Quelle part d’intime met-on dans ses livres ? En refermant Orléans, nouveau roman de Yann Moix, on ne peut s’empêcher de s’interroger. Voilà un livre singulier. Du Moix tout craché mais aussi et surtout du Moix inédit. Certainement l’opus le plus personnel de l’écrivain, le plus poignant, le plus puissant. Un livre immense. L’auteur y raconte son enfance. De l’âge de trois ans jusqu’après le baccalauréat, un véritable cauchemar éveillé. Une agonie de coups, d’humiliations, de vexations qui marqueront durablement leur victime en la laissant sanguinolente et hébétée… On est sonné par tant de violence, impressionné par cette plume qui restitue les coups autant que l’état d’esprit de celui qui les reçoit. Et l’on ne saurait ressortir indemne d’une telle lecture. Car même refermé et posé sur un coin de la table de nuit, Orléans poursuit. Il y aura, à coups sûr, un avant et après Orléans tant ce livre dit tout, tant il raconte, explique et met à jour tout ce qu’il faut savoir sur la construction d’un homme, puis son annihilation, par ses géniteurs. «Et je me promis qu’un jour, quand je saurais écrire la vérité dans sa simplicité nue, je la dirais dans un roman d’humiliation comme il existe des romans d’initiation» résume l’auteur en quatrième de couverture. Tout est résumé en une formule qui fait mouche.
Yann Moix est né et mort à Orléans. Celui que vous apercevez sur les plateaux télé, dans ses documentaires, ou bien encore caméra au poing est un autre homme. Un ressuscité. Moix est un témoignage d’après la catastrophe de l’enfance… Il est né deux fois. Sa seconde naissance se déroule sous le feu des projecteurs, à Saint-Germain-des-Prés, sous l’égide de Grasset. Le petit orléanais trouve enfin un terrain de jeu à la hauteur de son talent et quelques distingués protecteurs. «Mes vrais pères sont André Gide et Jean-Claude Fasquelle» lâchait-t-il récemment dans L’Express. Ses géniteurs ne semblent être que des bourreaux.
Orléans, revenons-y, interroge profondément. Comment, dans la tranquillité d’une ville de province, la barbarie parentale peut-elle sévir avec cette effrayante constance ? Le calvaire a ses mystères… Aux yeux du lecteur, l’enfance du narrateur apparaîtra comme profondément injuste. Aux yeux de Moix, Orléans est une prison. Pire que cela même : un tombeau. Pour la première fois, l’auteur raconte «l’obscurité ininterrompue de l’enfance». Il procède en deux grandes parties, distingue le «dedans» du «dehors», où les mêmes années – maternelle, cours préparatoire, collège, lycée puis prépa – sont revisitées en autant de brefs chapitres. Comme souvent chez Moix, le talent fuse : il fait resurgir du fond de la mémoire une époque sombre et sa ribambelle d’impressions et de souvenirs. «Dedans» raconte un monde intérieur angoissant, un piège qui se déploie entre les murs du foyer. Le lieu de la peur, des corrections injustes, des tabassages en règle. Au rythme des coups de poings, des coups de pieds, des punitions infligées à grand renfort de rallonge électrique, on fait alors corps avec le narrateur. On souffre avec lui. Peu à peu, l’impensable se produit : on se met à intégrer le mode de réflexion bestial et impartial de ses géniteurs. Chaque nouveau chapitre fait alors l’effet d’une torgnole. On lit avec la boule au ventre… Au «dedans» succède le «dehors». On trouve dans cette seconde partie l’évocation précise de l’univers scolaire, des relations avec les camarades et des premiers émois amoureux. Une oscillation entre la découverte enfantine, les évocations romantiques, sexuelles et la crainte du retour au domicile familial. Le récipiendaire du Renaudot réussit alors quelque chose d’effarant : il entremêle poésie et terreur, transforme son martyr infantile en pages empreintes d’une véritable beauté.
Yann Moix, que je côtoie depuis dix ans déjà, est un être complexe. A la fois exégète de Ponge, de Guitry et de Péguy et bon client des médias. A l’aise chez Ardisson, chez Laure Adler, comme chez Hanouna. Tour à tour ami fidèle, soutien fervent et coutumier des colères dévastatrices. Un jour, un Moix ; il n’y a pas vraiment de règle. Seule certitude : il existe chez cet homme un talent hors-normes cohabitant avec un passé dont il ne peut véritablement se passer. Un indépassable passé, pourrait-on dire en imitant son mode de pensée. Dans l’œuvre de Moix, Orléans devrait constituer un tournant. Rarement, l’auteur a voisiné avec l’expression ultime de sa vérité, avec une telle justesse et une si poignante sincérité. A ce titre, Orléans, n’est pas un simple roman. C’est un témoignage précieux livrant toutes les clefs nécessaires pour comprendre l’homme derrière le littérateur. C’est de la littérature qui vous arrache à votre élément. Un summum moixien…
Je ne m’interposerai pas entre un fils et son père, soucieux d’empêcher coûte que coûte le parricide ou l’infanticide qu’une courageuse confrontation nous épargnerait. J’hésite donc à mettre mon grain de sel là où je ne souffrirais pas qu’on s’autorise à pénétrer en supposant que, par mon descellement, j’aurais abandonné tous mes droits au lecteur. Aussi, que Yann Moix me pardonne cette brève intrusion, mais la façon dont son géniteur utilise son droit de riposte à la riposte qui l’atteint ne me laissera pas de marbre. Quand ce dernier, après avoir convenu que sa manière d’éduquer son fils avait été stricte, cherche à bénéficier de ses origines catalanes comme de circonstances atténuantes, on lui accorde de se défendre, même si l’on préférerait qu’il utilise son droit le plus strict en clôture plutôt qu’en ouverture de plaidoirie. Quand, voulant contester les accusations portées par son fils relativement au fait qu’il l’aurait forcé à manger ses excréments, il transfère le cerveau de l’écrivain vers le département de psychiatrie d’un hôpital en flammes au fin fond duquel son flot de paroles, par une curieuse aubaine, se tarirait, on se dit que conseiller à son propre enfant d’aller s’allonger sur le divan d’un psychanalyste aurait peut-être suffi, mais il n’est pas impossible que la psychanalyse génère trop de panique chez l’homme dont elle requiert l’esprit de responsabilité ainsi qu’une participation active d’un bout à l’autre de son processus. Enfin, cette formule définitive et néanmoins frappée du sceau de l’indécision : « Prétendre cela relève de la psychiatrie, ce n’est pas possible ! » Le genre de mots que l’on bégaie les yeux dans le vague. Les premiers mots qui giclent dans la phase de déni. « Ce n’est pas possible ! » Les mots d’un amnésique à qui l’on vient de balancer un épisode biographique peu glorieux, dur à avaler. « Non ! je ne peux pas avoir fait ça… Hein ? Je n’ai pas fait ça, quand même, ce n’est pas possible ! Dis-moi que je n’ai pas fait ça ! »
J’ai beaucoup apprécié votre critique… Comme personne ou presque ne s’intéresse au style (ce qui constitue, à mon sens, le véritable intérêt de la littérature…) vous pointez avec beaucoup de talent cette recherche de la « vérité de l’homme » qu poursuit Yann MOIX depuis la parution de son premier livre…Il fait partie de la race des derniers grands écrivains (peut-être avec Michel HOUELLEBEC);;;;Tout le reste est sans importance..
J’ai hâte de lire ce nouveau roman.
Les coups et les brimades physiques et psychologiques ont déjà été bien abordés dans certains de ses précédents romans. Je pense notamment à l’excellent « Naissance » où il décrit de façon burlesque et pathétique le parcours de parents qui apprennent à « bien » faire souffrir leurs enfants.
L’enfance détermine toute vie adulte. Chez Yann Moix, plus que chez un autre, l’enfance a totalement bouleversé le futur adulte qu’il est devenu. Peut-être (sans doute) que ces malheurs lui ont donné la force de devenir ce qu’il est aujourd’hui : l’un des plus grands écrivains français contemporains.