En ce début d’année, les procès occupent la presse littéraire. Alors que l’écrivain Edouard Louis est assigné au tribunal par « l’un de ses personnages », Régis Jauffret a dû faire face aux tribunaux le 24 mars pour son livre autour de l’affaire DSK.
Dominique Strauss Kahn réclame 50 000 euros aux éditions du Seuil, en raison de « passages diffamants » dans La ballade de Rikers Island. Sorti en 2014, l’oeuvre comporte notamment une version romancée de la nuit du Sofitel. Selon l’ancien directeur du FMI, le roman « s’appuie totalement sur le réel et contredit la procédure américaine », qui a abandonné toute poursuite contre DSK. En réponse, l’avocat de l’écrivain affirme, à juste titre, l’indépendance de la fiction : « C’est de la pure création ».
Au-delà de la limite problématique entre le personnage et la personne réelle dont il prendrait les traits, le trouble survient quand des œuvres littéraires entrent en conflit avec un procès en cours. En effet, si le cas de Régis Jauffret se place dans une longue filiation de romans inspirés de faits divers [1], Edouard Louis illustre, lui, une autre facette de la relation entre la littérature et la justice. Son deuxième roman, Histoire de la violence, s’inspire non pas d’un fait divers à proprement parler, mais d’un événement dramatique qui lui serait arrivé – son viol et la tentative de meurtre par « Reda », un jeune homme rencontré dans la nuit de Noël 2012. Ce même événement est également relaté dans un autre registre, lors de la déposition faite à la police. Contrairement à la prise de position plus commune chez les écrivains – à savoir la revendication d’un brouillage entre réel et fiction, Edouard Louis, bien qu’il ait changé le nom de l’agresseur, affirme la totale véracité des faits, comme il a pu le soutenir le 14 janvier à la Maison de la poésie, ou bien dans un entretien pour Livres Hebdo : « Dans ce livre, il n’y a pas une seule ligne de fiction ».
Par un étonnant hasard, l’agresseur a été arrêté quatre jours après la parution du roman. Selon les avocats d’Edouard Louis, le succès du roman ne serait pas étranger à l’arrestation soudaine de l’accusé plusieurs années après les faits : « La justice et la police se réveillent quand une histoire de viol devient un best-seller ». L’accusé a rapidement assigné l’auteur en justice, pour « atteinte à la présomption d’innocence » et « atteinte à la vie privée », fondant ses accusations sur le roman. Il réclame, lui aussi, 50 000 euros de dommages et intérêts aux éditions du Seuil. Ainsi, les lecteurs découvrent l’existence d’un certain Riadh B. derrière le Reda fictionnel. Le plaignant se présente ici lui-même à l’opinion publique – qui n’avait aucune idée, jusque là, de qui il était. Qui sera véritablement jugé pour les faits rapportés par Edouard Louis, entre Reda et Riadh B. ? S’il nous paraît évident que la littérature ne devrait pas avoir sa place comme élément à charge dans une affaire pénale, nous pouvons nous interroger sur ce que cela traduit du rapport de notre société actuelle à la fiction.
Dans ce contexte, l’ouvrage théorique de Françoise Lavocat, Fait et fiction, récemment paru, est éclairant : le livre rappelle d’emblée que la distinction entre factuel et fictionnel ne serait plus opérante dans la littérature contemporaine. D’une part, le factuel se trouve de plus en plus souvent au cœur de la production littéraire (par exemple, le fameux raz-de-marée de l’autofiction, volontiers pris par ses nombreux détracteurs comme signe de « l’usure des procédés romanesques »). D’autre part, la fiction semble disposer d’une immunité la protégeant de toute attaque au motif de la référentialité. Françoise Lavocat évoque à ce propos le chapitre intitulé « La fiction comme zone de non-droit » du livre d’Olivier Caïra, Définir la fiction, dans lequel « [il] montre l’impunité, à son avis totale et souvent abusive, dont bénéficie la fiction »[2]. Les auteurs cités plus haut représentent deux positions sensiblement différentes : selon la défense de Régis Jauffret, l’auteur a le droit inaliénable de s’inspirer de faits réels et de les distordre pour en faire de la littérature, alors qu’Edouard Louis présente son œuvre comme l’exacte réalité, provoquant un doute, chez le lecteur, quant à la potentielle distorsion des faits par le biais de son écriture.
Si la fiction ne peut plus être associée uniquement au jeu de l’imaginaire, il n’en demeure pas moins nécessaire de rétablir – ou réaffirmer – les frontières de la fiction, malgré ce fameux « brouillage » contemporain. Est-il cependant possible de restreindre juridiquement la référentialité dans le processus de création d’un personnage ?
« De nos jours, la multiplication récente des contentieux, polémiques et procès à propos d’œuvres de fiction révèle une intolérance grandissante d’une partie du public par rapport aux éléments référentiels de ces fictions, tandis que leurs auteurs se prévalent volontiers d’une indistinction de principe entre le factuel et le fictionnel, ou bien réclament une impunité totale fondée sur l’intransitivité supposée des œuvres de l’imagination. »[3]
À l’heure où la littérature prétend se servir d’un fait divers non pas pour en exhiber l’aspect réel, mais plutôt pour en utiliser les potentialités romanesques, se pose de nouveau la question : un personnage n’est-il qu’un être de papier ?
Nous serions donc parvenus à un paradoxe selon lequel la fiction ne pourrait plus fictionnaliser les faits qu’elle emprunte à la vie réelle [4] : dès lors qu’un livre contient des éléments factuels, il serait interdit de manipuler ces éléments.
Les vérités fictionnelles des romans de Louis et Jauffret peuvent ou non coïncider avec les verdicts rendus par les tribunaux concernant la culpabilité des personnes visées. La stricte comparaison de coïncidences entre l’œuvre et le réel, à laquelle se livrent les juges et les avocats, ne doit aucunement concerner le lecteur. Ce n’est évidemment pas cela qui doit l’emporter, à la lecture, ni influer sur la qualité prêtée aux œuvres littéraires. Face au piège de l’illusion référentielle, la littérature ne saurait imposer de limite.
[1] Citons, par exemple, Le Rouge et le Noir inspiré de l’affaire Berthet, l’affaire Delamarre qui a servi de point de départ à Madame Bovary, ou encore les sœurs Papin pour Les Bonnes de Genet.
[2] Lavocat, p. 275
[3] Lavocat, p. 14
[4] Lavocat, p. 289