Dimanche dernier, plusieurs intellectuels français de religion ou de culture musulmane, dont certains de grande qualité, des personnalités publiques, des acteurs de la vie civile et politique ont signé un texte dans les pages du Journal du Dimanche prenant acte de ce que nous disions depuis des mois : les horreurs commises au nom de l’islam sont bien une part de l’islam – et il revient aux musulmans d’assumer leurs responsabilités, le mot figure en toutes lettres dans cette tribune, pour faire surgir, du sein de leur propre tradition, une réponse pérenne au fanatisme.

Si l’intention témoigne d’un vrai courage, elle n’est pas complètement inouïe. Abdennour Bidar était déjà l’auteur d’une bouleversante Lettre ouverte au monde musulman ; feu Abdelwahab Meddeb avait de même, fidèle mais jamais dupe, amplement joué sa tradition contre elle-même.

La nouveauté réside peut-être dans la variété des profils, dans la force aussi de certains mots : « Nous, Français et musulmans, sommes prêts à assumer nos responsabilités », « Nous, musulmans, étions silencieux », « Nous devons parler maintenant… » De plus, loin du misérabilisme des Indigènes de la République, les signataires de cette tribune mettent en avant, et avec élégance, leur réussite et leur appartenance à la France : « À force de travail et d’abnégation personnelle mais aussi parce que la République a fait son travail, nous avons, comme nos autres concitoyens, pris notre place dans la société française. »

Et pourtant.

Plusieurs choses m’ont choqué à cette lecture, terriblement, et je ne suis pas le seul. Nous étions silencieux, disent-ils, parce qu’on ne parle pas de religion en France : c’est évidemment faux, c’est même un sophisme, et l’on a beaucoup entendu, depuis Merah et même avant, depuis le 11-Septembre au moins, des musulmans français se joindre à leurs coreligionnaires du reste de la planète pour noyer le poisson et dire que tous ces crimes ne sont pas l’islam. Inversement, la Lettre d’Abdennour Bidar est bien la preuve que l’on pouvait parler et dénoncer, en tant que musulman, ce qu’il y avait à dénoncer. Néanmoins, la part de vérité d’une assertion comme celle-là réside dans une certaine incapacité française, réelle et nocive, à penser le religieux ; incapacité qui, disons-le, a longtemps fait les affaires de leaders musulmans n’ayant aucune envie de se questionner.

Une autre remarque que je ferais est qu’on ne trouve pas dans cette tribune d’autocritique « sur le fond », qui porterait sur les concepts de l’islam, sa loi, ses sources, sa théologie. Mais je nuance et adoucis aussitôt ma propre remarque : on ne peut exiger d’autant de signataires divers, aux convictions et aux intelligences hétérogènes, de se mettre d’accord sur quelque chose d’aussi ambitieux, en aussi peu de lignes.

Reste l’essentiel de ma critique.

Je ne crois pas surprendre mes lecteurs : nombreux sont ceux qui, dimanche dernier, durent se pincer pour s’assurer qu’ils ne rêvaient pas en lisant le premier paragraphe du texte. « Après l’assassinat de caricaturistes, après l’assassinat de jeunes écoutant de la musique, après l’assassinat d’un couple de policiers, après l’assassinat d’enfants, de femmes et d’hommes assistant à la célébration de la fête nationale, aujourd’hui l’assassinat d’un prêtre célébrant la messe… L’horreur, toujours plus d’horreur et la volonté très claire maintenant de dresser les Français les uns contre les autres. »

Il y a là un silence proprement sidérant, terrifiant presque.

Qu’est-ce donc que cette prétendue exhaustivité qui excepte un acte de barbarie, un seul ? Car en effet, il manque les victimes juives de l’islamisme, il manque ces juifs assassinés en tant que tels dans l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Pis peut-être : la volonté de ne faire débuter l’histoire de cette prise de conscience qu’au massacre de Charlie. Les enfants, juifs eux aussi, de Toulouse sont ainsi évacués à peu de frais – avec, bien sûr, les soldats de Montauban. Et l’on peut, partant, mettre ce triste fait sous le tapis : ça ne fait pas un an ou un an et demi que l’on est « silencieux », mais bien des années, de longues années où la haine et le mépris, eux, ont tonitrué. De longues années pendant lesquelles on clamait que la barbarie islamiste n’avait rien à voir avec l’islam, tout en portant plainte contre Charlie Hebdo, tout en voulant faire interdire le blasphème sur notre sol de liberté, tout en excusant Merah par les enfants de Gaza.

Mais alors, ce silence, que nous dit-il ? Quelques pensées ou plutôt, comme le suggérait Bernard-Henri Lévy, arrière-pensées avec lesquelles il s’agirait de se mettre en règle ? Faux universalisme du « détail » de l’histoire, qui fit à d’autres éviter le sujet des chambres à gaz sous prétexte qu’il y avait eu aussi le génocide des Slaves, les horreurs de Stalingrad, les pertes du Grand Débarquement, les femmes tondues, les Résistants déportés, les victimes des bombardements alliés, Hiroshima, Dresde, les tickets de rationnement ?

Un tel oubli, s’il était involontaire, relèverait de la psychanalyse. Involontaire ou non, plus encore que de la psychanalyse, c’est en dernier recours à la métaphysique qu’il nous renvoie, au sens de cette phrase qu’Elie Wiesel met dans la bouche de l’un des personnages du Procès de Shamgorod : « Tant qu’il y aura des Juifs, il y aura de la haine. »

J’ai écrit il y a longtemps que toutes les formes d’antisémitisme étaient fondées dans un seul et même refus, celui de la « distinction » juive. De ce que certains appelleront le particularisme juif. « C’est toi, le raciste ! », disait Poujade à Mendès France.

Même lorsqu’on prétend vouloir empêcher que les Juifs s’assimilent, comme à Nuremberg ou du temps de la rouelle, c’est en fait la possibilité qu’ils s’intègrent à la société sans s’assimiler complètement et en risquant donc de la « contaminer », que l’on craint. Quand Alain Finkielkraut relève qu’au nom d’Auschwitz est né, par haine de tout particularisme, un nouvel et paradoxal antisémitisme, il a raison et tort à la fois : cela existait bien avant Auschwitz, du temps, déjà, d’Haman, du temps des Pharaons. Seul le mot est nouveau, et ne s’applique peut-être pas tant à notre réalité contemporaine qu’au XXe siècle.

La haine, elle, la haine du Juif, plonge ses racines dans la nuit des temps. Caïn tuant son frère, c’est déjà, en germe, cette haine, la haine de l’homme « ordinaire » pour son frère « choisi », de l’enraciné pour celui qui vient d’ailleurs. Le Juif est haï, un point c’est tout. Pourquoi ? Parce que. Parce que la différence, parce que l’Election. Et quand on tue un Juif en tant que tel, ça doit aussi, fatalement, être différent : ils le savent bien, ceux qui, ayant omis d’en parler, se justifient depuis trois jours en affirmant en toute mauvaise foi que l’Hyper Cacher était contenu dans les « caricaturistes ». Il n’en est rien et s’ils ne le savaient alors (laissons-leur le bénéfice du doute), ils ont bien dû comprendre depuis ce que signifiait leur oubli.

Ca n’est pas nouveau : les Juifs sont souvent les oubliés de l’universalisme. Et déjà de l’amour et du pardon chrétiens : cela commence à Paul. Ô Juifs, nous vous aimerons quand vous aurez cessé de vouloir être différents !

La Révolution française, elle, ne mange pas de ce pain-là – et ce, contrairement à ce que l’on peut parfois dire. La phrase de Clermont-Tonnerre ne signifiait pas que l’on refusait aux Juifs d’être « à part », mais que cette solitude métaphysique, qu’ils étaient libres de cultiver ou non, n’avait pas à se traduire en termes institutionnels. Tant mieux. La laïcité était déjà contenue dans cette disposition. Cela n’empêche pas Pierre Manent de souligner avec justesse dans Situation de la France que les Juifs – ou les juifs – occupent une place singulière dans notre pays, dont l’enjeu est, pour partie, l’identité de ce dernier. Cette place doit être affaire de dialogue, d’« amitié », d’Alliance. Les plus grands héritiers de la Révolution, Michelet par exemple, ne s’y sont pas trompés.

Or il y a justement un drame, celui de la Shoah, à savoir la volonté à un moment donné, d’exterminer jusqu’au dernier les témoins de la religion mère, les frères trop enviés, qui détermine en partie, aujourd’hui, cette relation. L’Europe se partage entre ceux qui le savent, et savent pourquoi – et ceux qui l’ignorent. Ceux-ci doivent savoir. Savoir quel est le statut métaphysique de la Shoah, ce dont elle est, foncièrement, le nom, et qui se dessine d’abord sur le fond d’une métahistoire.

Comme le dit Manent, « n’ayant eu aucune part à la destruction des juifs d’Europe, les musulmans ne sauraient être sensibles au drame infiniment poignant qui se joue entre l’Europe et le peuple juif ». Aucune part : ça n’est pas vrai au Proche-Orient, et notamment en Palestine, mais c’est certainement vrai des musulmans français. Je prétends que l’oubli de dimanche désigne, plus profondément, cette incapacité de nombre de musulmans, même de bonne volonté, à penser la spécificité de la condition juive en France et en Occident. La fameuse « concurrence mémorielle ». Je n’aurais jamais l’audace d’affirmer que la Shoah fut le plus grand crime contre l’humanité, mais je dis, et je maintiens que l’Occident s’y dit, s’y accomplit en un sens, et s’y nie jusqu’à en périr presque – et que cela, oui, est unique.

Et que cela, aussi, doit être admis par qui veut être pleinement français.

Du chemin, il y en a à faire, car ça n’est pas en faisant silence que l’on supprimera la haine. Le frère de Mohammed Merah a raconté les youyous devant la dépouille de son frère, les infâmes pleurant qu’on n’ait pas tué plus d’enfants juifs. Je pleure, moi, qu’il ait fallu tout cela pour décider des musulmans à s’élever ensemble contre l’horreur comme si, bien avant le pauvre visage de Jacques Hamel, bien avant le Bataclan ou Charlie, les regards assassinés des innocents de Toulouse n’eussent pu suffire. Eux aussi étaient-ils donc coupables de se distinguer ? Pourquoi Merah eut-il droit, lui, à des funérailles en bonne et due forme ?

Il sera, je crois, nécessaire aux musulmans, non seulement d’assumer aussi leurs responsabilités quand ceux que le Coran traite de « singes » et de « porcs » et que la tradition islamique présente comme « tueurs de prophètes », sont immolés au nom de leur foi ; mais encore d’admettre qu’au creux de cet Occident, de cette France dont ils ont droit comme n’importe qui d’être les citoyens, résiste l’étonnant signifiant juif. Le Juif est l’unique, le témoin, la date. L’entaille. Sans elle, notre France ne serait pas plus ce qu’elle est que sans la splendeur de ses terroirs : c’est cela, aussi, le « détail » de l’Hyper Cacher.

8 Commentaires

  1. « Que le Coran traite de porcs et de singes » : là, vous me décevez.

    – Le mot ‘singe’ apparaît trois fois dans le Coran: 2:65, 5:60 et 7:166. Dans aucun des cas, ce n’est ni une apostrophe, ni une désignation explicite ad hominem de race ou peuple, plutôt la caractéristique du châtiment divin encouru par les pécheurs en général.

    – Le mot ‘porc’ apparaît cinq fois : 2:173, 5:3, 5:60, 6:145, 16:115. Dans quatre cas, il s’agit exclusivement de prohitions de nourriture, dans l’autre, 5:60, la même observation que ci-dessus vaut dans ce cas. Voir d’ailleurs aussi 5:69, qui exonère explicitement les Juifs — »ceux qui professent le judaïsme », au parfait, comme le verbe ‘croire’ en arabe, ou ‘se souvenir’ en latin— et les Chrétiens croyants.

    Je ne saurais trop vous conseiller d’aller voir dans le texte.

    Amitiés.
    SQ

    NB — Je serais ravi et honoré d’un retours de votre part, tout particulièrement de ma « Lettre ouverte à M. Bernard-Henry Levy » postée sur son blog à l’article « Mise au point ».

  2. Oui c’est vrai, tous non musulmans attendions un sursaut, 42 sursauts c’est très très peu déjà… si en plus il est sélectif… ça va ne faire que durcir la tâche!

  3. « La haine, elle, la haine du Juif, plonge ses racines dans la nuit des temps. » Cette assertion est fausse et y voir le « germe » chez Caïn est ridicule. Le monde antique n’a pas haï les juifs ni le judaïsme, bien au contraire serait-on même tenté à juste titre de penser.

  4. Bravo Monsieur Haziza, j’ajouterai juste, que les morts assassinés juifs de Toulouse ou de l’Hyper-Casher auraient dû figurer en premier dans la liste de ces signataires, car étant produite par des français de confession musulmane, les français de confession juive auraient dû avoir la place prépondérante, de l’avoir ignoré n’est pas un oubli, c’est un choix qui en dit long (heureusement on en a la preuve aujourd’hui, nous juifs n’avons pas à attendre grand-chose donc, de ces intellectuels musulmans, on sera comme d’habitude, seuls) c’est une faute, et rien, même pas une rectification ou un regret n’effacera, ce qui est tout simplement une FAUTE ! Voir un aveu !

  5. Depuis la publication de cette tribune des 42 intellectuels musulmans,
    des voix s’élèvent pour souligner « l’oubli » des victimes juives des attentats.
    Trop tard…c’est publié
    et cet oubli, ou plutôt,
    la non mention de ces victimes,
    en creux dans ce discours,
    fait ses ravages,
    mais point d’agressivité dans toutes ces voix juives,
    juste, une immense tristesse.
    La tristesse me gagne à mon tour…
    Mais qui suis je moi même?
    Je cherche, je fouille, en vain,
    Il n’y a pas si longtemps, je me définissais d’abord par mon prénom,
    mon activité professionnelle, mes hobbies, mes loisirs,
    le sens que je donnais à ma vie, ma nationalité si je me trouvais hors frontière…
    Et maintenant…
    Face à toutes ces tempêtes provoquées par ce monstre sorti du ventre de l’islam…..
    Qui suis- je?
    dois je mettre à jour une autre façon de me définir?
    De racine chrétienne, catholique, baptisée
    Suis- je croyante?
    Quelque fois oui, quelques fois, non… Je doute…
    Mais je suis avant tout une femme, humaine,
    Qu’ humaine dirai je,
    Et je suis effondrée
    Que l’on en soit arrivé là.

  6. Mon cher monsieur Haziza, arretez vos citations religieuses qui ne font que faire monter les haines partout sur la planète svp!!! Par contre, je vous invite à aller lire les commentaires croustillants de lecteurs de Telavivre, lorsqu’ils s’expriment sur les français, les musulmans, les arabes, les chrétiens… etc. Ensuite, on parlera de l’antisémitisme montant hélas. Ayez ce courage-là, lisez ces commentaires et faites en la critique. Merci d’avance.

  7. A la manifestation du 11 janvier le slogan était « Je suis Charlie » ce qui incluait pourtant les victimes de l’Hyper casher. Ou comment monter en tête d’épingle un non-évènement. Vous êtes paranos les gars!