Je me souviens de ma première rencontre avec la peinture de Pol Taburet. C’était au sein de l’exposition Le monde comme il va en 2024, à la Bourse de Commerce. Et c’était absolument saisissant, en effet ; une espèce de Francis Bacon vaudou dopé à l’aérographe. Une peinture de monstres, d’entre-deux mondes, mais de monstres pops et électrisés. Des toiles branchées sur le « système nerveux » pour reprendre l’expression de Bacon.
« Il y a des corps lacérés, meurtris ; des esprits semblent venir au monde depuis les masses profondes de leur psychologie. Qu’y vois-je encore ? Des cornes, des bras tendus, des spectres et des diamants. »
Martin est journaliste et est envoyé au Brésil pour écrire sur le travail du peintre invité par une fondation. Descente à Bahia est ainsi d’abord un roman d’amis, de connivences et de descentes communes dans la nuit ; un carnet d’amitié comme il existe des carnets de voyage. Deux solitudes : le journaliste et le peintre prodige d’origine guadeloupéenne de seulement vingt-huit ans. « J’ai compris que le peintre admire la crasse, qu’il l’admire sincèrement – il voudrait réussir à la figer dans la peinture. Je savais qu’il s’inspirait des marges de l’existence, mais ne le pensais pas autant porté sur les mécanismes de l’angoisse et du chaos. »
Le narrateur erre ainsi dans la nuit brésilienne, lourde et dangereuse – disant à son propos : « C’est la nuit qui m’a surpris, ce vide, je ne suis pas habitué ». Il fait de Salvador de Bahia (deux millions d’habitants) l’épicentre du texte, visitant ses rues et ses églises, découvrant ses rituels et ses prêtres. C’est ainsi le portrait d’un lieu, de sa violence et de ses dangers – des hordes de toxicomanes, un tragique vol à l’arraché… Car ici, on descend au marché de Feira de São Joaquim comme on vient visiter l’enfer : « Devant, l’obscurité m’attire. » Mais : « Contrairement à ce que notre époque veut croire, la violence n’est pas une force monodirectionnelle ; elle n’est pas cette pression négative issue du mal. La violence contient en elle des élans pluriels, et porte en son sein une part majeure de notre force vive. » Le narrateur s’émerveille ainsi de trouver ce qu’il est sans doute venu chercher : des visions, de pures sensations, de la littérature, un livre.
Ce qui frappe, dans Descente à Bahia, c’est la jouissance de lecture. C’est-à-dire le style. Quelque chose entre le sacré et le prosaïque, la saleté et la peinture, Thomas Bernhard – cité en épigraphe – et Yannick Haenel. Une littérature du corps, absolument rimbaldienne, de la moiteur et du pur geste créateur. Car il faut le dire, Descente à Bahia est un livre sur rien. Donc évidemment un livre sur tout. « Si jamais vous me lisez, sachez que j’ai trouvé cette terre où la fiction se tait. » C’est-à-dire sur ce que c’est que d’habiter une ville, un corps ; regarder, sentir, éprouver, écrire. Car qu’est-ce qu’un écrivain sinon quelqu’un qui déambule ? Descente à Bahia est enfin un grand livre sur la trentaine, sur le fait d’écrire à l’âge où l’on devient véritablement adulte : « J’ai trente-trois ans et je sens par moments que ma machine s’emporte, qu’elle râle – qu’une chaleur suspecte émerge de son châssis. »
Le roman devient alors un autoportrait en chute(s) – « L’abandon, je m’en rends compte, est quelque chose qui revient souvent dans mes lignes. Peut-être suis-je fasciné par cette architecture de la défaite. » Mêlant aphorismes et pensées sur l’art, l’amour, la vacuité du succès. « Si je lis aujourd’hui quelque chose sur un jeune artiste, je veux savoir quels sont ses scrupules, ses névroses et ses extases. […] Je veux connaître la couleur de ses envies, le format de ses nuits blanches et l’épaisseur de ses regrets. » Reprenant ainsi les mots de John Coltrane, Je pars d’un point et je vais le plus loin possible[1] : dérouler le réel, un credo qui s’applique parallèlement au texte et aux toiles.
Et c’est ça, peut-être, la plus grande prouesse du livre : grâce aux mots, on peut voir la peinture. Et vice-versa. Le roman se conclut d’ailleurs avec un tableau de Taburet. Et dans ce tableau « il y avait le bruit de la houle légère et ce noir, sous mon corps, dans lequel rien n’apparaissait que mes pensées. »
[1] John Coltrane, Je pars d’un point et je vais le plus loin possible : Entretiens suivis d’une lettre à Don DeMichael, Éditions de l’éclat, 2011.