«Yann Moix est écrivain», lit-on sur la quatrième de couverture de Dehors. Jamais définition n’a été plus juste, plus justement «calée» dans une perspective littéraire. La même définition apparaissait déjà en quatrième de Terreur, texte paru, lui, sous la couverture bleue de Grasset, celle réservée plutôt aux essais. Dehors est un texte publié dans «la jaune» de la maison d’édition de la rue des Saints-Pères. Mais la couleur importe peu au genre. Ce qui importe, c’est de lire un écrivain.

Quand on lit Dehors, on est dans un texte littéraire. Et non seulement un texte littéraire, mais un texte important de la littérature contemporaine. Pourtant, Dehors est un texte, aussi, d’urgence : la réponse parfaitement circonstanciée, rédigée en un mois et demi, à la mise en cause personnelle de l’auteur par le Président de la République. Et le constat de la situation particulière de Calais, le lieu des «migrants». Dehors «raconte» la France de 2018, et l’Europe du XXIème siècle.

Littérature ? Le mot pourrait sembler blessant, ou incongru. Car ce qui se joue à Calais c’est la définition même de l’humanité, ou de l’Humanité. Qu’est-ce qu’être humain ? Être reconnu en tant que tel – la moindre des choses. Pas si simple. Si l’on s’extasie devant la migration des grues et des oies sauvages, on tremble devant l’arrivée des «migrants». Moix fouille le terme, et le rejette. Non, les humains entassés à Calais ne migrent pas, ces humains-là sont des exilés. La migration est une perspective, l’exil est une malédiction. Les premières pages de Dehors, exemplaires dans le ton et la teneur, épousent un balancement rhétorique d’arguments :

«Celui qui “migre” ne fait que s’en aller d’un lieu pour parvenir à un autre, il se déplace, il se translate. Le “migrant” change de résidence. Il déménage.

[…]

L’exil, monsieur le Président, n’est pas un déplacement. C’est un bannissement. L’exil n’est pas un changement, c’est un bouleversement. L’exil n’est pas une translation, c’est une révolution.»

Les mots ont un sens. Et, dans le cas de «migrant» et d’ «exilé», un sens humain dont les fondements sont la vie et la mort. Fondements, oui. Car les exilés de la Méditerranée, ballotés de Charybde en Scylla comme le fut Ulysse, renvoient aussi l’image d’Enée parti de Troie, échoué à Carthage, puis explorant les Enfers avant de fonder Rome, la Rome-même du traité qui porte son nom, et qui signe l’avènement de l’Europe. La Méditerranée, cimetière à ciel ouvert, à mer ouverte, est aujourd’hui la honte de l’Europe, bassin de base civilisationnelle et actualité de barbarie. La littérature, elle, n’a pas la mémoire courte. La politique, oui.

Qu’est-ce qu’être humain ? C’est aussi, tout simplement, tout évidemment, porter secours à l’autre. Comprendre la souffrance et s’employer à la soulager, un peu. C’est ce que font des associations, des particuliers, des élus. Qui, parce qu’ils tendent la main à l’exilé, sont poursuivis, sur la base de textes de lois qui considèrent que la solidarité est un délit. Yann Moix nomme les exilés, et les humains qui aident les exilés. Parce que des centaines d’hommes, et des centaines de femmes, ça ne dit rien de l’individualité de chaque être humain. Nommer les exilés, c’est lutter contre l’idée de la «horde», indifférenciée. Et nommer les personnes qui aident, c’est rendre justice aux Justes.

Yann Moix analyse un discours présidentiel tenu dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le 26 septembre 2017, et dont le thème était «Initiative pour l’Europe – une Europe souveraine, unie, démocratique» :

«Dans cette terne envolée, vous sortez les grands mots comme jadis, le dimanche, on sortait le haut-de-forme. Dès la première minute, les mots “histoire”, “identité”, “horizon”, “avenir” jaillissent de votre bouche comme, sur le parvis du Centre Beaubourg, les flammes du cracheur de feu torse nu qui se gargarise d’essence à briquet.»

Qu’est-ce que l’Europe ? Une entité mentale basée sur l’union des peuples ? On peut en douter au quotidien… Moix, avec fermeté et rigueur, démonte un par un les arguments du discours présidentiel. L’Europe dont il est question à la Sorbonne ne porte aucune idée d’avenir, ni même d’actualité. L’Europe, affirme Moix, s’est bâtie non pas pour que les horreurs de la seconde guerre mondiale ne se reproduisent pas – elles ne se reproduiront pas, elles ont déjà eu lieu ! – mais pour anticiper sur le XXIème siècle. Or, du XXIème, dans les discours officiels, il n’est jamais question. Le discours politique a toujours, toujours, des années de retard, et refuse le constat immédiat. L’image du saltimbanque sur le parvis de Beaubourg, Moix la reprend un peu plus loin, plus durement encore :

«L’Europe dont vous vous gargarisez, le torse dénudé, sur le parvis du Centre Beaubourg, crachant son nom vers le ciel avant de vous essuyer la bouche à l’aide d’un chiffon trempé de térébenthine, n’existe pas. L’Europe que je connais, monsieur le Président, et que connaissent Alexander, Erythréen de dix-huit ans, et Shahab, Afghan de vingt-quatre ans, n’est pas belle et forte : elle est laide et retorse.»

Dehors est annoncé, en bandeau sur la couverture jaune, comme une «lettre ouverte au Président de la République» – dont Yann Moix subodore, dans son texte, qu’elle ne sera pas lue par le destinataire. On peut raisonnablement penser le contraire. Les allusions à Gide – le Président de la République se dit gidien – et à Bernanos sont succulentes. Cette «lettre ouverte» s’inscrit dans le droit fil d’une œuvre impeccable dans l’appréhension du monde. On n’est pas, ici, dans le pamphlet ni dans le cri, la vocifération. On est, ici, «dans Dehors» – et cette formulation n’est oxymorique qu’en apparence – face à un texte qui dit l’actualité vive et interroge la notion-même d’humanité, ou d’Humanité (cf. le chapitre commençant à la page 275, qui s’ouvre sur ces mots : «Je sais, monsieur le Président, que vous être un humaniste.»)

Dehors n’interroge pas l’Europe et ses frontières. Yann Moix n’est pas dans l’interrogation, mais dans le constat brûlant. Le discours officiel d’accueil et de bienveillance est en contradiction avec la réalité des actes. Le déplacement de la frontière britannique induit la situation particulière de Calais : la France reçoit de larges subsides du Royaume Uni pour empêcher les exilés d’aller aux bout de leur exil, l’Angleterre, dont ils rêvent. Les forces de l’ordre obéissent à des ordres qui vont à l’encontre de leur mission. Quelques entreprises tirent profit de la construction de hauts murs, ou de la vente de drones pour surveiller l’entrée du tunnel sous la Manche. Yann Moix ne se cantonne pas à Calais, il explore d’autres frontières, celle entre l’Italie et la France, par exemple. Mais, toujours, il montre, pointe, l’incohérence des discours officiels par rapport aux actes. Dehors est un texte engagé, un texte politique et un texte humaniste.


Yann Moix, Dehors, éd. Grasset, juin 2018, 364 pages.

3 Commentaires

  1. Pour les grands égos parmi la Gauche, les étrangers démunis venant des « failed states » musulmans sont toujours des victimes; c’est ce qu’on nomme ici en Suède, où j’habite, « le racisme inversé ». Ce racisme « bénévolant » regarde ces gens comme des enfants qui n’ont pas de responsibilité et doivent être interprêtés, guidés et protégés par nous Occidentaux, les grands villains qui les ont fait fuir leurs pays détruits par nos livraisons d’armes et notre colonisation etc. En un mot, c’est nous les Occidentaux qui sont la cause et la source de toute leur misère – une attitude qui ressemble à une sorte de mégalomanie de l’Ouest.

    Mais nous les Occidetaux n’ont pas inventés le Coran, dont la règne à plongé ces « failed states » dans la barbarie. Et les gens qui migrent à la recherche d’une meilleure vie ont, eux aussi, les cervaux lavés par le Coran, ce qui fait les migrants de ces pays barbares difficiles à adapter aux moeurs de nos pays ouverts et liberales. C’est cela la grande difficulté, et elle ne disparaîtra pas par notre « mea culpa » vraiment grandiose …

  2. Je finis à l’instant ce livre de Monsieur Moix.
    Quand l’intelligence, la beauté (littéraire) et le courage rédime notre dignité.