C’était à Strasbourg, au début des années 1970. J’allais de la rue de Reims à la rue René Descartes qui menait à la Faculté des Lettres où j’apprenais une langue nouvelle.
Je ne savais pas ce que j’y cherchais, sinon une passerelle, sinon une appartenance.
J’ai beaucoup aimé lire Kant. J’ai surtout aimé avec lui ne pas avoir tout à fait affaire à un discours de savoir, puisque ce discours se déterminait lui-même comme discursivité, c’est-à-dire comme opposé au savoir fermé du théoricien. J’ai aimé que le savoir rendu possible par la philosophie critique soit un savoir en lui-même partagé, entamé dans son concept même : savoir quelque chose, c’est nécessairement savoir que l’on sait quelque chose. Et ce que le savoir sait depuis Kant, c’est qu’il ne peut pas se savoir lui-même jusqu’au bout. C’est ainsi que l’objet de la Critique de la raison pure devient ce savoir qui quelque part se manque à lui-même. J’avais à peine plus de vingt ans. Je faisais part à mon analyste de mon excitation à cette lecture à laquelle m’introduisait Jean-Luc Nancy. Cette lecture m’était une promesse de liberté́, d’affranchissement, de séparation, d’autonomie. Il y avait dans la joie que je trouvais à lire ce philosophe pourtant éreintant un noyau incommunicable. C’est sans doute pourquoi je n’ai pas le souvenir que mon analyste y ait compris grand-chose.
Cette joie tenait à ce que Maurice Merleau-Ponty a magnifiquement mis en lumière : le discours philosophique tente de répondre à quelque chose de sauvage, de brut, d’égaré́. Et le philosophe est quelqu’un qui se voit ainsi dérobé́ de ce qu’il a à dire, privé de sa vérité́ et de toute vérité́. « Discours » veut dire : cours toujours brisé et non suivi, sans droit, illégitime, mal venu, de mauvais augure, sans loi, possible sans pouvoir, multiple et interrompu, lacunaire, marginal, rhapsodie, ressassant et dissocié de tout droit à être parlé.
Mais alors – quoi ? Non pas : à quoi la philosophie peut-elle servir ? Plutôt : que peut-elle, et comment, et où ? Elle se le demande depuis toujours. George Steiner abordait cette question au cours de l’un des derniers entretiens qu’il avait accordé́ peu avant de mourir. C’était avec Laure Adler, dans sa maison de Cambridge. Il évoquait Marx, sa lutte jusqu’à la fin de sa vie avec Hegel. Puis Aristote ; plus précisément l’avertissement qu’il adressait aux philosophes : si vous restez à la maison, si vous ne sortez pas de chez vous, si vous n’allez pas voir ce qui a lieu dehors, dans la cité, leur disait-il, les bandits prendront le pouvoir. C’est une vieille question, à laquelle Althusser accorda la plus grande attention : comment poser la question du politique dans la philosophie, dans toute sa radicalité́ ? Il faut demander au nom de qui ou de quoi la philosophie peut s’arroger le droit de tout dominer, pourquoi elle est capable de tracer sa propre clôture de telle sorte que nous soyons rabattus sur elle pour nous interroger sur Marx. Quelle relation y a-t-il dans la philosophie entre le savoir et le pouvoir politique ? Jusqu’à quel point le pouvoir que donne le savoir est-il total, radical, totalitaire ? De quel droit la philosophie s’arroge-t-elle un pouvoir totalitaire de telle sorte qu’elle interdise à l’avance que l’on puisse sortir d’elle ? Qu’est-ce qui dans le théorique autorise le pouvoir ?
Il ne s’agit pas de demander, par exemple, si les professeurs de philosophie doivent gouverner. Il s’agit de se demander si et comment le savoir, fût-il détenu par des non-philosophes, n’est pas le pouvoir absolu. Que représente, par exemple, dans la société capitaliste, le morcellement du savoir ? Que représente la délégation volontaire du savoir à certains afin qu’ils exercent le pouvoir ? Il s’agit, autrement dit, de retourner le savoir contre lui-même pour lui demander des comptes sur son appétit de pouvoir, sur le secret qu’il garde toujours quant à lui-même, sur le mystère, dirait Marx, dont il s’entoure toujours lui-même. Sur les formes quasi-religieuses que prend le savoir pour interdire qu’on s’interroge sur lui, et donc pour préserver ses chances de pouvoir absolu.
Ces questions ne sont évidemment pas sans pertinence eu égard au fonctionnement des Sociétés psychanalytiques.
Comment peut-on encore citer Marx dont les sophismes ont été démontés depuis 200 ans, et dont la mise-en-oeuvre a débouché sur des charniers génocidaires et des despotismes invraisemblables ? Marx raconte n’importe quoi sur la valeur-travail, la plus-value, la baisse du taux-de-profit, etc. Sans parler de son matérialisme historique qui repose sur des bases philosophiques fallacieuses. Bref, comment faire encore passer de personnage pour un penseur digne d’intérêt et de crédit ?