Dans son dernier essai, Bernard-Henri Lévy entraîne son lecteur dans un tourbillon philosophique judéo-gréco-romain et un torrent de références bibliques et historiques pour dire son angoisse de voir l’Amérique, aboutissement de cette lumineuse téléologie, abandonner la part «virgilienne» d’elle-même. Ce qui laisse les occidentalistes au manichéisme assumé, dont BHL, affolés et inquiets.

Son Amérique est bien sûr idéalisée. Le sectarisme fondateur, le génocide indien, la violence, toujours présente, sont minorés. L’hégémonisme américain a été au contraire, de son point de vue, rassurant. Mais Obama déjà s’était distancié de la mission «civilisatrice» et Trump, dans sa brutalité, ne voit que son intérêt immédiat et ne veut plus être l’architecte ensemblier du monde. L’«Occident» a perdu son monopole, si ce n’est sa puissance, et History is again on the move : le mot de Toynbee vaut pour notre époque présente. D’où le cri d’alarme de BHL. Il a trouvé dans la Bible, dans le livre de Josué, cinq rois néfastes qui incarnent le mal, cinq Dark Vador, sauf que, chez BHL, c’est l’empire qui incarne le bien. Aujourd’hui, ce sont tous ceux qui martyrisent ou lâchent les Kurdes, et plus largement la Chine, la Russie, la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite. Après avoir longuement décrit leur malignité, BHL «espère» que chacun de ces cinq rois s’effondrera sous le poids de ses faiblesses et de ses contradictions, et que l’Europe poursuivra la mission, trahie par l’Amérique, d’être la «princesse des affligés». BHL évolue dans un monde «gigantomachique», où il ne dialogue qu’avec les plus grands penseurs occidentaux. Hegel, Toynbee, Spengler, Kojève et… Josué. Mais les peuples, des milliards d’individus, les nations (à tout prendre, il préfère les empires, où se relativisent ou s’équilibrent les pulsions identitaires maléfiques), l’histoire, la géopolitique font défaut dans ce tableau. Le regroupement des cinq mauvais rois est artificiel. La Chine pose à l’Occident et à ce monde un défi sans précédent. Mais tout à fait particulier. En revanche, BHL a raison de souligner les faiblesses de chacun d’entre eux. Mais le report, in fine, de son espérance sur l’Europe est une pure abstraction, sans rapport aucun avec les Européens réels d’aujourd’hui, qu’on le regrette ou non. Et il attache une importance disproportionnée à la question de l’attitude envers les juifs, puis envers Israël, qui serait la genèse mentale de tout. C’est trop occidental. Quant à son refus de tout compromis avec les «cinq rois», à ce compte-là, il n’y aurait eu ni la détente et les négociations de désarmement avec l’URSS, ni la stratégie de Kissinger pour dissocier la Chine de l’URSS, ni la grande politique étrangère gaullo-mitterrandienne, ni les accords d’Oslo, etc. BHL nous transporte de façon haletante et il a le mérite de dire, avec son talent, ce que beaucoup d’Occidentaux ressentent. Pour autant, que propose-t-il ? Sa philosophie conduirait à un affrontement généralisé de l’Occident (supposé uni, ce qui n’est pas le cas) avec «The Rest». Impossible, impensable, impraticable, follement dangereux. Je pense plutôt qu’il faut faire face aux défis nouveaux, en étant machiavélien et kissingerien plutôt que prophétique et manichéen, passer des alliances, scinder et opposer entre elles les puissances hostiles, aider les musulmans modérés à juguler les islamistes radicaux, aider en Iran les forces d’ouverture contre les profiteurs du statu quo au lieu de les rejeter en bloc, imposer la création d’un Etat palestinien, accepter avec réalisme et vigilance une nouvelle organisation du monde, l’anticiper et la préparer.

Un commentaire

  1. Trop abstrait, sans doute.
    Trop manichéen, peut-être.
    Et pourtant si nécessaire.
    Nécessaire pour faire contrepoids à la seule vision « froide », à une realpolitik à la kissinger.
    Nécessaire pour éclairer, à l’aide d’une grille de lecture qui prend sa source dans la bible, dans la philosophie, dans les mythes fondateurs de l’antiquité, et donc proposer un autre regard sur une réalité d’aujourd’hui.
    Et là, BHL est dans son rôle.
    Alors oui, on peut ne pas aimer le personnage, oui on peut trouver l’argumentation incomplète ou volontairement axée sur la géopoétique au détriment de la géopolitique. Mais son apport au débat est indéniable.

    De même que le philosophe maniant les mots et les idées ne devrait juger ni donner la leçon au politique, l’inverse est aussi vrai.
    Deux visions, deux interprétations de l’histoire et des relations internationales s’affrontent.
    Les grilles de lectures sont différentes, voilà tout. Sont elles définitivement irréconciliables ?