture.
Nuées, nuées bouillies, amenant dans la cuisine l’hiver

Et dans un autre poème :

Quand du printemps coupé en deux jaillit la camomille
aux armes légères.
Chacun a sa propre taille aux Pâques des instants.
(trad. Michel Volkovitch)

Passons d’Athènes en Syrie avec Chawqi Baghdadi (né en 1928), dans son poème que l’on ne peut que regretter de ne pouvoir lire en arabe :

Ton visage apparaîtra
tes yeux
l’éclat de tes dents
et tu t’évanouiras
A-t-on frappé à la porte ?
Une femme est-elle entrée, a disparu ?
(trad. Claude Krul)

Un autre poète syriaque, Nazih Abou Afach (1946) répond par des vers à la simplicité biblique du désert confondues avec les images de désastre :

Ni assassin
ni saint,
tu ne peux vivre
ne peux mourir
Fleur dans le cœur et balle de plomb pour fin
Ô
grand
enfant
endormi
dans
un coin

(trad. Claude Krul)

Pour la Palestine, l’absence de Mahmoud Darwwish reste incompréhensible, même si les poètes choisis ici, Ghassan Zaktan, Taha M. Ali ou Walid Khazhadar, font entendre un chant superbe d’exil, d’absence, de désolation, chant peuplé de morts, apocalyptique :

Les morts sortent un à un
Pour ramasser des pierres tombales
Aux quatre coins de l’herbe
Ce que le psalmodieur et la rosée ont abandonné
Ou ce que la mère a pleuré
Et agrippé de ses doigts

(Ghassan Zaqtan, 1954, trad. Farouk M. Bey)

L’arabe poétique a une concision saisissante qu’ignore le français. Pour la poésie israélienne, Eglal Errera a choisi d’abord le poète yiddish Avrom Sutzkever (1913-2010) :

J’allais
Chercher le souffle de l’homme
Une parole sur des lèvres de glaise
Un visage qui s’offrirait à mon regard
qui donnerait sens au monde
le délivrerait des reptiles qui le rongent…
Et j’allais.

(trad. Charles Dobzynski)

La poétesse Nurith Zarchi (1941) comme en écho à Athina Papadaki, écrit :

Venez à table. Le repas refroidit.
Mais comment avaler avec la voix dans la gorge.
Ouvrez, ouvrez les boîtes rouillées, les tombeaux jamais
Pillés
Écoutez : où est-il enterré,
Où ai-je oublié le bébé, sans eau ni air ?

(trad. Emmanuel Mosès)

Une autre grande voix féminine se fait entendre en Turquie, Gulten Akin (1933), avocate, pour qui la poésie est encore et toujours une parole de combat comme dans son Cantique du fer à la rouille :

Je connais le bruit du fer
Le bruit du verrou que l’on tire, de la porte qu’on pousse
Le bruit cruel de ce qui entrave mains et épaules
Depuis cinq ans cinq longues années
[…] Cinq ans cinq longues années
Ta voix s’est affaiblie, tu es resté sur le qui-vive
Nous parlons par bribes de mots sélectionnés
Essorés sur un fil
Et seulement comme ça
Nous parlons, si c’est cela parler

(trad. Jean Pinquié, Levent Yilmaz)

Tant de ces poèmes sont des poèmes de combat pour la dignité humaine, pour la liberté. La chair souffrante devient verbe. Le poème est acte, personnification tour à tour du chant, de la clameur, du murmure qu’il incarne. Dans Fable de la fontaine et du cavalier, la poétesse espagnole Blanca Andreu (1959) écrit :

Ce cheval qui s’approche maintenant alerte de ce poème
les yeux agrandis par l’insomnie de la mort,
avec le regard de mon frère et un sourire de fable,
il regardait parfois les hommes,
mais les hommes ne savaient pas prêter attention
à un cheval.

(trad. Isami Nakasone)

La langue française est présente non seulement par ses poètes natifs mais à travers des poètes tels que Tahas Bekri (Tunisie), Habib Tengour (Algérie), Abdellatif Laabi et Tahar Ben Jelloun (Maroc), Salah Stétié (Liban), Andrée Chedid (franco-égyptienne) :

Derrière le visage et le geste
Les êtres taisent leur réponse
Et la parole dite alourdie
De celles qu’on ignore ou qu’on tait
Devient trahison
Je n’ose parler des hommes je sais si
Peu de moi

(André Chedid, 1920, Paysages)

La fin de l’anthologie consacre une autre terre de poésie et de tragédies, les Balkans. De Sarajevo au Monténégro, que d’héroïsme, que de tragédies, que de barbarie aussi depuis 70 ans. Dara Sekulic (née en 1931) a dix ans lorsque son village de Bosnie-Herzégovine est brûlé par les nazis et ses parents assassinés. Elle consacre un superbe poème à la mer Méditerranée, intitulé Mer accueillante :

Tu n’es pas la frontière entre la vie
Et la mort, ô mer, tu es la mort
et la vie, tout ensemble.
Tu n’es pas l’eau seulement,
Et le sel, et les herbes sous-marines,
et le noyer qui flotte
sur les ailes de ses poumons,
message échoué sur le rivage.
[…]
En émergeant de ton eau féconde,
nous croyons tous – retrouver la paix
dans l’eau natale, à notre dernière heure.
Ce sable que tu donnes et reprends,
sera à jamais ton nom,
pas un seul grain, sans l’aide de ta main –
ne pourra être séparé de la multitude.

(trad. Mirjana Cerovic-Robin)

Nous voulions encore citer Miodrag Pavlovic, poète serbe hanté par l’Histoire de son pays, homme de théâtre et romancier et Salah Stétié et tant d’autres parmi ces 101 poètes et poétesses choisis.

Cette anthologie des Poètes de la Méditerranée, par le fait d’un certain hasard, a placé au bout du volume deux grands poètes francophones, Ismaïl Kadaré (Albanie, 1936) et Vlada Urosevic (Macédoine, 1934). Dans un long et sublime poème, Au bord de la mer, Kadaré écrit ces vers destinés à tous les humains, même si les génies, les héros, les saints les incarnent au plus haut :

Nous foulons le sable qui efface
Nos traces
Avec sa fière souveraineté de sable.
Mais c’est aussi sa souveraine fierté
Que nous foulons aux pieds
Quand nous revenons sur nos pas,
Arpentant de long en large
Ce vieux monde crissant,
Grinçant des dents.

(trad. Claude Durand)

Le dernier mot ira donc à Vlada Urosevic dans son poème Dei otiosi :

L’Histoire ressemble à un dépôt d’ordures
Où viennent s’entasser des têtes en bronze.
On contraste après coup
Qu’elles étaient creuses.

(trad. Jeanne Angélowski, Jacques Gaucheron)

Les aspirations les plus hautes de ces centaines de millions d’hommes et de femmes qui vivent de part et d’autre de la Méditerranée, sont portées par cette légion de poètes et de poétesses. Nous n’oublions pas que la Bible hébraïque, le Nouveau Testament, le Talmud, le Qur’an, furent écrits par des auteurs inspirés de ces pays du sud. Ils ont conquis le monde. Les descendants de ces scribes emplis de la sagesse et de violence divines sont à notre époque souvent agnostiques ou athées.  Ce qu’ont à nous dire ces femmes et ces hommes du Verbe issu de ces civilisations, qui ont porté au plus haut les rêves prophétiques jusqu’à la folie, est grave. Leurs poèmes nous sont destinés. Ne laissons pas passer l’hiver pour les lire. Ils nous disent comment éviter que le pire ne soit la loi intangible de l’Histoire.