Il y a le filet mignon et les péchés mignons. Le mien, c’est le steak tartare. On le sert généralement avec un plat de frites et une salade. Mais la pièce centrale, c’est ce morceau de viande crue, disposé en cercle ou en carré, parfois coupé au couteau, avec ses assaisonnements, moutarde, câpres, tabasco – et l’œuf mélangé à la chair fraîche. On est un peu ogre devant une pièce de steak tartare. Ogre, c’est-à-dire père. Pour moi, le steak tartare fut d’abord une viande paternelle. Mon père en avait le goût. C’était dans les années 1960, à Lyon. À la boucherie de la rue Sully, on croisait parfois le maire de la ville, Louis Pradel : il venait lui-même acheter sa viande. Nous habitions le sixième arrondissement, un quartier en damier auprès d’un immense parc. Au zoo du parc de la Tête d’Or, on voyait de grands fauves carnivores, des lions, des tigres, des panthères. Le goût de la viande crue, en somme, est ce qui nous relie aux animaux royaux.

Mon père aimait son steak tartare particulièrement relevé. Je le regardais ingérer ce mets comme s’il y avait puisé les attributs de l’autorité paternelle. La force, le mystère, le pouvoir de la loi. Se pouvait-il que ce que l’on mange définisse ce que l’on est ? Et que l’on trouve dans la chair crue la puissance d’exister qui dessine le profil d’un être adulte ? Le steak tartare était alors une viande réservée ; seul mon père en consommait à la maison, les enfants n’étant pas admis à le goûter. Ce fut donc d’abord, pour moi, un plat défendu. Et ce que l’on proscrit attire. Je n’ai pas gardé le souvenir de mon premier steak tartare. Mais peut-être, en l’avalant, suivais-je un chemin initiatique, celui qui me faisait passer du côté du père. Une viande peut symboliser un passage : elle s’inscrit dans le temps d’une vie. Mais je trouvais dans le steak tartare des qualités autres que mimétiques. Ce n’était pas seulement pour imiter mon père que j’en pris le goût. C’est que ce plat avait en lui-même des vertus intrinsèques, une succulence que l’on peut apprécier en dehors de toute filiation. Et même, parce que cette viande m’avait été interdite, je mesurais à ma faculté de la consommer sans réserve l’espace d’une liberté.

Le steak tartare, pour moi, est à la viande ce que le hard rock est à la musique. Une force crue, roborative, presque sauvage – mais dirigée. Je ne dirais pas que j’entends dans ma tête Led Zeppelin ou AC/DC chaque fois que je plante ma fourchette dans un steak tartare, mais il y a une couleur musicale de cette viande qui l’apparente aux riffs de Jimmy Page. C’est du moins ainsi que je la ressens. Elle est donc porteuse de réminiscences : en 1973, j’ai vu Led Zeppelin sur scène. C’était au palais des Sports de Lyon, assailli par des centaines de spectateurs sans billets qui voulaient forcer le service d’ordre. Entre deux morceaux, on entendait tomber les carreaux de verre dépoli qui entouraient le rez-de-chaussée du bâtiment, cassés à la barre de fer par des anarchistes déchaînés. Au milieu de Stairway to Heaven, l’électricité sauta. Il fallut attendre un moment avant qu’elle ne soit rétablie. Un spectateur lança une bouteille vide qui vint exploser en éclats aux pieds de Jimmy Page. Tout cela était très steak tartare. Sanglant, tripal, hard rock. Plus tard, on m’a offert une photo de ce concert. Accordé à mon souvenir, Jimmy Page porte un pantalon blanc. Cette couleur se mélange au rouge du tartare pour donner à cette viande sa musique. Avec Led Zeppelin, le steak tartare était un sexe tartare.

Il y a pourtant une subtilité du steak tartare. Je dirais volontiers que c’est une viande mercurielle. Le mercure est un métal liquide qui peut se fragmenter en petites billes autonomes. De même, la masse compacte du steak tartare posé sur une assiette se diffracte en fragments de viande détachés par la fourchette. Il y a à la fois une densité et une volatilité. On peut attaquer la pièce de viande par les bords, ou l’écrêter délicatement en son centre. C’est du hard rock rendu subtil par le mercure. Et c’est aussi une pièce de convivialité. À Paris, le steak tartare que je préfère est celui de la Closerie des Lilas. Il est parfaitement préparé, relevé, servi. Pour moi, il s’associe aux déjeuners que j’y prends rituellement avec Philippe Sollers. C’est une longue histoire. À l’époque où j’allais voir Led Zeppelin au palais des Sports de Lyon, je commençai aussi à lire Tel Quel, la revue de l’avant-garde littéraire que dirigeait au Seuil Philippe Sollers. C’était le temps des gourous structuralistes, Barthes, Foucault, Derrida, Lacan, Althusser. Sollers était leur surgeon littéraire, l’enfant prodige de Bordeaux dont je lisais les livres comme un petit provincial lyonnais. Je n’aurais pas osé imaginer le rencontrer un jour. Et puis les hasards de la vie et de l’écriture ont fait que, bien plus tard, je l’ai connu et que s’est nouée entre nous une sorte d’amitié. Invariablement, le lieu de nos rencontres est devenu la Closerie des Lilas. Invariablement, j’y commande un steak tartare. Cette viande s’associe donc pour moi à la conversation intermittente que j’entretiens avec Philippe Sollers. D’une certaine façon, elle me fait mesurer le temps parcouru depuis mon adolescence lyonnaise.

Le temps, je le répète, peut s’inscrire dans des mets. Et une viande peut arriver à signifier des moments de vie, à incarner une mythologie personnelle. La mienne, j’ai essayé de la dire ici. La loi du père, le maire Louis Pradel, les lions du parc de la Tête d’Or, Jimmy Page jouant Whole Lotta Love, la découverte de la liberté, le sang, le mercure, mon adolescence structuraliste, la conversation de Philippe Sollers. Bizarre, vous avez dit bizarre ? Non, je voulais juste parler du steak tartare.

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