Toute guerre pose la question du temps psychique dans laquelle elle se déroule. Vladimir Poutine nous place à cet égard devant un vertige mémoriel. Un romancier se focaliserait volontiers sur cette récente réunion télédiffusée où le tsar blême apparaissait entouré de ses ministres terrifiés, en préambule à une offensive annoncée. 

Le pouvoir s’y manifeste dans l’apparat d’un grand salon du Kremlin orné selon les apanages du mauvais goût, ce que Vladimir Nabokov appelait le « poschlost », autrement dit le kitsch. Une impression de déréalisation en émane. On croirait voir un Néron d’époque James Bond distiller devant un aréopage pétrifié ces paroles gelées qu’imaginait Rabelais dans le Quart Livre de son « Pantagruel ». C’est comme une glaciation ubuesque qui pose la question pirandellienne du roi fou. Lâchant d’un ton monocorde des incantations pré-nucléaires, Poutine semble marabouté par le passé. Son temps psychique s’énonce selon des canons révolus, on dirait qu’un logiciel brejnevien a été greffé sur un droïde botoxé. 

Or la biographie de Poutine nous apprend ceci : à l’âge de seize ans, il tenta déjà d’entrer au KGB. Nous étions en 1968. Autrement dit, quand un élan libertaire balayait une partie de la planète, le jeune Poutine regardait le monde depuis les tourelles des chars soviétiques entrant dans Prague. Il est probable qu’il se tient toujours en haut de cette tourelle, son esprit baignant dans un passé qui fut celui des glacis de l’empire, de la doctrine Brejnev et de la théorie de la souveraineté limitée. Une hypothèse est que nous avons affaire, avec cet Anschluss slave, à l’extraversion belliqueuse d’un psychisme ossifié piétinant tous les printemps de la liberté, de mai 68 à mars 2022. C’est une guerre de saisons, l’hiver contre le printemps. 

Mais les hivers d’antan peuvent porter au déphasage perceptif. Un cerveau reptilien, fût-il armé d’un casque nucléaire, n’est pas forcément bon prévisionniste. Poutine a commis au moins quatre erreurs d’anticipation : sur la résistance du peuple ukrainien, sur la faculté de Zelensky à se transformer en Churchill ruthène, sur la réactivité mondiale des démocraties, voire sur une éventuelle sédition interne, car il est possible qu’en attaquant Kiev il fabrique des Navalny. Et l’on ne peut qu’être sensible aux témoignages des Ukrainiens diffusés par les télévisions : nombre d’entre eux parlent un français exempt d’anglicismes, faisant écho à celui dans lequel Voltaire écrivait à Catherine II de Russie. 

Une possible civilisation européenne pointait au XVIIIème siècle, qui fut naufragée. Aujourd’hui, il en est une autre. La nymphe Europe de la légende antique, née sur les rivages de la Phénicie, a enfilé une doudoune pour arriver à Kiev. Un urbicide a réveillé un continent, et voici qu’une ministre écologiste allemande préconise de livrer des Stingers aux soldats de la liberté. C’est un nouveau monde. Au-delà d’une désuète politique des blocs, le retour de la guerre européenne nous interroge aussi sur la réémergence d’une Atlantide, celle des empires. Les 2.500 ans de l’empire chinois avec Xi Jinping, l’empire des tsars avec Poutine, l’empire perse des mollahs, l’empire ottoman d’Erdogan, qui sont tous des autocraties. Les Ukrainiens, quant à eux, tournent le dos à la barbarie impériale : ils entrent par les routes dans l’Europe de la fraternité et par l’esprit dans celle de l’honneur. Puisse cet esprit préluder à des renaissances, en opposant aux crépuscules annoncés les aubes de l’espoir.