Quels sont les points communs qui mettent en relation Jean-Paul Sartre, Philippe Sollers et Edouard Glissant ? Écrivains et philosophes, ils ont tous les trois marqué leur temps, qu’ils ont tourné vers l’art, l’histoire et l’anthropologie, ouvrant des perspectives philosophiques inédites, réinventant des expériences singulières et collectives, assurant les mutations d’une pensée vivante, multiple, alerte. Avec eux l’écriture devient explosive, brise la narration et les carcans, qu’ils soient esthétiques et idéologiques : tels sont La Nausée de Sartre, La Lézarde de Glissant, de Sollers.
Ici la philosophie recrée l’élan de l’expérimentation : la philosophie de la relation, chez Glissant, n’est pas un nouveau champ de la connaissance, mais, au contraire, imprévisible et tremblante, elle assume l’opacité des vérités changeantes et multiples, bouleverse les conceptions figées de l’identité. Nouvelle pensée du lieu et du devenir, éclairante sur les transformations présentes, la pensée archipélique d’Edouard Glissant renouvelle les concepts, comme la mondialité invite à changer la mesure du monde.
Un livre de Sollers, mais ce sont autant de joies de la langue et de leçons de l’esprit qui porte sa pointe. Musique et féerie ! Entre le règne des idées et la passion du verbe, l’intrigue majeure de ses romans, ce qui intrigue Sollers, est la littérature. D’où le langage tire-t-il ses moyens, ses effets, pour maintenir l’état d’éveil contre les appesantissements ? A travers amours, récits, lectures, le roman relance cette mise en jeu de la langue. Sollers, voyageur du temps ? C’est une question de rythme. Tempo-Sollers. L’œil vif est au cœur du ballet, avec Lautréamont et Rimbaud, Nietzsche et Bataille. Le roman nous entraîne. Cette puissance d’entraînement la fête à laquelle Sollers nous invite.
Avec Sartre, toutes les certitudes sont écartées. Sa pensée fonde un mouvement spéculatif qui conteste l’ordre établi de la représentation. Sa réflexion sur l’imaginaire, constante dans l’ensemble de ses œuvres, comme dans L’Idiot de la famille, suscite des rencontres, provoque des déplacements imprévus. À l’inertie qui englue l’existence, Sartre oppose éclairs et fulgurances, l’infinie liberté du désir et la tension du projet. Comme l’écrit Bernard-Henri Lévy dans Le Siècle de Sartre, « on sent que la pensée sartrienne, affranchie de ses obstacles, va de nouveau se déployer ».
Laboratoire poétique et théorique (mais c’est la même chose), l’œuvre de chacun des trois penseurs se porte à l’assaut, à contre-courant des ignorances et des oublis de notre temps, pour accompagner et éclairer les combats d’aujourd’hui. La série des Situations de Sartre, celle des Poétiques de Glissant et celle des essais de Sollers (comme La Guerre du Goût ou l’Éloge de l’infini) ouvrent une multiplicité de trajectoires et de réflexions, sillonnent les sciences humaines, redécouvrent les sens, les langages et les discours. Un même mot d’ordre pourrait les réunir, cette devise d’Hölderlin : « Plus nous sommes attaqués par le néant, plus la résistance doit être passionnée. »
Sartre, Sollers et Glissant renouent l’échange avec les artistes à travers une esthétique non prédictive : analysant les Venise de Claude Monet, ou la sculpture en mouvement d’Alain Kirili, Sollers révèle l’énergie enfouie, qui enveloppe les éclats du monde. Ecoute amoureuse de l’art et de ses frémissements : l’un des tableaux préférés d’Edouard Glissant est La Jungle (1943) de Wifredo Lam, le peintre cubain aux éclats surréalistes. L’impression de jungle vive convient à Glissant, dont l’œuvre toute entière, romans, poèmes, essais philosophiques et pièces de théâtre, cherche la beauté du monde à travers son chaos, comme le fait Sartre, attentif aux formes esthétiques de son temps, présent dans l’atelier des artistes, Giacometti, Wols ou Masson.
C’est que ces hommes, ces penseurs vivent aussi d’amitiés (Sartre et Camus, Glissant et Deleuze, Sollers et Barthes) et leurs constellations nous offrent autant de leçons de vie.