En Tchétchénie, il n’existe aucun mot pour dire l’homosexualité dans la langue locale, seulement quelques périphrases habiles ou bien des insultes minables importées du russe ou de l’anglais. Cette absence de vocable arrange tout le monde : en ne nommant pas les choses, on élude les attirances, on tait les aventures, on efface les vies pourtant bien concrètes de ces couples existant en dehors du (droit) chemin recommandé par la coutume… Les tchétchènes ont fait de cet effacement volontaire une affaire de principe.

Pour beaucoup, l’homosexualité constituerait en effet un vice occidental, une perversité de l’Ouest, à l’image de cette curieuse Gay Pride dont filtrent parfois quelques images au journal télévisé. A l’écran, «des hommes couleur de ciel» dansent sur des chars, raconte le présentateur. Et l’on devine aisément le scandale ! De peur que le «virus» se propage, à Grozny, au sein de chaque famille, on chasse scrupuleusement ceux qui pourraient être tentés par une telle dégénérescence morale… «Traqués, frappés, torturés à l’électricité, voire parfois battus à mort, plus de deux cents gays ou supposés tels, âgés de 16 à 50 ans, ont ainsi été emprisonnés illégalement au cours des dernières années» rapporte le Novaïa Gazeta. Les récits font froid dans le dos. Dans ce domaine, la guerre face à la puissance russe a renforcé des attitudes et malheureusement creusé quelques travers… Puisque Vladimir Poutine avait promis de poursuivre les combattants tchétchènes jusque dans leurs chiottes, les autochtones se sont, par effet miroir, enfoncés dans un schéma mêlant force physique, rigidité psychologique et intransigeance des valeurs. Une question de fierté, de survie, et peu importent les dommages collatéraux… Car, dans ce contexte, comment tenir lorsqu’il faut constamment cacher son identité de peur d’être mis au ban de la société ? Il n’existe qu’une solution : partir. Tout quitter. Voilà le point de départ Des hommes couleur de ciel,poignant second roman d’Anaïs Llobet, publié aux éditions de l’Observatoire. Ex-correspondante à Moscou pour l’AFP, Llobet a ici utilisé toute sa connaissance du contexte russe pour déployer un récit à tiroirs, racontant à la fois la Tchétchénie meurtrie, la rude émigration de ses enfants vers l’Europe, le fardeau des origines et l’actualité du poison terroriste islamiste. Il en résulte un livre maîtrisé, complexe dans les sentiments qu’il exprime et qui ne se vautre jamais dans les jugements trop mièvres. Il y a chez Llobet, déjà auteure du très réussi Les mains lâchées (Plon, 2016), roman noué autour des conséquences dramatiques du typhon qui détruisit les Philippines en 2013, un langage de vérité racontant le monde tel qu’il est, sans faux-semblants ni happy-end. Tout commence ainsi lorsque Oumar, jeune Tchétchène réfugié à La Haye, passe son baccalauréat, boit des vodka-orange et embrasse des garçons dans l’obscurité des clubs. En quête de renaissance, Oumar, qui se fait appeler Adam, jouit prudemment de sa liberté nouvelle. Une fois son diplôme en poche, ce dernier murit de grands projets, rêve de devenir cinéaste ou bien ministre, s’intègre du mieux qu’il peut dans un pays qui l’accueille tant bien que mal. Malgré la douceur de vive à la hollandaise, il demeure prudent, se cache encore. L’arrivée de son frère Kirem venu le rejoindre n’augure rien de bon. Kirem est un écorché vif au passé trouble lancé dans une gigantesque quête de pureté. D’expérience, on sait qu’il faut se méfier de ces profils en quête d’absolu… C’est en effet par une journée de juin que l’équilibre précaire s’effondre. Les destins, soudain, basculent. Oumar-Adam se trouve mêlé à l’impensable, au pire, qui advient dans son ancien lycée comme du temps de son enfance volée à Grozny. Un terrible attentat a été commis dans l’enceinte de l’établissement scolaire par un élève tchétchène. Commence alors, à travers la ville, plusieurs semaines en apnée. Une gigantesque remise en question, une enquête à la fois intime et collective exposant les failles d’un système et les cicatrices des deux frères en exil.
Voilà une histoire d’intégration et de désintégration. Deux trajectoires qui finiront par se rejoindre. Voilà de la littérature terriblement efficace. Une façon d’écrire le réel.


Des hommes couleur de ciel, d’Anaïs Llobet. Éditions de l’Observatoire, 224 pages, 17 €

2 Commentaires

  1. Au très prudent — ça c’est la base — et déjà si sceptique monsieur Prouteau, qui se demande quel rapport il peut bien y avoir entre le terrorisme et Brioche Dorée, on conseillera de se pencher sur le lit d’hôpital des enfants amputés ou, s’il en a le courage, sur la table de légiste où furent conduits leurs petits camarades suite au départ des poseuses de bombes de Iaacef Saâdi.

  2. Au moment de quitter ses fonctions, le premier premier flic de France du Nouveau Monde mettait les pieds dans le plat, avec cet air qui le caractérise d’en avoir toujours gros sur la patate, se dépêchant de dire, avant de raccrocher le costume de l’inspecteur Gérard Columbo qu’il n’était déjà plus, ce qu’un ministre solidaire de son gouvernement est censé taire, dût-il en imploser de malaise, à savoir que le vivre côte à côte ne pouvait que déboucher sur le vivre face-à-face, en clair : qu’un communautarisme sécessionniste aux entournures, c’est le genre de truc qui pue la guerre CIVILisationnellE. Il semble que le maire de Lyon ait été pris au mot.