Dans l’imagerie populaire, les migrants sont d’abord des corps. Des corps souvent morts, entassés lorsqu’ils périssent noyés en Méditerranée, gelés dans les montagnes italiennes, desséchés et brulés par le soleil dans l’immensité du désert libyen. Lorsqu’ils sont en vie, les migrants marchent vite, longtemps, jouent à cache-cache avec les autorités, tentent de monter dans des camions pour que la police ne les rattrape plus, pour se donner les moyens d’atteindre enfin leur but européen : l’Allemagne, l’Angleterre. Ailleurs. Eux croient dur comme fer aux États, aux nations, aux ensembles supranationaux et à toutes ces entités un peu démodées qui se fixent des buts grandioses (l’Etat-providence, l’éducation, le bonheur de leurs citoyens…). Désormais, qu’on le veuille ou non, les réfugiés sont là. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Et surtout : qu’ont-ils à nous dire ces hommes, ces femmes et ces enfants qui appliquent à la lettre le slogan présidentiel, «en marche» ? Pour le comprendre, Yann Moix s’est décidé à les filmer. Caméra au poing, l’écrivain est allé à Calais, à la rencontre de ces hommes-ombres, de ces humains de passage. Sur le terrain, de ses propres yeux, dans un documentaire sobre, puissant, dépouillé, l’écrivain témoigne de l’attitude souvent lamentable de l’Etat français face aux exilés. Le résultat ? Cinquante minutes de visionnage en apnée.

Hauts-de-France. Grisaille. France paniquée.

A Calais, le vainqueur du Renaudot savait-il seulement ce qui l’attendait ? Pas sûr… Il s’est retrouvé immergé dans une jungle urbaine. Un territoire ravagé dont on n’a pas idée, des autochtones qui pourraient régler les problèmes «comme en Algérie, à la mitraillette». Simplement armé de sa petite caméra, Moix a tout filmé : la puissance publique brutale et démissionnaire, les ONG à l’influence limitée, la population locale dépassée.

Calais. Impression de submersion. Une population déclassée se voit malgré-elle saturée de plus pauvres qu’elle, «des gens qui n’ont pas où dormir, n’ont rien à manger, pas d’endroit où faire leurs besoins, rien». Calais. Une partie du déshonneur de la France se joue ici puisque la France ne sait pas, ne veut pas accueillir ses migrants. Pour résoudre le problème, il faudrait le saisir à bras-le-corps. Il faudrait un véritable plan d’action. Des moyens. Et peut-être, c’est une idée, considérer enfin les migrants comme des êtres humains… Sans compromis, sous la neige, la pluie, le soleil, par tous les temps et en toute saison, Yann Moix montre la vie de ces «apatrides de l’espace et du temps». Sans idolâtrer la figure de l’immigré. Sans minorer les problèmes soulevés par la présence massive d’une population dont le transit s’éternise…

Scène 1. Ca tourne. Pour donner la parole aux exilés, Moix commence par filmer leurs pieds tandis qu’il s’adresse – comme personne ne le fait jamais – à leurs cerveaux. L’impensable se produit alors. Les migrants parlent de l’œuvre d’Albert Camus, de l’actualité révolutionnaire des textes Victor Hugo. On a tellement d’apriori que l’on est surpris… Tout cela, cette mise-en-scène du réel criante de vérité, suffirait franchement à créer une scène puissante. Mais déjà, au loin, on entend des pneus qui crissent. Le bruit perturbe la discussion, on entend mal ce que disent les migrants. Des portes claquent. La radio crache sa mélopée vulgaire à fond. Et soudain le plan remonte à visage d’hommes. Invective : «C’est vous le débile qui osez traiter notre maire de simple sous-fifre, là ? Qu’est-ce que vous venez faire à Calais, vous ? Vous avez besoin de gagner de l’argent ? Je viendrai pas à Calais à votre place… Je suis là pour vous dire que vous êtes qu’un con, c’est tout !» C’était un passant excédé. Dans le marasme, les caméras ne sont pas les bienvenues. On en vient à détester Paris, la presse, ces journalistes-reporters qui se mêlent de tout. La situation étant ce qu’elle est, c’est-à-dire sale, on préfèrerait laver son linge-sale en famille…

Calais, gigantesque escape game à ciel ouvert où les réfugiés se retrouvent comme enfermés dehors. Qui peut dire, après avoir vu le documentaire de Yann Moix, que ces hommes sont bien traités en France, que nous leur offrons des conditions dignes ? C’est impossible. A Calais, tant que la France se bornera à appliquer les solutions d’hier, elle n’aura droit qu’à toujours plus d’insécurité. Évidemment, point de solution miracle. Rien n’est simple dans cette affaire. Mais une question se pose : combien de temps encore laissera-t-on se développer dans une ville française les conditions d’existence d’un Far West ? Au fil des années, Calais est devenue cette étrange patrie du ressentiment, le port d’attache de locaux bien seuls face à cet ailleurs qui déboule et qui a faim. Dans ce monde-là : peu de générosité, beaucoup de ruminations excédées. Une Impasse surtout.

Et combien d’innocents devenus soudain coupables ?