A l’ère d’Instagram et de Youtube, on peut devenir une dissidente en quelques clics ! En 2014, Reihane Taravati devient ainsi une figure de la contestation féminine en Iran et dans le monde entier en postant sur les réseaux sociaux une vidéo tournée à Téhéran dans laquelle, sans voile et accompagnée par des amis vêtus à l’occidentale, elle danse sur le tube pop de Pharrell Williams, «Happy». Un clip qui a provoqué la fureur des autorités religieuses… Arrêtée et condamnée, elle a vécu sous la menace d’une peine de prison et de 91 coups de fouet. À 28 ans, la jeune femme exerce désormais son métier de photographe dans la capitale iranienne pour des marques de mode. Invitée des dernières Assises Internationales du Roman à Lyon (AIR 2019), la dissidente raconte à La Règle du jeu son parcours, ses engagements et ses démêlés avec la «Police de la Vertu» à Téhéran… Entretien.
Pris en étau entre hyper conservatisme religieux et volonté farouche d’émancipation, le quotidien de la jeunesse iranienne fait l’objet de nombreux fantasmes. Qu’en est-il vraiment ? Comment vit-on, concrètement, quand on a 25 ans à Téhéran ?
Eh bien, je dirais que la jeunesse iranienne essaie de vivre comme partout ailleurs. Il y a un certain élan de vie, un certain optimisme malgré le contexte parfois pesant. Comme partout, nous utilisons les réseaux sociaux, Instagram en particulier, et nous avons peu ou prou les mêmes idoles que la jeunesse française. Il me semble que les jeunes iraniens essaient de toutes leurs forces d’être comme les autres…
Proportionnellement, il y a beaucoup plus d’utilisateurs d’Instagram en Iran qu’en France. Comment expliquez-vous que dans une société aussi corsetée que celle dans laquelle vous évoluez les réseaux sociaux aient pris une telle importance ?
Il est vrai que l’influence des réseaux sociaux et leur utilisation est gigantesque en Iran. Il faut comprendre quelque chose : quand vous êtes face à tant de limitations dans votre pays, les réseaux sociaux deviennent votre unique moyen d’expression, la seule manière de dire ce que vous voulez. C’est également un moyen de se confronter à l’actualité, à la vie réelle. Car vous savez, en Iran, personne ou presque ne regarde la télévision d’État… La population s’informe donc par d’autres biais, elle suit l’actualité via Instagram et l’application Telegram qui est très populaire chez nous. La vie quotidienne s’articule ainsi autour des réseaux sociaux. Ces derniers sont devenus omniprésents : ils servent autant à lire, à se divertir qu’à consommer, à tel point que les iraniens croient beaucoup plus en ces nouveaux moyens de communication qu’en d’autres canaux plus installés…
Les réseaux sociaux seraient donc devenus un nouvel espace de liberté ?
C’est un espace où l’on peut être soi-même ! Tout simplement libres ! On n’a pas besoin de porter le voile sur nos comptes Instagram. Bien évidemment, le gouvernement nous l’impose mais il y a d’une certaine manière ce que les lois nous imposent et, dans les faits, le comportement populaire. Tellement de femmes s’émancipent de la règle…
Vous définissez-vous comme féministe ?
Oui !
(après un silence) En Iran, le pouvoir est parfois tellement conservateur que tout ce qui émerge dans la société civile est jugé offensant. De fait, le chemin qu’il reste à parcourir est immense.
Comment décide-t-on de ne pas revêtir, sur les réseaux, le voile que l’on porte bon gré, mal gré, dans la vie réelle ?
C’est une décision à prendre, un choix personnel qui n’est pas sans risques. Ou bien l’on poste des photos de soi sans le voile, ou bien l’on préfère jouer la sécurité et se plier à la règle. Beaucoup de gens prennent aujourd’hui ce risque. Vous devez comprendre ceci : quand vous vivez en Iran, vous avez en quelque sorte deux vies : la première est souterraine et se mène à l’abri des regards. La seconde est publique, elle est conforme à l’image que le pays souhaite renvoyer à l’international. Pourtant, en Iran, on fait la fête, on boit, on fait toutes ces choses qui semblent normales mais qui demeurent pourtant «underground».
Revenons quelques années en arrière. Pourriez-vous nous raconter votre mésaventure avec la justice iranienne, le tournage de la vidéo «Happy, we are from Tehran» et les complications qui suivirent sa mise en ligne ?
Fin 2013, l’artiste Pharrell Williams met en ligne le clip de sa chanson «Happy» qui deviendra un tube planétaire. Face à l’engouement suscité par la chanson, le chanteur lance un concours et invite ses fans du monde entier à reproduire la chorégraphie du clip. Avec mes amis, nous décidons de suivre le mouvement et de tourner une petite vidéo ludique intitulée «Happy, we are from Tehran» car personne ne l’avait fait dans notre pays jusqu’alors. La date de clôture du concours venait tout juste de se terminer mais nous croisions les doigts pour Pharrell voit la vidéo et nous sélectionne. D’une certaine manière, on peut dire que le rêve s’est réalisé… (rires)
A cette époque vous aviez 24 ans, c’est bien cela ?
Oui, c’est exact. Notre objectif était de montrer un autre visage de l’Iran, loin de l’image propagée dans les médias internationaux. Nous voulions montrer que nous suivions les mêmes modes, les mêmes élans que la jeunesse partout ailleurs. Il s’agissait de démonter certains clichés, de montrer comment nous sommes vraiment habillés et de quelle manière nous nous amusons. Mieux nous faire connaître, en un sens.
Que s’est-il passé après la mise en ligne de la vidéo ?
Après avoir publié cette vidéo, mes amis et moi avons été arrêtés par la police et envoyés en prison pendant quatre jours. Au tribunal, notre peine initiale (6 mois à 1 an de prison avec sursis et 91 coups de fouet) a finalement été suspendue car nous avons fait «amende honorable». On nous a prévenu que si nous recommencions à nous filmer de la sorte, nous irions six mois en prison…
A ce moment précis, avez-vous ressenti de la fierté ?
Oui, j’étais fière ! (sourires) Vous savez, quand on vous arrête il y a de l’angoisse bien évidemment. Vous ignorez ce qui va se passer pour vous, vous n’avez aucune idée de l’endroit où l’on vous emmène… Mais ensuite, oui, il y a eu de la fierté.
A ce moment-là, avez-vous pensé à quitter l’Iran ?
Non, pas vraiment… J’aime profondément mon pays. Je veux continuer à y vivre, à y travailler. J’y ai toutes mes relations, mes amis, mon réseau. Je veux, bien sûr, voyager, voir le monde et être libre de le faire mais toujours revenir chez moi. Il y a eu un moment, certes, où la tentation m’a effleurée. Je me demandais si tout pouvait redevenir comme avant, si la vie ne deviendrait pas impossible. Et puis je suis restée, c’était ma décision. C’est toujours mieux de rester et de tenter de faire de son pays un endroit meilleur, de s’atteler à cette tâche de l’intérieur.
Avez-vous été surprise de l’engouement planétaire suscité par votre cas ?
Oui, vraiment beaucoup. Et à vrai dire, je n’en avais pas la moindre conscience avant que ma mère, qui est venue me visiter en prison, m’informe que toutes les chaînes d’info reprenaient alors la nouvelle en boucle. Ca prenait des proportions énormes. Pharrell, en personne, a d’ailleurs tweeté un message de soutien. C’était réconfortant et exaltant.
Pensez-vous que la pression de la communauté internationale a permis une libération plus rapide ?
Oui évidemment. Il y a eu une telle pression qu’ils devaient nous libérer… Ca nous a beaucoup aidé, c’est indéniable. Et ce n’est pas un cas isolé : les mobilisations, quand elles deviennent si médiatiques, se révèlent d’un grand soutien.
Cela nous amène au cas récent de Maedeh Hojabri [l’été dernier, pour avoir eu l’outrecuidance de danser face caméra, sans voile et sur de la musique pop occidentale, Maedeh Hojabri, 18 ans, a été envoyée en prison, ndla], vous avez récemment pris position en sa faveur…
Tout à fait. J’étais vraiment désolée d’apprendre ce qui lui était arrivé. Elle est comme nous à l’époque, très jeune, elle cherchait simplement à s’exprimer. Elle était en train de danser, elle était gracieuse. Je voulais faire quelque chose. Je voulais exprimer un message de liberté, raconter que cette émancipation-là, ils ne pourraient pas la stopper. On pourra m’arrêter moi, envoyer Maedeh en prison mais cela n’éteindra pas pour autant le désir de liberté pour les générations à venir.
Si c’était à refaire, vous referiez les choses de la même façon ?
Bien sûr ! Je le referai encore… Et encore ! (rires) Nous sommes fiers de nous ! Nous avons initié un mouvement en Iran. Nous avons prouvé que nous avions le droit de danser, d’être heureux et de le montrer au grand jour. Maedeh et d’autres jeunes nous ont emboité le pas.