En littérature, l’ambition est une vertu cardinale. Le véritable écrivain est, à coup sûr, celui qui porte un projet d’envergure et le mène à son terme. Mais quel projet ? L’aventure de soi, ou un moment embrassé et rebrassé de l’Histoire, ou bien encore un embarquement dans la langue même. Le véritable écrivain est porteur d’une œuvre, qu’il déploie à son rythme, et qui apporte sa pierre à l’édifice de la compréhension de l’humain. Tristan Garcia est un véritable écrivain. Jeune encore, de formation philosophique et normalienne, il nous offre en ce mois de janvier 2019 le premier volet de son grand œuvre. On connaît déjà de lui des romans, des essais philosophiques, des réflexions sur les séries TV. On décèle chez lui une certaine mélancolie. Sa voix douce, sans affèterie, sait dire et partager. Il se revendiquait, jusqu’à ces derniers temps, comme un écrivain de l’écriture et non du style. Avec Âmes, le premier volet de sa trilogie sur l’histoire de la souffrance, il franchit un cap.

Âmes ? Mais qu’est-ce qu’une âme, pour un matérialiste ? – Garcia se définit ainsi. Quelle est la promesse de cette saga qui, en sous-titre, nous promet une investigation de la souffrance ? De la souffrance humaine ? Pas seulement… Le premier ver coupé en deux, à l’aube des temps ou presque, non humain mais déjà souffrant, éprouvant une impulsion électrique ou tout comme, a-t-il une âme ? Son expérience sera-t-elle transmise à plus humain que lui ? La trajectoire du vivant serait-elle conditionnée à la convulsion souffrante ? Et, quand nous ne souffrirons plus, serons-nous encore humains ? Âmes est le roman d’une aventure dont nous ne connaissons pas la fin. Nous pouvons envisager cette fin à l’aune de nos connaissances et de nos espoirs contemporains.

Tristan Garcia déroule un projet romanesque selon la place et la voix des vaincus. Une sorte de contre-Histoire d’où les vainqueurs seraient évacués – eux, ils souffrent peu, ou bien leurs souffrances sont occultées sous les lauriers de la victoire, quand on a gagné, on passe ses plaies sous silence, ou on les magnifie. Les vaincus, eux, taisent quelque chose de nous, humains ordinaires pris dans le grand charroi de la course de l’Histoire. La trilogie Âmes, dans ce premier volet, s’attache à des temps immémoriaux et historiques, de continent en continent. Une carte des âmes, à la page 707, indique les lieux des différents épisodes du roman, sans indiquer les trajectoires. Océanie, Afrique, Europe, Asie, il n’est pas encore question de l’Amérique. C’est que Tristan Garcia s’appuie sur les grands textes antiques (à la fin de ce premier tome, nous arrivons à l’aube du Xème siècle). On décèle les allusions aux épopées chinoises, aux contes africains, au Râmayâna. Mais ce n’est pas l’exercice de style qui intéresse l’écrivain – même si, alors qu’il s’en défendait encore il n’y a pas si longtemps, l’idée du style est aussi en œuvre dans Âmes – mais plutôt la pluralité des sources et des inspirations. Les grands textes disent ce que c’est que l’humain, dans la prosodie propre à leur époque et à leur géographie. Le postulat de base étant que la souffrance est le vécu commun de tous, partout, et de tout temps – même celui qui passe une existence paisible et meurt sans s’en apercevoir est passé par l’arrachement du ventre maternel, première violence et première souffrance – le roman se déploie sur toutes les terres, dans une chronologie qui ne commence pas à l’homme mais à l’apparition du vivant. Dès que « ça » vit, « ça » souffre. Dans un premier temps incompréhensible, la souffrance est éprouvée. Puis elle est analysée. C’est aussi cela, l’évolution. L’ordre chronologique du roman induit une évolution en vortex inversé – en spirale de tornade – de l’ampleur des épisodes. Du premier chapitre de type Genèse à l’avènement de l’hominidé, en passant par l’apparition du mammifère, c’est particulièrement flagrant. Plus on se rapproche de l’homme, et de sa faculté de langage, plus les chapitres comportent de feuillets. On entre dans l’Histoire.

Âmes, Histoire de la souffrance I, s’attache à l’humain dans ce qu’il a, aussi, de plus organique, et de plus sensuel et sensoriel – c’est là qu’il faut aller déceler la définition même de l’âme : peut-être la jonction, ou la bijection, ou la conjonction, du corps et de l’esprit. La merde pue, le sang suinte, des yeux sont aveugles, les hommes bandent et les déesses jouissent, les corps sont souvent envisagés sous l’angle du morcèlement et de la complémentarité – il y aurait une étude entière à écrire sur ce motif-là dans le roman, qui répond comme en écho au sectionnement du ver du chapitre 2, « quelque part sous la mer, il y a 530 millions d’années. » On peut y déceler la volonté d’une vision panoramique des sens et du ressenti : certes, le roman se déroule en diachronie, mais par-delà l’évolution et l’apparition des temps historiques, le thème de la souffrance est envisagé selon l’éternité. Ou tout au moins selon la stabilité.

Quelle chance nous avons, nous, lecteurs, de pouvoir suivre l’évolution des publications de Tristan Garcia ! Du point de vue strictement romanesque, son œuvre dessine une flèche qui n’a que l’apparence de la brisure ou du zigzag. Depuis La Meilleure part des hommes, en 2008, jusqu’à 7, paru en 2015, Garcia a exploré différentes manières littéraires et fictionnelles – donner la parole à un singe dans Mémoires de la jungle ou tenter l’aventure spatiale des confins dans Les Cordelettes de Browser, par exemple – sans jamais dévier d’une ligne toute personnelle, en évitant soigneusement l’épanchement ou le clinquant. Se construit ainsi une œuvre cohérente qui, avec Âmes, atteint un palier décisif. Nous disions plus haut que les trois volets prévus de la trilogie Âmes constituaient son grand œuvre. Mais au fond, qu’en savons-nous ? Il nous tarde de découvrir les deux tomes suivants. Déjà, nous anticipons sur le dernier : la souffrance sera-t-elle vaincue ? A quel prix ? Sous quels cieux  et avec quelles technologies du futur ? Mais ensuite, quels territoires de l’humain Tristan Garcia ira-t-il explorer ?

En littérature, l’ambition est une vertu cardinale. Le grand écrivain porte en lui un projet d’envergure et le mène à son terme. Tristan Garcia construit son œuvre sur le mode du sensible et de la réflexion philosophique, avec tendresse et empathie. Une œuvre qui embrasse aussi bien l’assise des récits antérieurs que l’interrogation sur le maniement de la fiction. Voilà un grand écrivain en marche, talentueux, sincère, humain.


Tristan Garcia, Âmes, Histoire de la souffrance I, éd. Gallimard, 720 pages.