L’époque est à la religion, on pourrait difficilement le nier. A la religion prise au sérieux ; à la croyance remise, dans notre société laïque, au cœur d’un débat que l’on croyait clos depuis un bon bout de temps. L’époque n’est pas à la picaresque, et si du point de vue littéraire – dans le domaine français notamment – l’imaginaire a repris quelques droits, le ton des romans est souvent convenu, peu inventif, et les auteurs comme sur la défensive. Vincent Delecroix, avec Ascension, fait figure, en cette rentrée 2017, de ludion magnifique. Il ne prend pas pour sujet la religion en elle-même, ni – surtout pas ! – la religiosité ou la dévotion, mais plutôt le renoncement d’un dieu à sa mission divine, d’un Messie à sa mission messianique. Il ne place pas son lecteur au cœur d’un débat convenu, il l’entraîne sur des chemins dostoïevskiens. Il ne reste pas au ras des pâquerettes, il nous transporte dans l’espace. Lequel espace, soit dit en passant, n’est pas le Ciel mais quand même un peu, et c’est là sans doute la base avérée de ce roman foutraque et roboratif, de ce gros roman de plus de 600 pages qui se dévore et se savoure à la fois, qui alterne les moments de pur récit historique ou réaliste avec des dialogues présentés comme sur un script et des plages de réflexion métaphysique. Il y a du Cervantès, du Potocki, du Hergé et de l’Alexandre Astier dans la forme. Forme au service d’un fond réjouissant du point de vue littéraire et référentiel, et spatial du point de vue… politique et mental. Un roman non-conformiste, hardi et même plus, dont un des personnages principaux est Le Christ, et l’un des objets magiques une icône de Roublev. Le tout se déroulant, en grande partie, durant le dernier voyage d’une navette spatiale.
Comme dans une de ces blagues que l’on se raconte dans la cour de récréation ou devant la machine à café, Delecroix place dans sa navette spatiale un Russe, un Américain, une Américaine, un Mexicain et un Français. Que va-t-il bien pouvoir se passer dans cette Babel inversée, scientifique et littéraire, dont tous les membres s’expriment en anglais ? Le commandant, avant le décollage, expose avec emphase que ce voyage sera différent, car il sera le dernier. Le bel Antonio est amoureux de l’énigmatique Beth, Sergei se prend d’amitié pour Chaïm, le canard boiteux de l’équipage. Chaïm est français, romancier, mais il ne vit pas que de sa plume, il travaille également dans le pressing de son père. Chaïm, nous dit-on dans le roman, est Vincent Delecroix himself, un romancier juif qui publie depuis toujours sous un pseudonyme explicitement chrétien, car son frère, Abel, est également romancier, et d’envergure plus ample que lui. Inexplicablement, Chaïm a été retenu par la NASA pour faire partie de cet ultime voyage spatial. Il n’a aucune compétence particulière, son seul mérite – si tant est que c’en soit un – est une propension certaine à raconter des histoires, que d’ailleurs personne n’écoute. Inlassablement, il raconte la vie d’un de ses ancêtres – histoire léguée par son grand-père – qui a traversé les siècles, à la manière du Juif Errant.
L’entraînement au vol spatial est ardu, contraignant et angoissant. Les séances de centrifugeuse, notamment. Le Russe Sergei, afin d’atténuer les souffrances des entraînements, déclame haut et fort des romans de sa propre littérature, Dostoïevski en tête. On part pour les étoiles, mais on n’oublie pas Les Carnets du sous-sol… En parallèle, on sourit aux références du commandant, qui ne jure que par les productions hollywoodiennes de type blockbusters, Apollo 13 et Armageddon par exemple, Houston we have a problem, et Bruce Willis en sauveur du monde, une fois de plus. Bien avant qu’apparaisse le Christ, mains et pieds troués, dans la soute de la navette, une situation à la fois comique et essentielle est mise en place : d’un côté les tenants de la réflexion, de l’autre ceux de la représentation. Lorsque, la veille du départ, Sergei et Chaïm décident de regarder l’épisode 3 de Star Wars, la superproduction n’est qu’un bruit de fond : le Russe voudrait dormir pour être en forme le lendemain tandis que le Français continue le récit des aventures de son ancêtre.
Il doit y avoir une manière immédiatement contemporaine, plus que post-moderne, au fond, d’envisager le messianisme à l’aune de la conquête spatiale. Une façon tragi-comique, non pas ludique mais culturelle et érudite. Un grand Guignol signifiant, qui remettrait les aspirations à la transcendance sur des rails référentiels, et l’interrogation sur l’humain sur des rails d’évidence, oubliés si souvent. Vincent Delecroix, philosophe et romancier, s’y emploie. Avec un talent explosif, dérangeant peut-être, mais diablement salubre.
Embarquer dans la navette spatiale est-ce monter au ciel ? Le Juif Errant – ce prototype de l’émigré balloté sur les chemins, une invention de goyim – est-il le témoin de l’Histoire ? Et pourquoi n’a-t-on jamais raconté à Chaïm comment a fini son ancêtre ? Partir ou rester ? Partir et revenir ? Est-on nomade ou aventurier ? Condamné à partir pour partir, ou à fuir ? Comprend-on vraiment ce qui se joue en nous, et ce qui se joue de nous ? Les immigrés clandestins, chair à passeurs et masse informe gisant sur les trottoirs de Paris, ne sont-ils pas le signe que tout est à changer, à revoir ? S’embarque-t-on pour un voyage spatial afin de tutoyer les étoiles ou de voir, enfin, la Terre dans son entièreté ? Que le Christ apparaisse comme un passager clandestin, désireux d’en finir, lui aussi, avec sa propre errance et d’enfin accomplir son Ascension replace le roman sur des fondations culturelles singulièrement prises à parti. Qu’en sera-t-il de la fin des temps, s’Il ne revient pas ? S’Il décide de ne pas revenir ?
Ascension est un livre aux lectures multiples, qui parlera à chacun. Les dialogues du second versant sont particulièrement savoureux : le lecteur se surprendra à rire aux éclats, et entendra véritablement les voix des personnages. Vincent Delecroix parvient avec talent et recul – en bon philosophe – à distiller les notions essentielles de bien, de mal, de renoncement et d’acceptation, en s’appuyant sur des références littéraires solides, celles de la picaresque et de la littérature russe, entre autres (on ira relire, en complément et avec profit, l’épisode du Grand Inquisiteur, ce roman dans le roman des Frères Karamazov), et sur des références bibliques et talmudiques. Le récit, principalement à la première personne, permet toutes les facéties, parfaitement mises en œuvre ici. Ascension est un livre à la fois déconcertant et maitrisé, le contraire d’un exercice de style : il s’y dit des choses essentielles sur le mode comique, il s’y déroule des péripéties improbables sur le mode philosophique et humain. Si l’époque est à la religion, Vincent Delecroix la remet dans une perspective humaine, politique et messianique, salutaire, entre nihilisme et comique de situation. Un sursaut à saluer chapeau bas.