De Londres à Sarajevo, de Jérusalem à Kaboul, du Bangladesh au Kurdistan, il parcourt le monde inlassablement. Mais après quoi court-il, BHL ? Quel but, quelle grande œuvre poursuit-il ? A ces questions fondamentales, urgentes par bien des aspects, il faudra un jour répondre. Laissons, pour l’heure, les biographes à leur besogne et tentons de résoudre l’énigme behachélienne par le texte, puisque tout y ramène inéluctablement.

Voici donc L’Empire et les cinq rois, nouvel opus de décryptage, nouvelle tentative de donner du sens au cours de l’Histoire. Un livre truffé de références classiques, tantôt sacrées, tantôt antiques, empruntant aux dramaturges autant qu’aux philosophes. Un tourbillon ordonné de lectures, d’analyse, de souvenirs et de choses vues. C’est, depuis l’époque althussérienne de ses premiers engagements, la façon dont écrit Lévy : en multipliant fiévreusement les sources, en s’appuyant sur les textes, en cherchant à vérifier la justesse de démonstrations parfois abstraites sur des lignes de fractures trop concrètes. Une méthode de travail largement éprouvée donc, trouvant ses origines au début de la décennie 1970. Ce sont alors un premier reportage de guerre en Irlande du Nord, puis un second, au long-cours, au Pakistan (intitulé Bangla-Desh : Nationalisme dans la révolution), qui poseront les bases de l’œuvre à venir. Normalien romantique mais pas encore Nouveau Philosophe, Lévy, jeune intellectuel au verbe haut, intrigue. Déjà, son ambition s’avère grandiose par l’objectif qu’elle se fixe, mais surtout démesurée par ce qu’elle sous-entend concrètement. Car BHL se vit en témoin. Il entend raconter l’Injustice, donner une voix à ceux qui n’en ont pas, dire comment les hommes défont plus souvent le monde qu’ils ne l’adoucissent.. Plus tard, c’est-à-dire au tournant des années 2000, cela donnera lieu à un livre puissant : Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire (Grasset). A la question – après quoi court BHL ? – on pourrait répondre : après les souffrances planétaire et les Damnés de la Terre… C’est de cela dont il s’agit depuis toujours et c’est cela que raconte l’incipit de L’Empire et les cinq rois. Telle une saisissante invitation au voyage, son nouveau récit débute ainsi alors que son auteur se trouve au fin fond du Kurdistan. Une terre meurtrie, violentée, isolée, abandonnée à son triste sort minoritaire par l’Occident démocratique. «On enfume et ratonne les maisons kurdes à Kirkouk. On viole. On torture. On saigne, jusqu’à ce que mort s’ensuive, notre camarade, le cameraman Akran Sharif, à qui on plante avant de l’abandonner, un couteau de cuisine dans la gorge. (…) Et la communauté internationale, Amérique en tête, ne lève pas le doigt pour empêcher cette indignité». Le récit fait froid dans le dos. Qui, sinon Lévy, délivre son énergie depuis tant d’années pour le faire parvenir jusqu’à nous ? Quel autre grand intellectuel médiatique français, européen ou mondial, exerce, avec autant de passion et de zèle, sa fonction de témoin et de lanceur d’alerte des causes oubliées ?

Plus ou moins consciemment, Lévy a toujours agit en tikkuniste, c’est-à-dire en réparateur du monde. Mais il y a pourtant du nouveau, une mini-révolution intime dévoilée, il y a peu, dans L’Esprit du Judaïsme (Grasset, 2016). Avec les années s’est développée chez l’auteur sinon une appétence biblique, du moins un besoin devenu systématique de connecter les œuvres profanes aux récits de la Torah et du Talmud. Et pourtant, paradoxe de l’homme, mystérieuse frontière de l’écrivain-philosophe, Lévy demeure un homme sans Dieu. Ou plus exactement un homme autour duquel l’Éternel tournoie, sans jamais vraiment parvenir à se poser. En résulte un questionnement enrichi du pilpoul, ce «raisonnement aiguisé» des étudiants des yeshivots qui questionnent sans cesse, jusqu’à plus soif. C’est ainsi que BHL – imparfaitement casher donc parfaitement juif – retourne aux textes fondateurs et à la géographie ancestrale. Il le confie d’ailleurs volontiers : lorsqu’il va en Irak ou en Afghanistan, ce sont les paysages bibliques qui lui semblent resurgir du fond des âges. Troublante impression de déjà-vu traversant les millénaires… C’est justement depuis ces horizons lointains que le directeur de La Règle du jeu donne une seconde clé de lecture : «La vie passe. Les modèles restent, écrit-il. Ce sont eux qui m’habitaient quand je représenterais à Massoud Barzani qu’entrer effectivement dans Moussoul et y planter le drapeau kurde serait aussi décisif pour son peuple, que le fut pour les tribus de Fayçal la prise d’Aqaba – hélas…» Place aux maîtres, donc. Qui sont-ils, au juste, les modèles béhachéliens ? «Des écrivains stratèges» et des «hommes d’actions», façon Lawrence d’Arabie, nous explique-t-il. Mais, surtout, poursuit-il, «des écrivains combattants, tels Orwell en Catalogne, Malraux dans son Latécoère en Espagne, ou Gary dans le bombardier « Boston » de l’escadrille Lorraine». C’est pour eux, par eux que Lévy s’engage et sillonne le monde. «Si j’ai décidé, très tôt, d’aller voir de mes yeux, chaque fois que je pourrais, le théâtre vrai de la cruauté des hommes, c’est en pensant à Polybe autant qu’à Joseph Kessel, Lee Miller ou Vassili Grossman, précise l’auteur. Presque un demi-siècle plus tard, je n’ai pas changé d’avis.» Se dessine alors, dès les premières pages de L’Empire et les cinq rois, un autoportrait de Lévy en héritier d’une longue lignée d’intellectuels engagés. D’où notre seconde réponse. Après quoi court Bernard-Henri Lévy ? Après ses idoles, ses maîtres et ses formateurs.

Quoi d’autre encore ? Que cache donc ce nouvel essai qui excite les médias, suscite moult invitations sur les plateaux télés et radios, provoque la réponse d’un ancien ministre des Affaires étrangères et des rafales de tweets putrides ? Pêle-mêle : une réhabilitation bienvenue de la notion d’empire et un décryptage honnête, parfois sévère, de la tentation du repli à l’œuvre en Amérique. Une célébration de l’Europe qui protège et une ode vibrante à cette nation kurde qui ne lâche rien, jamais. Il fallait oser reconnaître à l’empire, en dépit «de son impitoyable férocité», une véritable fonction salvatrice. Car si il arrive, bien sûr, que ce dernier se fourvoie et brade son honneur en agissant comme un vulgaire fossoyeur de l’esprit des Lumières, il n’en demeure pas moins que c’est en son sein et dans son périmètre seulement que les hommes se libèrent et grandissent, que l’on imagine et l’on crée dans des proportions jamais vues ailleurs. Qu’on le veuille ou non, Washington, Londres, Paris et Rome demeurent des phares. Elles sont des villes-monde, des Babel modernes, héritières des cités-États de la Renaissance. Quelle place existe-t-il, dès lors, pour le prestige des capitales des cinq rois (Riyad, Téhéran, Istanbul, Moscou et Pékin) ? A court terme, quelques miettes et seulement l’autoritarisme musclé ou le soft-power dépensier de leurs monarques pas toujours éclairés… A long-terme, si et seulement si le souffle démocratique se mettait enfin à les parcourir, la donne pourrait changer. Serait-ce un mal ? Peut-être pas, opine Lévy. Encore faudrait-il que les cinq sires cessent de convoquer un passé fantasmé, qu’ils transforment enfin leurs citadelles respectives en autant de laboratoires de demain. Rien d’impossible mais l’entreprise s’avère complexe. Elle sous-entend un changement de pratiques et même de logiciel. Et cette quête sans fin, pareil au graal béhachélien : courir après l’avenir.

 

3 Commentaires

  1. «Mon vrai métier, celui dont je suis fier, c’est de faire de la philosophie. Et, avec cette philosophie, de tenter de faire avancer le débat.» C’est la réponse que donne Bernard-Henri Lévy aux interviewers de L’Express, qui l’interrogent sur son dernier essai « L’Empire et les cinq rois ».
    À bien y voir, elle est en relation à une question bien plus profonde, qui n’a jamais laissé Lévy : que puis-je, que dois-je faire, face au Mal de l’Histoire, au mensonge, à l’injustice, aux victimes des idéologies totalitaires, aux damnés de la terre, aux morts sans nom, oubliés sur le chemin du progrès de l’Histoire.
    Faut-il changer la nature humaine, cet ordre que croit-on naturel uniquement parce que déterminé et qui, pense-t-on, a été perdu ? Mais, existe-t-elle vraiment cette essence unique, et puis, refonder l’homme dans cette vision progressiste n’est-il pas synonyme de génocide, goulag, déportation, oppression ? L’Histoire en est pleine de cette démonstration saisissante.
    Alors, résister à la perte de soi, celle de l’humanité entière, revient à déconstruire le sujet, à le libérer de l’idéologie qui l’a édifié et qui le porte, à réparer, c’est tout le sens du Tikkun, la brisure originale, dans laquelle s’infiltrent le Mal et son cortège de trahisons, d’injustices et de mort.
    Rétablir, donc, la dignité de l’homme et de la femme c’est le combat de toute une vie pour leur garantir la loi et les droits, cet Universel qui nous a été laissé en héritage et qui permet de traquer et traduire devant la Justice des hommes les génocidaires, les tyrans, les oppresseurs des peuples.
    Malheureusement l’Amérique n’a pas qu’oublié ce lien millénaire, elle a fait bien plus et autant plus grave, elle y a simplement renoncé et s’est rétranchée dans ses limites.
    Kirkouk a signé la défaite militaire et morale par trahison du principe fondateur de l’Occident, laissant les portes grandes ouvertes aux invasions des barbares. Aujourd’hui Israël, aux avant-postes du combat, lutte pour sa survie, de son peuple et de sa démocratie.
    On peut se poser la question si à distance exacte d’un siècle sommes nous confrontés à cette même perception de défaite qui a motivé Oswald Spengler à publier en 1918 son célèbre « Le Déclin de l’Occident ».
    Le parallèle évoque un état de crise européenne quelque peu semblable bien que dans un tout autre contexte, il ne faut pas oublier. Notamment face aux montées des populismes-fascismes et le renoncement, la véritable brisure, des démocraties incapables d’y répondre. Les spectres sont là au guet, c’est à nous de les voir, d’unir nos forces pour les défaire en ayant bien présent que rien n’est jamais joué davance et que notre destin, celui de l’humanité, est dans notre capacité de réagir et de combattre.

  2. BHL s’implique dans la géopolitique internationale. On ne peut que le soutenir! Il a chosi des axes d’influence de ses capacités d’intellectuel engagé qui sont en liason directe avec la protéction d’Israel. On se demande, nous les Kabyles, pourquoi a-il omis de traiter l’axe Paris-Alger? Craint-il les foudres d’Alger ou bien la survie du peuple Kabyle démocrate et laique ne l’interresse pas? Il est à signaler que majoritairement, les intellectuels français de tout bord, fuit le dramatique cas du génocide culturel du peuple Kabyle par le substitut colon arabo-islamiste d’Alger. La repression des Kabyles dans leur pays, la Kabylie, n’a même pas le droit d’avoir une phrase dans la presse française; Et pourtant, il y a une grande communauté Kabyle en France.

  3. J’ai lu les Derniers jours de Charles Baudelaire vers mes 16 ans, et puis je suis parti vers Lacan. Mais toujours j’ai gardé l’oreille ouverte pour BHL, car j’ai passé ma vie entouré de gens qui le haïssaient. Je laissais dire sans comprendre. Un jour j’ai interrogé mon vieux professeur de Lettres pour connaître les raisons de cette haine. -BHL est beau, riche, intelligent et juif. Beaucoup de gens ont du mal avec tout cela. Mon propre père reprend les clichés « va-t-en-guerre » etc. C’est triste. Mais pour reprendre des intitulés de la revue RCF: BHL Vite ! BHL en forme ! BHL au miroirs des sorcières !