« Amour, donne-moi ta force, et cette force me sauvera. »
William Shakespeare, Roméo et Juliette (1594)
« Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. »
Arthur Rimbaud, « Le Dormeur du val » (1870)
Oksana et Maksym étaient fiancés. Souvent, il lui offrait des fleurs. Des bouquets unis, ronds, abondants de roses blanches ou carmin. Ronds comme l’astéroïde B612 du Petit Prince, comme un visage d’enfant. Ils s’étaient apprivoisés et étaient devenus l’un pour l’autre uniques au monde.
Maksym est mort le 4 février 2025 lors d’un bombardement d’artillerie russe dans la région de Donetsk, sur le front de Pokrovsk.
En Ukraine, ils faisaient face ensemble, l’un et l’autre poète et soldat, ou soldat et poète. Avec cette guerre, quand on a l’âge d’Oksana, vingt-deux ans, on ne sait plus très bien ce que l’on a été avant de devoir se battre contre l’Ours blanc et sang de Moscou. Elle est devenue adulte sous les tirs de missiles. Se souvient-elle du temps passé où régnait la paix dans son pays ? Quand elle jouait dans la neige ?
Là où règne une atmosphère de mort et de désolation, sa paix, c’était Maksym, un monde en soi.
Je relis leurs derniers messages. Lui : « Tu es mon amour ». Elle : « Tu es mon univers ». Lui : « Et tu es à moi ». Elle : « Quel bonheur de t’avoir ». À cela, il convient de ne rien ajouter.
Oksana ne lui avait rien demandé, excepté de rester en vie. Il aurait voulu, mais…
Parce que Maksym est mort il y aura toujours un « mais » pour interrompre ce récit. Ce « mais » qui renferme l’infiniment grand de ce qui aurait dû advenir, une vie entière partagée, et l’infiniment petit de la seconde qui vole un souffle, avant le silence qui demeurera toujours.
Il m’a fallu plus de temps pour écrire cette phrase que la bombe pour faire son carnage. Oksana doit le savoir. Alors il y a le refuge des souvenirs : l’amour peut-il exister ailleurs que dans la mémoire ? Elle sait aussi que son fiancé avait le sens du devoir : « La Russie nous a attaqués, et nous devons nous défendre. Nous ne pouvons pas déposer les armes, sinon elle nous anéantira. Nous devons lui opposer une riposte armée. Quand vous voyez les yeux des soldats, des officiers, des généraux, vous comprenez que ce pays gagnera. Sans aucun doute. »
La guerre a séparé ceux qu’elle avait réunis. Leur amour est né d’une rencontre prise entre fatalité et hasard. Dans le grand tout de l’Histoire comme elle va, les voilà rassemblés. Ils ne se cherchaient pas, la guerre les fait se trouver. Quand la face du monde se voit changée par l’agression de l’Ukraine, deux êtres tombent amoureux. Il existe une géopolitique de l’intime. Je pense au cercle rouge dont parle le brahmane Rama Krishna « Quand des hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents. Au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. »
Maksym s’engage pour l’Ukraine dès 2014, à l’âge de dix-neuf ans. Aux premiers jours de l’invasion russe, le 24 février 2022, Oksana intègre la formation du troisième bataillon de volontaires d’Ivano-Frankivsk avant de prendre, en décembre 2024, les commandes d’une compagnie de drones d’attaque. Elle aussi avait dix-neuf ans.
Maksym a été grièvement blessé à plusieurs reprises. Le 8 mars 2022, dans les premiers jours de la défense acharnée de Popasna, il a été touché : un poumon perforé, une partie de l’estomac arrachée, des éclats d’obus plantés dans le torse. Plus tard, lors d’une mission d’évacuation de soldats blessés, il part seul les secourir. Cette décision, marquée du sceau du courage, lui a coûté de nombreuses blessures par balles.
En mars 2023, ce fut Oksana qui fut grièvement blessée dans la bataille de Vouhledar. Pourtant, à peine quelques mois plus tard, fin juin, elle reprenait déjà le chemin du front.
En Ukraine, les blessés ont le choix : y retourner… ou pas. Eux, ils y sont retournés. Tous les deux sont repartis en première ligne. Cela force, et même impose, notre respect.
Que penser de ce parcours symétrique ? Sans doute en est-il de plus communs dans un pays en guerre. Je ne peux m’empêcher d’y voir un symbole. Maksym miroir d’Oksana, et inversement.
En Ukraine, la tombe de Maksym est couverte de pierres peintes en jaune et bleu, afin qu’il demeure à jamais sous son drapeau. Il y a aussi, sur le haut de sa sépulture, des pierres blanches, couleur de paix. Aujourd’hui, il y a toujours des fleurs entre eux, funèbres celles-ci. Avec Oksana ils combattaient pour défendre ce noble idéal du retour de la paix dans leur pays. Durant onze années – soit plus d’un tiers de son existence – Maksym s’est dévoué corps et âme sur les fronts les plus chauds, gravissant les échelons qui mènent du rang de soldat à celui de commandant de bataillon, puis d’officier supérieur au sein d’une unité d’élite. Dans un dernier message, avant de tomber au front, il demandait : « Si je venais à mourir, je vous demande, s’il vous plaît, de tenir compte de mes erreurs. »
Tel est l’un des héritages de Maksym. Par-delà sa propre existence, dans ces mots qui dépassent son corps fauché, il continue, à travers la mémoire de son parcours, de vouloir épargner des vies. Il semble commander ses hommes à titre posthume. Sa voix, d’outre-tombe, résonne, et guide.
Cette voix, Oksana la porte. J’ai découvert son visage dans le film réalisé par Bernard-Henri Lévy et Marc Roussel, Notre Guerre, lors de sa projection au Festival de Cannes. J’entends encore sa voix, elle répète son nom deux fois. Elle a les dents serrées, ses lèvres bougent à peine. C’est presque un murmure. Prononcer son nom c’est le faire entrer dans la pièce de ce bunker exigu où elle commande ses soldats. C’est aussi faire entrer l’absence, et son cortège de « plus jamais ». Oksana explique qu’elle est poète. Elle a publié trois recueils : Les Ornements du destin (2020) ; À la rencontre de la mort (2022) ; La route de la vie (2024). Lisant ces titres les uns après les autres, je me rends compte qu’ils composent une sorte de biographie en une phrase, le passage d’une saison de l’existence à l’autre. Immédiatement, l’écrivain-philosophe français propose de publier une traduction de la jeune femme en France. Sa réponse reste pour moi une preuve d’amour ultime : « Non, je préfèrerais que vous publiiez les poèmes de mon fiancé qui vient de mourir. » Je comprends que Maksym vit à travers elle. Elle ajoute qu’elle se sait pouvoir mourir, a conscience du danger et des risques. Parfois, elle parle de le rejoindre. Mais si Oksana disparaît, Maksym meurt une deuxième fois, alors elle continue.
Oksana se bat sur deux fronts : celui de la guerre, et celui de la mémoire de l’homme aimé. Il s’agit de construire un tombeau de papier. Et s’il y avait une logique dans cette démarche ? L’Ukraine n’est-elle pas le pays de deux gloires nationales, un poète et un chef de guerre, Taras Chevchenko et Volodymyr Zelensky ? C’est ici, à La Règle du jeu, que nous avons l’honneur de présenter, et de donner à lire, dès mardi, Oksana et Maksym, Maksym et Oksana.
Il faut, maintenant, citer Montaigne, puisqu’il en va de l’amitié comme de l’amour : « Si on insiste pour me faire dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : “Parce que c’était lui, parce que c’était moi.” Au-delà de tout ce que je peux en dire, et même en entrant dans les détails, il y a une force inexplicable et due au destin, qui a agi comme l’entremetteuse de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et les propos tenus sur l’un et l’autre d’entre nous faisaient sur nous plus d’effet que de tels propos ne le font raisonnablement d’ordinaire : je crois que le ciel en avait décidé ainsi. Prononcer nos noms, c’était déjà nous embrasser. »
Je voudrais pouvoir raconter cette histoire d’amour au décor de chaos, pour réunir encore leurs noms. Tenter de dire ce que les lie. Alors je les prononce, les chante. Peut-être que cela suffit.
Oksana et Maksym,
Oksana et Maksym,
Oksana et Maksym…
A true love story. I will wait for the poetry collection!