Un pays de l’Union européenne rappelant son ambassadeur dans un autre pays de l’Union européenne. Un autre, ou le même, devenant, au mépris de toutes les règles de solidarité entre Etats membres, une déchetterie à réfugiés dont on fera, quand elle sera pleine, un lieu du ban, une banlieue, semblable aux léproseries géantes et isolées du Moyen Age.
L’espace Schengen qui vole en éclats.
Les sommets officiels qui succèdent aux sommets officiels et dont les décisions sont tournées en dérision, comme la semaine dernière en Autriche, par des sous-sommets régionaux, sans légitimité, illégaux.
La loi du chacun pour soi, donc le risque d’anarchie. Les égoïsmes nationaux qui font retour, donc la loi de la jungle, la vraie, bien plus effrayante que celle de Calais. Bref, c’est l’Europe en tant que telle que la crise dite des migrants est en train de faire exploser.
C’est l’esprit même de l’Europe qui, livré au seul vouloir de fondés de pouvoir sans dessein et frileux, entre en catalepsie.
Et nous sommes peut-être en train de voir ce que ni la crise grecque de l’an dernier, ni la débâcle financière de 2008, ni même les manœuvres de Vladimir Poutine n’avaient réussi à provoquer: la mort du grand et beau rêve de Dante, Husserl et Robert Schuman.
La chose ne surprendra pas ceux qui, comme moi, s’inquiètent depuis un certain temps – «Hôtel Europe»… – de voir le gouvernement de Bruxelles devenir une bureaucratie immobile et obèse, peuplée de ces «ronds-de-cuir couronnés» dont se moquait déjà Paul Morand dans son portrait de l’empereur François-Joseph et dont un autre écrivain, témoin du même délitement, disait qu’ils étaient les princes de la «norme», les rois des «poids et des mesures» et de la «statistique», mais que l’idée de se confronter à la grande Histoire, ou même à la grande Politique, leur était devenue inimaginable – une nouvelle Cacanie, en somme… un nouveau royaume de l’absurde rongé, comme l’autre, par la routine et en train de mourir, comme lui aussi, de n’avoir ni élan, ni projet, ni étoile fixe pour guider sa course… un deuxième «laboratoire du crépuscule» (Milan Kundera) où des dirigeants somnambules répéteraient, dans une extase morbide et béate, toutes les fautes de leurs aînés…
Et la catastrophe, si elle allait au bout de son erre, serait hélas dans l’ordre de la grande erreur que nous sommes quelques-uns à dénoncer depuis des décennies: l’Europe n’est pas une évidence, inscrite dans la nature des choses ni, davantage, dans le sens de l’Histoire; pas plus que l’Italie selon le roi de Sardaigne dans sa réponse fameuse à Lamartine, elle ne se fera toute seule – da sé… – même si l’on ne fait rien; et oublierait-on cette loi, céderait-on à ce providentialisme et à ce progressisme paresseux qu’il en irait de cette Europe-ci, la nôtre, comme de l’Europe romaine, comme de celle de Charlemagne puis de Charles Quint, comme du Saint Empire romain germanique, de l’empire des Habsbourg ou même de l’Europe de Napoléon, toutes ces Europes qui étaient déjà des Europes, de vraies et belles Europes, dont les contemporains avaient cru, comme nous le croyons à notre tour, qu’elles étaient établies, solides comme le roc, gravées dans le marbre de règnes d’apparence éternelle et qui, pourtant, se sont effondrées.
Reste que le pire n’est pas, non plus, sûr.
Et il est encore temps, il est toujours encore temps de provoquer un sursaut politique et moral qui s’instruirait des leçons du passé; qui partirait du principe que, sans la volonté têtue, contre nature, presque folle, de ses dirigeants, l’Europe a toujours eu toutes les raisons, absolument toutes, de se défaire; et qui, ainsi, conjurerait l’inévitable.
De deux choses l’une.
Ou bien nous ne faisons rien; nous nous laissons gagner par ce sauve-qui-peut généralisé et obscène; et la rage nationale l’emportera, pour de bon, sur un rêve européen réduit aux seuls acquêts d’un grand marché unique qui, s’il fait l’affaire du monde des affaires mondialisé, ne fait certainement pas celle des peuples et de leur aspiration à plus de paix, de démocratie et de droit. Ou bien les 28 nations européennes se reprennent; elles se décident à suivre 1. la ligne tracée par Angela Merkel sur la question de l’hospitalité, moralement infinie et politiquement conditionnée, que nous devons aux frères en humanité qui frappent à la porte de la maison commune et 2. la ligne tracée, elle, par François Hollande sur la question de la Syrie et de la double barbarie qui, en vidant le pays de ses habitants et en les jetant, par millions, sur les routes de l’exil, est la vraie source de la présente tragédie ; les deux dirigeants, au passage, n’omettent pas d’entendre et d’apprendre l’un de l’autre leurs parts respectives de vérité dont seule la conjugaison peut rendre âme et corps à cet axe franco-allemand sans lequel tout est fichu; et alors, et alors seulement, l’Europe, le dos au mur, obtiendra un nouveau sursis et, avec un peu de courage, aura une chance de survivre et même, qui sait, de se relancer.
Car plus que jamais le choix est clair: Europe ou barbarie; Europe ou chaos, misère des peuples, régression politique et sociale; un pas en avant, un vrai, dans le sens d’une intégration politique qui est la seule réponse possible aux terribles défis du jour – ou la garantie du déclin, de la sortie hors de l’Histoire et peut-être, un jour, de la guerre.

4 Commentaires

  1. L’UE ne tolère pas la demi-mesure. Comme vous le résumez, ce sera Europe ou chaos. L’Europe, donc, plutôt deux fois qu’une.

  2. On voudrait y croire mais vu ce qu’il est en train de se passer on se demande à quoi sert encore l’Europe…

  3. Vous avez l’art et la manière pour dépeindre de façon lyrique le sentiment européen.

  4. La Turquie d’Erdogan est un empire sans métastases, une Kadhafie à peine moins irréelle que la première tant elle excelle à vider les poches des grandes puissances économiques sous la menace récurrente d’une ouverture des vannes migratoires. BIENHEUREUX LES PAUVRES maîtres du monde qui D’Europe ont en charge de professer l’ESPRIT aux nations! Qu’ils soient sûrs que le petit Ahmet ne bronchera pas quand son instituteur lui expliquera que le Premier ministre d’une grande nation comme la sienne ne devrait pas museler la Presse comme une chienne enragée. L’élève Davutoglu écoutera le speech droit-de-l’hommiste jusqu’au bout car il sait qu’un garçon de son âge n’est pas censé répondre aux adultes quand ces derniers concèdent à se pencher sur son cas. Il faut dire qu’Ahmet sait y faire lorsqu’il s’agit pour lui de transformer la fessée méritée en journée au cirque.
    L’Europe n’est pas un animal désincarné. Elle possède des formes, une enveloppe corporelle, une silhouette se mouvant à la vitesse où se déplacent les attroupements qui la peuplent. Les frontières de l’Europe, nous les chérissons. Elles nous servent, par exemple, à préserver un modèle de civilisation valéryesquement mortel contre, par exemple, un Vladimir Ier qui demande à ses stratèges militaires de lui donner une estimation du temps qu’il lui faudrait pour atteindre, s’il partait du Kremlin aux commandes d’un char d’assaut, le palais du Reichstag. Voilà à quoi peut être utile la carapace de notre Europe dont la peau criblée de balles éprouve, semble-t-il, beaucoup de difficulté à se tanner le cuir. L’Europe a non seulement le droit, mais le devoir de défendre l’avenir que ses inventeurs ont rêvé pour elle. Hors de question que son héritier, alors même qu’il se hisse à la force du poignet au rang de successeur de son bienfaiteur, foute en l’air une idée dont les retombées excèdent de très loin le périmètre de son quartier de ciel.
    Alors que nous ne parvenons plus à nous entendre qu’au travers d’un grésillement continu, le meilleur des mondes que nous ayons à offrir aux musulmans des cinq continents se résume à un aller-simple pour l’al-Andalus. Moyen Âge éclairé versus Moyen Âge obscurantiste. Devant une telle force d’inertie, l’Europe représente pour le seul-monde l’un des derniers bastions de liberté. Celle-ci ne trahira pas l’espérance que placent en elle les crawleurs syriens qui ont eu le courage d’affronter la rancune de l’Ébranleur du sol. Chaque mois, on meurt en mer pour accéder aux droits fondamentaux parmi lesquels figure le droit, sans doute le plus divin, de penser par soi-même. Nous, l’Europe aux pieds nus trempés dans la teinture écarlate des innocents, ne nous laisserons pas dicter notre conduite par une puissance antidémocratique arguant de son statut d’État-membre de l’OTAN ou de l’ONU pour faire valoir toute une série de revendications dont la stricte application renforcerait des idéologies diamétralement opposées aux théories humanistes érigées en principes universels par les fondateurs de ces deux organisations. Nous userons même de toute notre détresse pour contrer les manipulations de nos démolisseurs. Ceux de l’extérieur qu’il ne faut surtout pas nommer de crainte que nos bouches autodéifiées ne confèrent une réalité à leurs délires apparents. Ceux de l’intérieur dont leur désignataire à la vindicte populaire se retient trop souvent de finaliser la lutte par-delà ses représentations récentes du bien et du mal.