Les oiseaux occupent, dans les titres de romans, cette place particulière de l’énigme, ou de l’incompréhensible affirmé. Ils vont mourir au Pérou ou se cachent pour mourir, et, chez Daphné Du Maurier et Hitchcock, ils donnent leur titre générique à la menace et au crime. Ils sont victimes ou bourreaux, rarement anodins. Le pigeon de Patrick Süskind n’est plus qu’un œil angoissant et révélateur. Victor Pouchet donne à son roman formidable le titre sans point d’interrogation de Pourquoi les oiseaux meurent. Ce n’est pas une question. Et le livre ne délivrera pas d’explication. Ce sont des oiseaux tombés du ciel, comme ça, des oiseaux morts tombés du ciel par milliers sur les plages normandes, à quelques jours d’intervalle, qui vont pousser le narrateur à mener l’enquête. Que l’information soit passée à peu près inaperçue dans les médias, et oubliée si vite sans que personne ne s’interroge, plonge le narrateur dans un état d’incompréhension à plusieurs degrés. D’autant plus que la première pluie d’oiseaux morts a eu lieu dans la bourgade normande où il a passé son enfance, et où son père vit toujours.

Le narrateur a pour nom Victor Pouchet, mais on peut raisonnablement penser que c’est là un jeu de construction mentale et fictionnelle autant qu’autobiographique. Le nom de Pouchet est important dans le roman, nous y reviendrons. Et le narrateur a au moins comme point commun avec l’auteur de fuir la rédaction de sa thèse, dont le sujet l’ennuie. Partir sur la trace des oiseaux morts est une recherche – une enquête – autrement plus stimulante. Voilà enfin un but à atteindre, voilà un moyen de se secouer, de prendre son petit destin en mains. Car le narrateur est dans une période de marasme dépressif, sa petite amie et lui ont rompu, sa famille est éparpillée et donne peu de nouvelles. Etudiant à Paris, le voilà qui s’embarque pour la Normandie sur une de ces croisières fluviales pour retraités oisifs. Prendre le train n’aurait eu aucun sens : pour trouver le fin mot de l’énigme des pluies d’oiseaux morts, il faut suivre le cours de la Seine. L’explication ne peut se trouver que sur les rives.

Prenant le motif à contre-courant, Victor Pouchet fait descendre le fleuve à son narrateur pour remonter aux sources. La croisière est lente comme toutes les croisières, avec étapes culturelles et repas partagés sur le bateau avec des inconnus sympathiques et parfois encombrants. Jeune parmi les vieux, le narrateur est à la fois décalé dans le groupe, et inclus dans un voyage qui pousse tout le monde dans le même sens, mais pour des motifs différents. La Seine et ses méandres, sa si faible déclivité, sont l’image parfaite du périple presque immobile de celui qui enquête sur les morts mystérieuses. Ce n’est pas Mort sur le Nil et son détective infaillible, c’est «mort au bout de la Seine» et son détective hésitant, triste et perdu. La facilité d’une telle situation de départ aurait été de dérouler tranquillement le voyage fluvial, de laisser l’aventure suivre son cours, de se contenter de faire l’observation réaliste d’un groupe de retraités en goguette, d’étaler les poncifs sur Giverny et Rouen. Victor Pouchet contourne avec talent tous les écueils de sa situation de départ. Voilà que le narrateur quitte le groupe à l’escale rouennaise, qu’il abandonne les vieux pour retrouver ses vieux, la folle Madeleine qui vaticine dans la cathédrale et son père (son vieux…) qui doit remâcher dans son pavillon de Bonsecours – la bourgade où la première pluie d’oiseaux morts a eu lieu – le déclin de la France.

Victor Pouchet nous offre ici un roman d’une sensibilité rare, où la métaphore le dispute à un motif plus ample et plus resserré à la fois – un tour de force. La quête initiale – pourquoi les oiseaux meurent – ne varie pas, mais révèle tout au long du texte une interrogation plus intime : pourquoi les choses meurent. Pourquoi les parents se sont-ils séparés ? Pourquoi la petite amie est-elle partie en laissant uniquement quelques mots tirés de Michaux ? Les souvenirs d’enfance réapparaissent, et leurs sensations. Une couette de lit imagée d’un Tintin courant après un train ; les disputes du père et de la mère dans la voiture, alors que l’enfant, sur le siège arrière, est prisonnier de cet espace clos, contraint d’entendre ce qu’il veut ignorer ; les nausées sur le bateau paternel et l’attente d’arriver au port. La sensibilité du roman n’est pas basée sur la sensiblerie. Cette sensibilité relève au contraire de l’allusion culturelle judicieusement distillée, et se base en priorité sur les attendus civilisationnels relevant de la culture grecque. Le père est un Ulysse de province, le narrateur est à peine protégé par son cahier Clairefontaine sur lequel il prend consciencieusement des notes, et qu’il considère comme une armure. Il y  dessine parfois des schémas, y aligne des suites de mots, qui tous disent son mal-être d’enfant de divorcés, de thésard déserteur et d’amoureux éconduit.

On est chercheur ou on ne l’est pas. Le narrateur a été formé à la vérification des sources, à l’étude et à l’exploration des textes. Durant une journée fébrile, après qu’il a quitté le bateau des retraités et pleuré toutes les larmes de son corps dans une étreinte amoureuse, il explore la vie et l’œuvre de Félix-Archimède Pouchet, dont il porte le nom. C’est là, sans doute, la partie la plus virtuose et la plus étonnante de ce roman épatant. Nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir la querelle Pouchet/Pasteur portant sur la génération spontanée. Là encore, l’histoire familiale rejoint la métaphore – cette fois scientifique. Ah ! ne naître de rien ! Mais la thèse a été réfutée en son temps, et la généalogie entrevue, souhaitée, est trompeuse.

Bien d’autres allusions parsèment ce roman, qui dessine aussi un parcours littéraire et historique. L’escale forcée du père à Guernesey, île d’exil de Victor Hugo. Le nom de Pouchet qui aurait pu servir de base à Flaubert pour créer son Pécuchet. Flaubert et son perroquet. Félix-Archimède Pouchet travaillant à un traité sur les oiseaux. Tout s’imbrique de façon fluide, évidente, parfaitement maîtrisée. Jusqu’à l’épisode des oiseaux chinois éradiqués par Mao pour vaincre la famine. Si l’énigme des pluies d’oiseaux morts a alimenté les théories du complot, on sait comment meurent les oiseaux, et pourquoi ils tombent en pluie serrée, parfois, sur un territoire circonscrit. Il suffit d’aller faire un tout petit tour sur le web pour trouver l’explication.

Victor Pouchet ne nous donne pas la solution de son énigme de départ. Parce que, justement, ce n’était qu’un point de départ biaisé. La résolution de sa quête est autre, bien plus humaine. Et bien plus sensible. Pourquoi les oiseaux meurent est un premier roman abouti, à la sensibilité généreuse. Un roman anti tape-à-l’œil, qui ne s’appuie sur aucun effet-mode ou faussement décalé pour dire la vérité de ce que nous sommes : des êtres un peu perdus, cherchant dans ce qui tombe du ciel une justification à nos vies rampantes. Une des très belles surprises de cette rentrée littéraire.