Régis Jauffret au pilori ?

Visite de Régis Jauffret dont l’avant-dernier roman, « Sévère », librement inspiré du destin tragique d’Edouard Stern, le banquier assassiné, en 2005, dans des circonstances encore partiellement énigmatiques, vient de se voir assigner, six mois après sa sortie, par une partie de la famille, pour « atteinte à la vie privée ».

Ah les familles… Leur étrange – pour ne pas dire pire – rapport à la littérature… Ce réflexe de gardien du temple chaque fois qu’un romancier prétend mettre le doigt dans leur nœud de vipères et de secrets… En la circonstance, c’en est caricatural. Car il y en a eu, des livres sur « l’affaire Stern » ! Il y en a eu, des documents crades, réellement nauséabonds, se présentant comme l’expression de la vérité alors qu’ils n’étaient, souvent, que le résultat d’enquêtes bâclées, mal ficelées. Mais aucun, à ma connaissance, n’a jamais été inquiété. D’aucun on n’a dit qu’il portait atteinte à la mémoire du mort. Pour aucun, on n’a demandé cette peine capitale qu’est, pour un livre, le retrait des librairies.

Mais voilà qu’un vrai romancier s’empare de l’histoire. Voilà que le Prix Femina 2005, à la façon de tant d’autres avant lui (le Truman Capote de « De sang-froid » ; le Stendhal de l’affaire Berthet, ce fait divers de 1827, origine du « Rouge et le noir »…), décide de s’en inspirer et, sans prétendre, lui, à quelque « exactitude » que ce soit, sans tromper le lecteur sur la nature de son entreprise et sur sa volonté de fiction, en fait un miroir de la société et de l’époque. Et patatras : c’est celui-là que la famille, ignorante de ce qui lui fait tort, choisit de clouer au pilori ; c’est contre lui, et contre lui seul, qu’on sort l’arsenal de la chicane en place depuis que la littérature moderne existe et qu’elle tente de s’acquitter de ce que Kafka appelait « le salaire du diable ».

Alors, question. Pourquoi le mentir-vrai littéraire fait-il plus peur que le franc mensonge des livres à scandale? La fiction que le travail de cochon ? Le regard éloigné du romancier que le voyeurisme des prétendues « investigations» ? Et pourquoi est-ce l’œil de l’artiste qui fait problème et non le mauvais œil des pilleurs de tombes qui, quelques mois après le crime, se précipitaient déjà pour publier leurs « dessous de l’affaire Stern » et auxquels, encore une fois, nul n’a rien trouvé à redire ? J’imagine la douleur des proches. Je conçois, pour une épouse, pour des enfants, l’insoutenable difficulté d’être avec, en héritage, cet autre paquet de mémoire où l’on entre comme dans un moulin. Mais, de grâce, que l’on ne se trompe pas de cible. Que l’on ne fasse pas payer à un écrivain les insanités de ceux qui ont confondu sensationnalisme et journalisme. On ne réparerait pas le crime. On en commettrait un autre. Contre l’esprit, celui-là.

9 Commentaires

  1. Lors de la sortie du roman tous les entretiens accordés aux médias par l’auteur s’ arrêtaient Longuement sur l’affaire Stern, comment ne pas relier en permanence l’origine du roman à son contenu? Comment, en tous cas pour notre génération, ne pas revivre la douleur?
    Faire interdire le livre est sans doute inutile, mais réclamer la paix pour permettre aux survivants de ….survivre.

    Faut il comprendre par cette pétition que le littérateur est exonéré de tout devoir moral à l’égard des humains, les vrais.

  2. Quand on eut signer la pétition en faveur de Régis Jauffret, on fait comment? Elle est réservée aux seuls « peoples » ?

  3. Quand on veut signer la pétition en faveur de Régis Jauffret , on fait comment ? Elle est réservée aux seuls peoples ?

  4. je me souviens de toute cette histoire. Qu’on ne vienne pas me dire qu’il s’agit là de la volonté de la famille de protéger l’image d’un des leurs….
    C’est juste qu’à la clé il y a un film et donc du blé.
    C’est aussi simple que ça!

  5. Il est tout simplement impensable que désormais l’on vienne dicter à un auteur ce qu’il faudrait qu’il écrive…
    Pourquoi un auteur serait-il moins libre qu’un journaliste?
    Pourquoi la fiction serait-elle plus blessante que des articles infects?

  6. le problème des « romanciers » actuels, c’est qu’au lieu d’élaborer une vrai trame romanesque, en faisant un minimum de fictionnalisation sur les lieux et les personnages, les époques, ils livrent à l’opinion publique des faits bruts sur des affaires judiciaires blessant effectivement le droit à la vie privée de gens. Il faudrait que ces écrivains-flics réapprennent un minimum de métier. Tout peut être dit, en prenant certaines précautions.

  7. Nous avons inventé la justice institutionnelle, quand les proches d’une victime ne purent nourrir d’autre sentiment envers celui de leurs frères qui leur avait enlevé un autre frère qu’une haine équivalente à celle qu’avait pu déchaîner le second chez le premier.
    Dans l’artiste qui s’empare des faits, il faudra voir un serviteur de la justice, mais aussi davantage qu’un procureur ou un avocat, parce que ne servant pas le même niveau de justice. En ce monde où la justice n’appartient plus à Dieu, l’artiste est sans doute le dernier des hommes à faire pour ses frères humains quelque chose comme le travail d’un prêtre et parfois, d’un prophète.
    La tradition veut que lors du Kaddish, l’homme puisse exprimer sa colère à l’encontre de la colère de Dieu. Est-ce ainsi que les hommes meurent? Et le couvercle se soulève avant qu’il ne retombe…
    Géricault n’a pas exposé les corps des naufragés de la Méduse au centre de la place publique. Il n’a pas profané leur sépulture. Il n’a pas outragé leur mémoire. Ce qu’il faut que nous entendions dans ce qu’il nous fait voir, c’est justement quelque chose qu’on entend. C’est une prière des morts que l’art seul permet de prononcer au chevet du mourant qu’il ressuscite un court instant, un instant éternel qui laisse au prêtre-peintre le temps de donner à celui dont nous seuls savons désormais qu’il était, à cet instant-là, déjà condamné, tout le temps nécessaire pour (lui dire de) dire tout ce qu’il n’avait peut-être pas eu le temps ni la force ni le courage de dire avant d’entrer dans le royaume des ciels.