Cette fin d’année, j’ai lu, entre autres livres, les derniers opus de deux amis, une femme, un homme. J’ai eu envie d’en parler ici.

Je me suis dit : deux amis, donc préjugé favorable de ma part, et critique, si elle est bonne, qu’ici ou là, on pourra dire biaisée, voire relevant de la complaisance, du copinage parisien. Si, à l’inverse, je n’aimais pas leur prose, à cet homme et cette femme, et que la simple honnêteté me faisait l’écrire, risque non négligeable (feraient-ils contre mauvaise fortune bon cœur et me feraient-ils bon visage) de brouille entre eux et moi pour dix, voire quinze ans. En outre, je considère ces deux personnes comme beaucoup plus douées et intelligentes que moi, et tout ce que je pourrais écrire sur leur livre respectif beaucoup moins fin que le livre lui-même, sauf à en paraphraser (en moins bien) le contenu.

Que faire ? Euréka ! (enfin presque). J’ai trouvé une solution (pas la solution idéale, non ; elle n’existe pas là) à ces diverses contre-indications.

Pas de posture critique, donc. Pas de fâcherie. Pas de paraphrase. Alors quoi ?

Restait le livre lui-même, le recours au texte nu.

Se borner à citer tel mot, telle phrase, tel passage du texte. Des citations « sèches », brutes de décoffrage, sans une quelconque glose, de ma part. Après tout, un auteur n’est jamais mieux défendu/descendu que par ses écrits en majesté. Tout livre est censé se déployer, se défendre/attaquer seul, comme un grand. « Besoin de personne !» Aide-toi, et le Texte t’aidera.

Je commence l’exercice par l’Eclaircie de Philippe Sollers. On appellera cet exercice l’In-Citation ou, plus doctement, le Citationnisme, en hommage au Situationnisme qui pratiquait avec génie l’art subversif de la citation, pour la travailler, la détourner, la retourner sans pitié, en faire une arme de guerre contre la bien-pensance généralisée et, au-delà, contre le Spectacle et le monde du semblant.

Un mot, cependant, de présentation, le plus sobre possible. Il est beaucoup question dans ce livre mariant la fiction et l’autobiographie (j’outrepasse mes attributions…) d’une sœur aimée, Anne, décédée, d’une maîtresse parisienne très riche, sa « régulière » comme on disait jadis, Lucie D., et, plus encore, de Manet et Picasso, ses deux idoles, plus de quantité d’autres choses contemporaines, hélas, nous concernant.

N’en disons pas plus. Place à Sollers, ou plutôt à son livre (on aura saisi la nuance).

38 Fragments sollersiens.

« C’est immédiat : je ne peux pas voir un cèdre, dans un jardin ou débordant d’un mur sur la rue, sans penser qu’une grande bénédiction émane de lui et s’étend sur le monde. »

« Entendre des femmes faire la morale, et comprendre pourquoi, sera un de tes plaisirs. »

« Tu apprends des tas de choses par cœur, question entrainement amusant, tu as repéré qu’ils sont faibles sur cette affaire. Ils sont imprécis, lacunaires, confondent les dates, sont évidemment incapables de réciter un poème, se trompent sur les détails essentiels, tout ça les mène à l’argent. »

« La classe moyenne universelle ».

« Dieu sait si les soucis abondent dans l’existence de femme, d’où, le plus souvent, une formidable puissance d’oubli. »

« Quand je lui ai demandé (à sa sœur) pourquoi des enfants : « légitime défense ».

« J’évite autant que possible la mort. »

« Ce que Manet a découvert dans le noir ? Le regard du regard dans le regard, l’interdit qui dit oui, la beauté enrichie de néant. »

« On lui demande un jour (à Manet) quelles sont les femmes de sa vie. Réponse : « celles de mes tableaux. »

« Comme les humains adorent inconsciemment la mort… »

« Vous n’allez tout de même pas me dire que Manet est une sorte de dieu grec ? »

L’inévitable « Mes pensées ce sont mes catins », de Diderot, phrase sans laquelle un livre de Sollers, si je peux me permettre cet aparté, ne serait pas tout à fait du Sollers.

« Les grandes bourgeoises intelligentes (il y en a encore quelques-unes)… »

« Le véritable amour exige une clandestinité stricte ».

« Le studio est confortable, vue sur les toits, plein sud, climatisation en été ; télévision rapide pour les catastrophes, les guerres, les attentats, les scandales ».

« Les livres se lisent eux-mêmes, les tableaux effacent ceux qui ne les voient pas ».

« L’Olympia vous salue bien, n’oubliez pas de déjeuner sur l’herbe ».

« La bonne littérature, la pensée auront un prestige considérable. Un lecteur pénétrant sera considéré comme un saint. La Nature sera naturelle, son caractère divin apparaîtra dans toutes ses couleurs. Les fleuves étonneront de nouveau, les fleurs aussi, l’océan, les montagnes, les acacias, les cèdres. Le moindre caillou aura un air spirituel. L’énorme chute des crânes humains dans le néant, sensible à chaque seconde, réveillera les plus endormis. Ce ne sera pas Dieu, mais tout comme, pas non plus l’Apocalypse, mais une fantastique éclaircie ».

« J’achète tous vos barbouillages », dit la vieille milliardaire cosmétique au fils qu’elle n’a pas eu et qu’elle veut croire génial. »

« On ne naît pas homme, on le devient ».

« Ecce homo. Ecce Femina ».

« Vous avez failli coucher avec votre sœur ? ».

« La mort se charge de tout, c’est l’apothéose de l’évasion fiscale. »

« Les déesses font signe, elles brillent, elles s’absentent, elles n’ont pas le temps de devenir sorcières ».

« Los ojos con mucha noche ». Les yeux avec beaucoup de nuit.

« MANET ET MANEBIT : IL RESTE ET RESTERA ».

« A l’époque des infanticides et des néonaticides intensifs, c’est une bonne mesure, il faut sauver les taureaux. Il faut aussi interdire, par la même occasion, des centaines de toiles de Picasso, et aussi les courses de taureaux de Manet, son torero mort, son matador saluant, sa charmante Victorine « à l’espada », tout le travesti trouble des choses. »

« A quand l’interdiction de Guernica, ce tableau pénible ? »

« Tu pourrais baiser avec un arbre, et ce serait un souvenir extraordinaire ».

« Les murs les plus forts s’ouvrent à mon passage. Regarde ». (Picasso)

« Jalousie sexuelle intense. Picasso la mérite, et Manet aussi. »

(Manet) « C’est un serial painter, comme on dit un serial killer ».

« L’avalanche du rien ».

« Heureux ceux qui, plus tard, retrouvent l’éclaircie de leurs sœurs dans la dévastation générale ! »

« En recourant massivement à l’incinération, les êtres humains font la preuve qu’ils n’aiment pas leurs os, ou plutôt qu’ils ne les ont jamais considérés comme des œuvres d’art. Picasso, ça se voit, était très à l’aise dans son squelette ».

« A Paris, tu sais, cette ville qui fait semblant d’être morte ».

Et pour finir : « En rêve, c’est-à-dire en peinture ».

« Sequere Deum ». Suivre le Dieu.

J’espère que ces 38 Fragments sollersiens vous auront in-cité (et in-suffi) à lire Sollers l’In-altéré.

Passons à Marie Billetdoux et son roman par lettres En s’agenouillant, composé de 262 lettres, billets, pneumatiques, que s’échangent trois étudiants dans le Quartier latin des années 50. Un pari fou. N’en disons pas plus.

Voici un long fragment billetdoucien.

« MAISON DES ÉTUDIANTES   53, rue Lhomond – Paris Ve

le 17e d’octobre 1954

ELLE

Ma fenêtre donne sur la rue du maître de Genève, le maigre Calvin, mais aussi, m’a-t-on dit, sur les ruines de la pension Vauquer. Les crépuscules sont beaux, glorieux et pleins de silence. Après le dîner, je suis partie au hasard dans les rues basses, sombres et odorantes. Il y a toujours accrochée à ces pentes de la montagne Sainte-Geneviève beaucoup de brume fine comme en mon esprit encore nimbé de version latine. Sans doute en ce dimanche te promenais-tu de même façon dans les champs derrière ta maison, secret et orgueilleux, les mains dans les poches du pantalon de velours vert ou arpentant les galeries de glaces de tes châteaux imaginaires… J’aimerais te raconter quelque chose qui te distraie, je suis condamnée à ne parler que de ma personne n’ayant pas le talent que tu crois pour m’en évader, je repense avec douleur au jour affreux où j’ai trouvé sous ton lit comme une balle perdue le mot de Le Tage : « Cette phraseuse de Philomêla ». Tu lui diras que la folie lentement fait son chemin dans les corridors de mon cerveau, je l’observe et compte ses pas sonores, tout à coup je crie ton nom dans la nuit ou je m’étends, raide, sur ma couche et mes draps deviennent linceuls cependant qu’une torpeur envahit peu à peu mes membres épars et je demeure ainsi anéantie un temps infini qui, à la réalité, ne doit pas être si long. L’absence de ton être à mes côtés, est-ce là vraiment seulement tout ce qui me manque, et si nous vivions côte à côte jour et nuit, serais-je, plus que ta sœur et ses terribles voisins de sommeil, délivrée du « fardeau d’exister »? Oh! J’ignorais que tu fusses devenu un tel besoin, j’ignorais cela de moi. Nevertheless tu en subiras les conséquences, tu devais bien te douter qu’un jour viendrait où je cesserais de t’aimer sur ce mode badin et élégant trop longtemps cultivé pour ne pas déparer et n’aurais de cesse de persister que je n’aie atteint le tragique. Accorde-moi ce temps du drame pur, un œil étranger y verrait comédie monstrueuse mais, entre l’acteur et le spectateur, il est un écran de lumière cependant qu’enfle en moi un Autre Spectateur en qui le dégoût monte : tu joueras avec d’autres partenaires la partie de l’humour, la partie brillante où tu nous maintiens, avec brio leur serviras, quand je me serai retirée, la bienveillance moqueuse que t’inspirent parfois les sentiments, comme un homme de goût reçoit ses amis dans une pièce tandis que la mort occupe la pièce voisine.  » Le sentiment est le plus dégoûtant de tout la partie véritablement honteuse. Car le reste, sans lui, serait naïve nécessité, et pas d’histoires. » Et pas d’histoire ! ET PAS D’HISTOIRES!  Ah c’est ça aussi, ton Valéry, crois-tu que je ne t’aperçois pas entre mes cils quand, serrée dans tes bras doux comme un jeune veau humide je tremble de ce bonheur effrayant : « Je n’ai pas perdu pied. Au plus ardent des instants, j’ai pensé à autre chose. » Cf. le même. Lim »

 

J’espère que cette longue missive billetdoucienne vous aura in-cité à lire les 262 lettres, billets et pneumatiques qui composent ce livre fou, à nul autre pareil.

J’espère que ces deux exercices citationnistes vous auront convaincu de l’avenir de cette nouvelle discipline littéraire, et je lance solennellement l’appel suivant :

« CITATIONNISTES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! »