Une table, une chaise, la lueur d’une flamme, du papier et un stylo : une lettre à t’écrire.  L’écriture est un luxe : elle permet de s’arrêter. Mais voilà, à peine quelques mots couchés sur le papier, et déjà, au loin, portés par le vent, j’entends s’élever les sonorités endiablées des tambours d’Olodum. Chacun de leur battement semble dire qu’il est inutile de poser son pas. Rythmes ébènes, rythmes ivoires, courbes et rondeurs de plaisirs sans angoisse ni remords, tambours d’Olodum, hymne à la vie, augure de la ronde nocturne et mystérieuse des Orixas. Oui, me voici de nouveau à Bahia, Bahia de San Salvador.  Non, je ne suis pas revenu au même point ; non je ne suis pas revenu reconnaître ce que j’ai déjà vu. Je suis venu l’oreille penchée, rallongée pour récolter jusqu’au chuchotement des étoiles, toiser de tous mes yeux ce que jamais ils n’avaient vu auparavent.

Oui,  Bahia est toujours Bahia, une ville brulante, foisonnante, déroutante, immensément, démesurément passionnante.  L’enchantement ironique au coin des lèvres, ce lieu a quelque chose de magique, toute image ici évoque une poétique, toute parole ici suggère une musique ; oui, cette ville rend tout simplement lyrique. Ami, si un jour le cœur perclus, le dos vouté, les poings serrés, ton âme est en peine, n’hésites pas : viens chercher par ici une nouvelle saison. Comme disent les Bahianais, le bonheur est comme une plume que le vent emporte dans l’air, elle vole si légère mais elle a la vie si brève qu’il lui faut du vent sans cesse.

Ne perds pas trop de temps, dès ton arrivée, le jour naissant, saisis-toi aussitôt de la hautaine elevador, escalier mécanique, ascenseur de l’existence et monte, monte vers la lumière crue du soleil, monte d’abord du côté de la ville haute. Les semelles au vent, valse, glisse d’une artère à l’autre,  d’une tour à l’autre, d’une foule déjantée à l’autre.  Passe le gigantisme informe du béton gris, les éclats de verre, les baies vitrées anonymes qui jonglent avec les chiffres de l’inflation du real, passe le flot interminable des voitures en transhumance, le vomi sur les trottoirs des pots d’échappement, les parkings queue leu leu, passe le temps urbain ; passe les machines chimériques  dressées vers le ciel, les marteaux piqueurs scellés dans le sol, la masse des pierres mortes, les odeurs indécises,  les couleurs fabriquées, les bruits saturés, passe le temps cadencé ;  passe les morceaux de voix en errance, en apnée sur le temps, les poètes fous et les prophètes enivrés, les bières glacées des terrasses aux potins, des terrasses aux risées qui regardent passer la vie ;  passe les hôpitaux, passe la morgue, passe les 365 églises, même si « Dieu est bahianais », passe ton chemin vers l’abbatiale Nuestro Senor do Bomfin, fossile de Lisbonne d’autrefois, utopie statique du rêve lusophone. Regarde-là scruter l’océan les yeux levés pour traduire les signes des temps passés et présents.

Reprends ensuite ta route, flâne, lambine et au détour d’un chemin descends  vers le Pelourinho. Va vers le cœur de la ville, va au bout, marche vers Pelourinho.  Si tu viens à Bahia le cœur fatigué, décousu, essoré  en quête d’horizon,  passe d’abord par cette place là : les affligés du destin, le cœur en survie, lourd de chagrins,  viennent y rechercher  le bouillonnement ardent. Du Pelourinho, ils contemplent les façades colorées des maisons baroques,  les ruelles pavées de charmes,  le bleu intense du ciel, le bleu foncé de la mer, le rouge sombre de la terre et leur chagrin s’évapore. Le blues n’habite plus leur cœur. Le ruban des vœux de Bonfim aux poignets, la Capoera do Angola jette aux cieux leurs gambades à la cadence des Berimbau.

Ami, si tu te décides un jour, à venir ici, ne viens pas le cœur aveugle de persienne, ne viens pas le ventre rempli de fiel. Sinon, gare à toi, à l’aube ou au  crépuscule, au hasard d’une rue en dédale, au hasard de l’Avenue des Amours ou de l’Avenue des Quinze mystères, de l’Avenue des Sept coups de couteaux ou  de l’Impasse de la tranquillité, Exu se dressera sur ton chemin, Exu te cueillera. Et tu te mettras à gémir ou à mugir comme un simplet, vaincu par l’envie de serpenter, sans savoir ni comment ni pourquoi, en plein milieu d’une samba de roda, d’un refrain de Gilberto Gil, de Caetano Veloso ou de Maria Bethania,  ou alors à la fin d’un plat de camaroes pimenté de douceur de coco et arrosé de cachaca. Quoique tu fasses, Exu se dressera sur ta route. Il protège Bahia des étriqués et des papelards, le jour et la nuit.

La nuit… Les gens disent ici que chaque nuit que Dieu fait, est une nuit de fête. Alors la nuit tombée, les tambours claquent et résonnent, claquent et hurlent dans les terreiros. C’est l’heure des dieux. Les dieux descendent  sur les hommes et les femmes. De leur lumière, ils éclairent les cœurs ; de leur souffle, ils ressuscitent les âmes affligées de douleur. Les  visages des danseurs se transforment à vue d’œil, finies les rides, finis les stigmates, finies les balafres de la misère. Les misérables  ne sont plus des misérables ; les possédants sont aussi possédés ;  les danseurs deviennent des dieux ; l’enfer s’éclipse. Et voilà Xango rouge et bleu,  Yemanja la déesse de la mer, Omolu revêtu de paille,  Ogun le guerrier étincelant de colère,  Oxum la volupté charnelle… Les Orixas sont là. Ils volent, virevoltent, lévitent. Folle ivresse, contractions rythmiques, l’Afrique et le Brésil confondus, l’océan aboli, alegria, felicidade. Cette ville est noire et blanche. Cette ville est sang mêlé, mulata, caboclo. Elle apprend à qui veut l’écouter que dans notre tête-à-tête, notre corps à corps avec la vie, c’est le partage de nos différences qui donne sens à notre humanité, au-delà de nos multiples voix.

Ami, l’écriture est un luxe : elle permet de s’arrêter. Mais voilà le balancement et le tempo exaltant, envoutant,  enchanteur des tambours d’Olodum qui m’appellent vers la grâce et la magie, comme un salut qu’on adresse à la vie.

Ate ja !

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