Il s’agirait donc de ne pas penser qu’à ça.
Il s’agirait de ne pas se cramponner au genre.
Il s’agirait d’ouvrir le champ des possibles pour le genre sans décider à l’avance de quelles sortes de possibles il devrait s’agir.
Il s’agirait de ne plus être figé dans cet état de nervosité perméable et séduite, agenouillée, de qui voudrait, ce genre, le prendre, le comprendre, se l’approprier. Je viens de citer, en les détournant, quelques mots de Glas, de Jacques Derrida.
La question est difficile, il n’est pas possible d’écrire simplement à son sujet. La difficulté n’est pas gratuite, il ne s’agit pas d’être difficile pour être difficile. On ne peut pas mettre en question une certaine scène « genrée » sans en même temps mettre en question une certaine scène de lecture et d’évaluation, avec ses conforts et ses intérêts, ses stratégies et ses programmes, ses attentes et ses prescriptions. Il s’agit de déjouer l’oppression des thèses toujours d’avance prescrites sur l’une et l’autre scène. Judith Butler a raison d’affirmer que ce qu’on appelle le style est une affaire compliquée et qu’il n’est pas juste de penser que nous sommes devant cette affaire libres de choisir ce qui nous plaît en fonction de ce que nous croyons vouloir ou devoir dire. Les styles qui s’offrent à notre portée ne sont pas qu’affaire de choix. En outre, ajoute-t-elle, ni la grammaire, ni le style ne sont politiquement neutres. L’apprentissage des règles qui gouvernent le discours soi-disant intelligible, facilement, immédiatement compréhensible, est toujours déjà prescrit par le langage normalisé ou normé, et l’inintelligibilité est toujours le prix à payer pour y avoir obvié. Voyez Joyce, ou Mallarmé, ou Ezra Pound, ou T.S. Eliot, ou Rimbaud, ou Carlo Emilio Gadda, ou Lacan. Par exemple.
Il s’agit d’aggraver, en les contrant, un certain nombre d’a priori touchant aux limites et aux propriétés de chacun des genres et qui en restreignent le sens, et donc la recevabilité, aux notions essentialisantes de masculinité et de féminité auxquelles nous sommes habitués, toutes formulées, articulées, dictées, imposées, prescrites, à partir de la norme hétérosexuelle – c’est-à-dire à partir de la présupposition d’une immuable, incommensurable, intouchable « différence des sexes », philosophiquement, sociologiquement, psychanalytiquement légitimée. Or, ceux qui estiment nécessaire, urgent, vital, de remettre en question, ou à la question, ces soi-disant acquis intangibles, estiment du même coup tout aussi urgent, nécessaire, vital, de reformuler les théories s’occupant des questions du genre (et non la « théorie du genre », qui n’existe pas). Dans leur immense majorité, ceux qui l’ont fait (et qui continuent à le faire) s’appuyaient sur ce qui s’appelle en Amérique le post-structuralisme français. Or, rien de tel n’existe en France. Il n’y a qu’en Amérique que l’on croit à quelque chose comme un post-structuralisme unifié, pur, monolithique. Et il est important de faire remarquer que c’est à partir de cette croyance en un corpus théorique homogène que ces différentes approches théoriques ont migré dans le champ des études sur la sexualité et le « genre », de même que dans les études post-coloniales et raciales. Judith Butler dit qu’elles ont été transplantées (transplanted) dans le champ de la « théorie culturelle » (cultural theory). Ce qu’elle se propose de faire dans Gender Trouble (1990), c’est de tenter de déterminer si et comment des pratiques sexuelles « non normatives » (mais sans préciser en quoi ces pratiques consisteraient) peuvent remettre en question, inquiéter, la stabilité de la notion de genre en tant que catégorie d’analyse, et comment « certaines pratiques sexuelles » (là encore sans préciser lesquelles) peuvent nous contraindre à affronter la question de savoir ce qu’est une femme, ce qu’est un homme. Comment faire pour inventer une autre inscription dans l’histoire des genres masculin et féminin, un autre déplacement des lieux et des corps ? La moindre des choses, et qui est la plus difficile, serait de mettre en question les présupposés métaphysiques du système dominant que l’on veut déconstruire. Butler propose de « dénaturaliser » la notion de genre, ce qui ne pourra se faire, dit-elle, qu’à la condition de résister autant que possible à la violence normative autant du discours ordinaire que du discours académique. Repenser le possible, se demander ce qui rend un genre intelligible, examiner ses conditions de possibilité, déterminer quels sont les présupposés métaphysiques qui informent notre regard sur lui. Comment indécider le sexe, comment échapper aux grammaires d’arraisonnement qui sont partout, dans tous les registres, comment penser une différence qui serait rebelle à l’opposition ?
Peut-être faudrait-il reformuler, pour les rassembler, ces questions ainsi : qu’est-ce qui me fait être homme ou femme ? Et donc : qu’est-ce qui me fait faire l’homme ou la femme ? Et comment ? N’est-ce pas ce qui depuis toujours, depuis qu’il m’est arrivé de naître, ce que je cherche à savoir ? Même si je ne crois pas qu’il existe, en toute rigueur, de sexualité ou de genre pur. Ce que je cherche reste de toute façon bien loin, bien en deçà ou en dehors de ce que je fais ou dis, de ce que j’espère ou de ce dont je rêve, relié plutôt, relayé par tant de langues, d’idiomes, d’appareils linguistiques, moraux, conceptuels, idéologiques, politiques, etc., par tant de forces qui ne sont pas toujours cohérentes, de telle sorte qu’il m’est possible, peut-être nécessaire, de dire à la fois : je suis certes déterminé, dans tous les sens du terme, par ces pressions multiples, à tenter d’appartenir au genre, au type, à la place, à la fonction qui m’avaient d’emblée été assignés, mais je vis aussi ce rapport avec un intérêt souvent distrait, parfois un oubli plus ou moins profond, plus ou moins vrai, avec la certitude que ce que je m’efforce d’être de toute façon me dépasse. Le paradoxe avec lequel je dois toujours composer est que ce qui devrait aller de soi se passe aussi ailleurs, n’a pas lieu seulement là où je suis, et finit, comme on dit, par me mettre hors de moi.
C’est ainsi que je passe ma vie à essayer de me rejoindre, de me comprendre, de m’intégrer, de trouver ma cohérence. Je cherche ma destination, je me donne rendez-vous (donc ailleurs, je me propose d’aller voir ailleurs si j’y suis) et j’ai toujours peur de ne pouvoir m’y rendre, de le manquer, ce rendez-vous, et de me rater, je vis dans une compulsion inquiète qui ne cesse de raviver la peur du ratage. Cette peur constante, plus ou moins forte ou plus ou moins faible selon les temps et les circonstances de ma vie, entraîne parfois une sorte de démotivation ou de désinvestissement qui peut aller jusqu’à un état dépressif, voire mélancolique, et que je peux, sans toujours m’en rendre compte, cultiver. La conscience plus ou moins claire, plus ou moins aigüe d’un épuisement des possibles peut avoir un effet paradoxal : elle peut entraîner une régression à la position prescrite dont je cherche à m’affranchir et m’amener à renforcer ce qui m’aliène. Cette réaction puissante est puissamment soutenue par de vieux marchés hétérosexuels, de vieilles alliances, de vieilles combinaisons socio-politiques soutenues par ce qu’elles produisent : une conception binaire de l’identité, elle-même adossée à la certitude que la biologie, c’est le destin.
Le postulat de départ de Butler, dont l’ambition est de repenser ce qu’elle appelle les constructions ontologiques de l’identité, est qu’il n’existe aucun lien essentiel, aucune continuité naturelle entre le sexe et le genre. Autrement dit, le genre n’est pas relié au sexe par un lien de causalité, il n’en est pas une conséquence ou un effet, il n’en est pas l’expression. Il faudrait plutôt penser, poser comme prémisses, une discontinuité radicale, une coupure entre les corps sexués et les genres, culturellement construits. Mais les « corps sexués » sont-ils moins culturellement construits que les genres ? Mon « corps sexué » (un corps pourrait-il ne pas être sexué ?) peut-il être simplement compris, accepté, comme identité de référence, comme ce dont je devrais pouvoir disposer comme de mon bien le plus propre, ce que je devrais pouvoir garder à moi, intact et libre ? Mon « corps sexué » est-il quelque chose de proprement, rigoureusement identifiable ? Est-ce mon sexe qui identifie mon corps ?
Si je réponds oui, je risque de déchaîner la guerre des sexes – et de précipiter la fin de cette guerre par la victoire du sexe masculin. C’est-à-dire que j’assure la maîtrise phallocentrique, laquelle se pare toujours d’un appendice : un certain féminisme. Ce qui a pour conséquences politiques, d’une part qu’il ne serait aucun rapport à l’autre possible pour quiconque qui ne tienne compte du caractère sexuel ; et d’autre part que l’universalité des lois morales se modulerait et se limiterait selon les sexes, ces lois seraient nécessairement soumises à des conditions sexuelles. C’est pour contrer ces effets que l’on propose de désolidariser le genre du sexe.
Judith Butler rappelle qu’il s’agissait à l’origine de remettre en question (dispute) l’affirmation selon laquelle la-biologie-c’est-le-destin. Et la conséquence première de cette désolidarisation du genre et du sexe est d’invalider toute prétention à l’unité du sujet, puisque le genre est alors compris comme une ouverture à une espèce de polysémie sexuelle. Il se définit comme l’ensemble des significations culturelles (cultural meanings) que le corps sexué peut assumer – et ceci même dans l’hypothèse où serait maintenue une conception binaire de la différence des sexes : homme et masculin, dit-elle, peuvent tout aussi bien être référés à un corps femelle, et femme et féminin à un corps mâle. Nous avons donc affaire à un discours qui veut rendre recevable, au sens propre, une incohérence, ou une incommensurabilité, entre le sexe et le genre, entre le corps et le genre (à supposer que cette seconde dissociation ne soit pas identique à la première ; à supposer, donc, qu’un corps puisse ne pas être identifié à son sexe). Un discours qui rêve de mettre bas les armes, comme dit Derrida, qui rêve de multiplicités non codées par deux, comme dit Verena Andermatt Conley, qui voudrait éviter de parler depuis un bord déterminé, qui voudrait ne plus calculer, se défaire des règles d’une stratégie sans fin, éviter que le je d’un corps sexué prenne le dessus. Ce rêve, ce discours, cet espoir, sont-ils délirants ?
Judith Butler est une grande antisémite. Et elle me semble aussi « délirante » quand elle ne veut pas accepter que notre bureaucratie ne peut pas faire la différence dans les passeports et cetera entre toutes les versions possibles de notre sexualité …
En effet, c’est un peu surprenant de trouver un eloge dans ce journal a une personne pour qui Hamas represente « la resistance, » pour ne pas parler de son attaque aux femmes et aux feministes qui refusent d’etre reduites au silence par des hommes se pretendant femmes, des feministes qu’elle appelle « fascistes ».
“Ce rêve, ce discours, cet espoir, sont-ils délirants ?” Oui, ils sont délirants. Vous citez à plusieurs reprises Judith Butler—notamment, Gender Trouble (1990) publié il y a 35 ans. Entre temps, Butler a évolué : vous devriez écouter ses dernières interventions dans lesquelles elle a adopté le langage et la vision des activistes trans, selon lesquels on nait avec un sentiment qu’ils appellent « genre » qui peut être diffèrent des organes sexuels (ce que les docteurs américains appellent le « sexe assigné » d’une manière arbitraire). Autrement dit, selon les activistes trans que Butler soutient, le genre est inné et le sexe est une convention (ils ont carrément inverse le rapport). Le discours que vous tenez ici est très différent de ce que Judith Butler soutient aujourd’hui. Par ailleurs, selon la même Butler, vous êtes un fasciste, parce que vous l’appelez « elle », alors qu’elle a pris depuis quelques années les pronoms neutres « they/them » (désolée, je ne sais pas comment traduire cela en français, une langue clairement transphobe qui ne connait que le masculin et le féminin). Vous faites tant d’efforts pour nier le masculin et le féminin, et pourtant, vous finissez par nier la prétendue identité de Butler (en disant « elle », vous la mettez dans une case très genrée). Aux Etats-Unis personne ne publierait un article qui se réfèrerait à Butler par « elle » et celui qui le ferait serait dénoncé sur le champ en tant que fasciste. Ce n’est pas facile de déconstruire le genre, lorsqu’il faut suivre la grammaire, n’est-ce pas ? Mais il y a encore de l’espoir—vous pouvez réinventer la grammaire française, comme Butler le fait avec la grammaire anglaise, et appeler « fascistes » tous ceux qui résistent. Allez, encore un effort !