Aujourd’hui, aux États-Unis, on peut aller en prison pour relations sexuelles consenties entre adultes. Dans l’État du Texas, une loi interdit en effet toute relation sexuelle entre un professeur et des élèves majeurs. Prenant appui sur une affaire judiciaire survenue en 2012 – l’affaire Brittni Colleps – Oriane Jeancourt Galignani bâtit un roman dense, cru, net. Un roman de prétoire – on assiste au procès – et une étude mœurs – la vie rencognée dans une petite ville texane où tout le monde se connaît et s’épie. Un roman qui écarte le portrait psychologique – pourquoi cette prof de maths cherche-t-elle le plaisir dans les bras de ses élèves ?
Elle s’appelle Deborah Aunus, est âgée d’une petite trentaine d’années. Mère de trois jeunes enfants, elle assume leur éducation presque toute seule. Son mari Christopher, militaire, est en mission en Afghanistan. Debbie est revenue vivre dans la ville de son enfance pour soutenir sa mère, malade. Plus jeune, elle a rêvé de s’enfuir vers la Californie. Plus tard, serveuse, elle a étudié pour devenir enseignante. Oriane Jeancourt Galignani brosse un personnage en mouvement, en vie. En revanche, lors du procès, Debbie reste muette sur son banc d’accusée – elle a invoqué le fameux cinquième amendement, et ne prendra la parole que trois fois, non pour se défendre, mais pour préciser un point de détail, inutile à sa défense. À la barre défilent les « victimes » : ce sont quatre jeunes hommes qui n’accusent pas leur prof, qui disent toute la tendresse et tout le plaisir qu’elle leur a procurés. Ils ont 18, ou 20 ans, et ne sont pas des perdreaux de l’année. Ils ont l’âge de s’engager dans l’armée et d’aller se faire tuer en Afghanistan. Au Texas, on considère qu’ils sont assez matures pour mourir pour la patrie et la liberté, en héros. Mais que sur le sol américain on se doit de les protéger des tentations et des prédatrices.
C’est ainsi qu’elle leur apparaît, à tous, Debbie, dans la petite ville de K. : comme une prédatrice. On ne juge pas ici – ni dans le roman – l’attitude de la prof. C’est une femme vivante, mouvante, libérée des carcans du puritanisme. Une femme qui s’offre et ne vole rien. Dans cette histoire, il n’y a ni contrainte, ni mort d’homme. De la subversion, peut-être, mais non revendicative. La vie, quoi. Celle qui bout.
Le roman est divisé en quatre parties qui suivent les quatre jours d’audience du procès. Le mutisme de Debbie est sa plus mauvaise arme. Comme dans les meilleurs films de Chabrol, un monde provincial replié sur ses certitudes et ses petitesses est mis à nu. Un des garçons est fils de commerçants, un autre habite les beaux quartiers, un autre encore est une petite frappe qui précipitera la chute de Debbie en balançant sur le web une vidéo porno. Qui n’est porno que parce qu’elle est diffusée, justement. Choquante. Ayant perdu, par sa diffusion, son caractère intime. On y voit Debbie faire l’amour avec les quatre garçons. Après les « victimes » viennent témoigner la mère et l’époux de Debbie. La mère, terrifiante, accusatrice. L’époux, compréhensif.
Deborah Aunus aura eu des relations sexuelles avec quatre de ses élèves du 17 avril au 10 mai 2011. Pour ces trois semaines et quelques de plaisir partagé, elle va passer des années en prison. Redisons-le : nous ne jugeons pas ici – et l’auteur ne juge pas non plus – l’attitude de la prof. Ce qu’Oriane Jeancourt Galignani met en relief, dans L’Audience, c’est avant tout le contexte souterrain sociologique d’une petite ville texane : le juge et la procureure ont eu une liaison adultère ; l’avocat de la défense évoque dans sa plaidoirie ses origines hongroises et dans la salle, et sur les bancs du jury, on ne fait qu’à moitié confiance à ce Juif ; les jurés [1] sont les personnes que Debbie croisait dans la rue, et parmi ces jurés le premier d’entre eux, falot et insignifiant, qui trouve soudain, là, le rôle de sa vie. Car il y a les caméras : une jeune journaliste, qui a joué la miss Météo et veut prendre du galon, peaufine chaque jour d’audience les commentaires pour son direct. Elle va insister sur le sordide, le sensationnel. C’est là, pour elle aussi, l’affaire de sa vie.
Y a-t-il eu crime ? Et si oui, quelles sont les victimes ? Qui est la victime ?  L’Audience dresse un état des lieux à partir d’un fait divers dans un endroit donné, et dans un contexte particulier. Le sexe et la mort ont toujours fait bon ménage. Ici, en l’occurrence, ils précipitent la chute de l’épouse d’un militaire dont l’éventuelle dépouille vaut quelques milliers de dollars [2]. Rien d’exemplaire, et pourtant… Les temps difficiles, économiquement et politiquement, ont toujours des retombées néfastes sur le sociologique. En ligne de mire : les femmes, et leurs désirs.
L’Audience est placé sous le signe de La Lettre écarlate. Le silence obstiné de Debbie dans le prétoire fait écho à celui d’Hester Prynne, l’héroïne de Nathaniel Hawthorne. Oriane Jeancourt Galignani donne d’ailleurs à Debbie comme nom de jeune fille celui de Prynnes. Debbie n’est pas condamnée à porter sur sa poitrine la lettre infâmante. Elle est jetée en prison. C’est bien le même fond puritain, à plus de cent cinquante ans de distance, qui s’exprime. La preuve de la faute érotique de la femme n’est plus la grossesse, mais une vidéo filmée sur un téléphone portable. Dans les deux cas, aux yeux de la société, il y a bien faute. Ou péché. Un écart, ou une incartade, irrecevable dans une société qui amalgame le droit et la morale, qui s’est donné une justice de mœurs. Dans la dernière partie du roman, la représentante du Texas à l’origine de la loi interdisant les relations sexuelles entre professeurs et élèves majeurs est interloquée par le verdict. Elle se rend compte que la loi qui porte son nom a des conséquences humaines, elle qui n’avait agi que dans l’irréalité législative. Elle songe, un instant, à Pyrrhus, dont elle n’a qu’une vague idée, et à ses « remords de winner » (p. 293). Elle songe, surtout, à sa victoire première, politique : donner quelques gages aux électeurs du Tea Party.
Elle partait perdante, Deborah Aunus. Tout était joué d’avance, et elle le savait. Dans l’histoire qu’elle racontait à son fils pour l’endormir, la morale était sans appel : « C’est pas parce qu’on ne te voit pas, Sam, que tu peux tout faire » (p. 297). Oriane Jeancourt Galignani signe ici, après Mourir est un art, comme tout le reste – un ouvrage sur Sylvia Plath – un roman qui perturbe et questionne. Son écriture, au scalpel, dissèque une société américaine puritaine et bien-pensante. Contemporaine. Rétrograde ? Anxieuse ? D’où viennent cette anxiété et cette paranoïa, voilà ce qui nous interroge dans ce roman dérangeant et salubre. Roman dans lequel l’onomastique n’est pas indifférente : la mère accusatrice s’appelle Mary, l’époux bienveillant Christ(opher). Oriane Jeancourt Galignani joue aussi sur notre fonds culturel.
« On commence par coucher avec des élèves majeurs et on finit par forcer un mineur à faire je ne sais quoi. Quarante ans de politique apprennent à se méfier de ceux qui jouent aux frontières de la loi. Demeurer moderne est un impératif, mais la sécurité des enfants en est un plus grand. Bon début d’argument pour les interviews à venir » (p. 294). Décidément, c’est bien dans les réactions d’Hélène, la représentante du Texas, que L’Audience trouve ses résonances les plus ancrées. Tout, pour elle, après la première réaction de surprise, redevient affaire de politique, de compromis, d’arrivisme et de médiatisation. Qu’en est-il du plaisir et de la place des femmes – qu’on leur concède –, de la légitimité de la législation lorsqu’elle touche à l’intime, et, au-delà, quel regard portons-nous, nous tous, citoyens, sur nos sociétés et leur évolution ? Deborah Aunus n’est pas une figure emblématique, et Oriane Jeancourt Galignani n’en fait pas une porte-parole. Au contraire : en la peignant mutique lors de son procès, elle la renvoie, et nous renvoie avec elle, à un silence que l’on ne voudrait pas indépassable. Ce sont toutes les lignes législatives, hors puritanisme et évidences soi-disant évidentes, que nous sommes conviés à faire bouger, ou tout au moins à déplacer. Et ce n’est pas gagné…

Notes
1 – « [Debbie] détaille les quatre Noirs, les deux Mexicains et les six Blancs extraits des six mille neuf cents habitants de cette ville ». (p.28)
2 – C’est ce que l’on appelle « la prime au cercueil ». « Cent mille dollars promis à la famille si le soldat tombe en Irak ou en Afghanistan. Cent mille dollars pour un corps déchiqueté par une mine, torturé à mort, explosé dans un hélico. Cent mille dollars, la caution du crédit pour une maison en briques à Shiny Road ». (p. 81-82)