Dans le dernier tiers du roman de Marc Weitzmann, une conversation entre deux couples d’amis, lors d’un dîner apparemment anodin, donne la mesure du traumatisme provoqué par « l’affaire DSK ». Là se joue le pré-dénouement d’Une matière inflammable, autour d’une table de restaurant, à Jérusalem. « C’est la première affaire française d’ampleur planétaire. Même encore maintenant ça revient avec une fréquence improbable dans les conversations » (p.310). Strauss-Kahn n’est pas un personnage du roman. Il est la figure déterminante, mais sous-jacente, du milieu intellectuel juif que Marc Weitzmann décrit sur deux décennies.

Depuis l’enfance, Franck Schreiber est fasciné par l’atmosphère de l’appartement parisien de son grand-père et par la vie de ses oncles, et ne comprend pas pourquoi son père a choisi de s’exiler en province, à Ploucville. Le nom choisi pour la ville en dit long : il n’est de vie intéressante qu’à Paris. À dix ans, il remarque sur une photographie, dans le bureau de Grand-Père, une jeune inconnue d’une « fulgide élégance », entourée de JJSS et de Françoise Giroud. L’inconnue, c’est Anne Sinclair. Le roman s’ouvre sur son nom. À Paris, en famille, on parle de ceux que l’on côtoie et de ceux que l’on a côtoyés, Mendès-France, Chaplin, Kissinger, Moshe Dayan, Montand et Signoret… Francis Girod vient demander conseil pour son film sur Marthe Hanau. À l’adolescence, toujours chez son grand-père, Franck va faire la connaissance de Patrick Zimmermann, un jeune économiste en vogue. Rencontre déterminante.

Franck se prend pour Rastignac, ou à peu près. Il quitte ses parents à 18 ans, s’installe à la campagne avec une femme de dix ans son aînée, puis fonce sur la capitale. Zimmermann lui ouvre la petite porte de l’écriture : Franck devient son nègre.

La « matière inflammable » du titre, pour Franck, c’est sa famille (1). Mais tout est inflammable, dans les milieux intellectuels et politiques des années 1990 et 2000 : les cœurs et les corps, les fondements de la Gauche, les allées du pouvoir, les rapports amicaux et sociaux, la richesse sans complexe. Franck a une aventure avec Paula, l’insaisissable compagne de Zimmerman, travaille pour son mentor sur Bentham et plus tard sur Mendès. Les idées de bonheur et d’argent s’entremêlent, l’économie devenant bel et bien la base de toute réflexion : « ‟L’argent, écrivait [Bentham], dit Zimmermann, est un élément non seulement important dans la production du bonheur, mais aussi un élément rationnel parce qu’on peut le calculer.” La richesse était par excellence l’instrument de vérification rationnelle du bonheur. La science du bonheur, en conséquence, s’appelait l’économie ». L’aisance matérielle et les fonctions ministérielles font du couple Sinclair/Strauss-Kahn l’image parfaite des temps ambiants. Richesse et socialisme, cap fixé du libéralisme et glamour, télévision et escapades à Marrakech.

Les longues conversations entre Franck et Zimmermann (qui appartient au cercle restreint de DSK), et entre Franck et Paula, sa compagne, resituent parfaitement les enjeux et visions de l’époque – lambertisme, trotskisme, Jospin, UNEF, Bérégovoy (2) – et ses mutations. Lors d’une réception dont Zimmermann est la vedette, Franck croise Attali et Laure Adler, Bernard-Henri Lévy et Régis Debray, Laurent Joffrin… Il sait qu’il ne fait pas partie de ce cercle-là – « grands écrivains, grands journalistes, grands philosophes, produits de l’excellence nationale » (p.161) –, et s’interroge sur le glissement réalité littéraire/réalité télévisuelle. Et si tout cela n’était, au fond, que de la littérature ? Non pas de la fiction, mais du mythe en marche ?

De la littérature, c’est bien ce que parvient à faire Marc Weitzmann en mettant en scène des personnages et des personnalités. Le fond économico-politico-social de ce roman de formation ne prend jamais le pas sur la création. Aucun des acteurs de la scène médiatique de l’époque et d’aujourd’hui n’évince la réalité littéraire des personnages, de Franck à Zimmermann, de Paula à son frère Mikaël, le colon israélien. Qu’il l’accepte ou non, Franck vient du théâtre. Son père montait Tchékhov à Ploucville et dans ses environs, et c’est bien par ce prisme qu’il envisage, tout ébloui et perplexe qu’il soit par elle, la comédie du pouvoir politique, économique, social et intellectuel qui se joue dans les allées parisiennes et dans la vie des gens qu’il rencontre et aime. D’une conversation avec Paula, il retient que tout ce qu’elle raconte est vrai, mais que « tout a l’air faux » (p.139). Les personnages sont immanquablement présentés selon l’angle de leur extraction lorsque Franck fait allusion aux filles qui le troublent, adolescent : « Joséphine, la fille du plombier », Sandrine et Véronique « respectivement l’aînée du garagiste […] et la fille de la chef de rayon produits frais chez Mammouth », Carole la fille du chirurgien (p. 34-35). De la même façon, Zimmermann, devenu fou ou presque par l’effondrement de son monde –  le sien propre, et celui qu’il croyait avoir contribué à édifier – revient inlassablement sur le rôle de Pygmalion qu’il a joué auprès de Paula (3). C’est par les actes et les paroles des personnages fictifs rencontrés dans le roman que la conversation autour d’une table de restaurant à propos de l’affaire DSK prend tout son sens. La mise en perspective de ces dernières années que propose Marc Weitzmann se place à la fois sur le plan de la morale – humaine et politique – et de la différence entre vérité et véracité. C’est de la crédibilité des personnages de fiction que le roman tire sa force. L’imposture de Zimmermann – plagiat et autres – est toute littéraire, élaborée littérairement. La naïveté de Franck Schreiber est de la même eau, lui qui est poursuivi par le mot « abusé » (4). Qu’en pense le lecteur ? Comment est-il remué par cette évocation des vingt dernières années de la vie politique française ?

Le lecteur est happé par le sujet, qui mêle histoire et Histoire immédiate. L’affaire DSK a passé le cap de l’ « actualité ». Elle peut à présent se risquer à tisser la toile de fond de l’aventure littéraire. Marc Weitzmann y parvient avec talent, sans forcer le trait.

(1) « ma famille, cette matière inflammable », p.101.

(2) « Béré, il est gentil Béré mais. C’est un fils de prolo. Ministre ou pas ministre il reste prolo dans sa tête » déclare Zimmermann (p.185)

(3) « Des efforts considérables, j’ai déployé, pour lui donner confiance. Considérables. Faire qu’elle soit bien. Les PUF ! C’est moi qui ai arrangé le coup pour les PUF. L’ESSEC, c’est moi. Juste deux exemples hein. Je dis pas ça pour me vanter » (p.346)

(4) « ‟on s’est fait abuser” achève [Zimmermann], refermant d’une claque l’écran de son ordinateur, d’un mot qui m’aura décidément suivi durant la majeure partie de mon existence ». (p.336-337)

une-matiere-inflammable Marc Weitzmann, Une matière inflammable, Stock, septembre 2013, 368 pages