Que la haine d’autrui devienne la passion dominante chez un homme et les notions du bien et du mal sont abrogées, abolies. L’homme ainsi occupé par la haine œuvre alors, la conscience tranquille, l’application quasi-professionnelle, à produire le malheur d’autrui comme un devoir existentiel. Haïr, détruire, transformer le quotidien de ses victimes en enfer, devient sa raison d’être, son honorable projet de vie, sa jouissance suprême.
Jouissance totale, illimitée nourrie par le spectacle de la destruction de l’autre tant haï, qu’il s’agit non seulement de démolir, mais aussi de dégrader, d’avilir, d’humilier, de terroriser, de réduire à rien avant de l’effacer.
Etrangeté : au regard de celui qui est infesté, peuplé par la haine, la victime, objet de sa passion maléfique, est à la fois tout et rien. Tout car source fantasmée de tous les maux du monde ; rien car sa vie, la vie de la victime désignée vaut très peu de choses au regard de l’homme qui haï.
Mais de quelles significations est porteuse cette fixation du haineux sur sa victime, sur ses victimes, sur ses proies ? De quels méandres et obscurité, son surgissement ?
Habité, rongé, colonisé par un complexe d’infériorité, le haineux s’éprouve homme en abaissant et rabaissant cet autre-là, qui, dans son entendement, l’empêche d’exister : la victime visée, porterait, par essence, préjudice au plein épanouissement du haineux et l’éliminer, l’effacer, ne relèverait en somme que d’une raisonnable mission. Mieux encore : d’une juste réparation ; le haineux se figurant de coutume en victime première de sa victime toute désignée.
Qu’on lui oppose la vérité des faits, et l’homme vivant de la haine d’autrui s’accroche vaille que vaille à ses raisons échafaudées, manufacturées pour absoudre sa tragique passion, sa méchanceté, sa mauvaiseté, sa barbarie. Il ricane même. Les mots et la vérité n’ayant point, dans sa compréhension, la valeur communément partagée. Seul compte pour vérité à ses yeux, ce qu’il dit, énonce, baragouine. La réalité ? Il s’en moque. Il se donne même le pouvoir de la décréter.
Tordu, fumeux, le discours de l’homme haineux est sans réserve pervers. Il œuvre jour et nuit à abolir le réel, à inverser le vrai et le faux, à banaliser la gravité et le caractère profanateur des actes de l’homme haïssant autrui. La finalité, la visée de la démarche ? Casser, anéantir la vitalité et la capacité de réaction de ses victimes et embrouiller, contaminer l’esprit des tiers-témoins, engluer la raison des tiers-témoins dans les eaux nauséabondes de l’observation passive et du relativisme : on tomberait dans la haine non pas par choix mais par une faille des circonstances.
Mais pourquoi cet attachement entêté à la haine, à la méchanceté, à la cruauté ? Quels bénéfices tirent l’homme haineux de cette aliénation existentielle ?
La haine d’autrui est un produit miraculeux, un remontant sans égal pour cet homme en faillite, cet homme en faute d’humanité, en manque permanente de bouc-émissaire qu’est l’homme haïssant. Que radote, en effet, à longueur de journées, l’homme obsédé par la détestation d’autrui ? Que s’il est en mal-être, que s’il n’y arrive pas, c’est la faute à l’autre et qu’il ne sera heureux, épanoui que dans un monde débarrassé de cet autre-là déclaré intrinsèquement mauvais, nuisible, dominateur, dangereux.
La haine d’autrui est une passion dangereuse, mortifère et opiniâtre dans la production du mal. Là où elle émerge, doit surgir, l’élan combatif et sans concession aucune, le sursaut des consciences. Non pas pour écraser dans l’humiliation, l’homme porteur de haine mais pour rendre possible l’être-ensemble par la réaffirmation du caractère sacré et intangible de la vie humaine et des valeurs au fondement de notre commune humanité : les valeurs de justice, de liberté et de fraternité.
Les antiracistes et les gentils racistes ne partagent pas encore la même couche. Il ne leur est pas poussé, lors d’un nocturne songe estival, un baobab au creux de la langue. Ils n’ont pas perdu la faculté de dissocier le genre et l’espèce, l’espèce et l’ethnie, l’ethnie et le peuple, le peuple et la nation, la nation et la culture, la culture et le culte. Lorsqu’ils s’essaient à la critique de l’une de ces notions, ils ne chargent pas la meule des autres de même que les accusations, aussi violentes qu’elles soient, qu’ils portent contre un dimensionnement transitoire de leur hypersurface ne disqualifient en rien la dimension qu’ils mettent à la question, sauf à ce qu’elle se cabre contre son processus.