Etre un gamin comme un tas d’autres gamins, un gamin qui court, qui joue, qui pleure, qui rit, qui interroge et pose des questions, des tas de questions sans réponses : « Pourquoi, oui, pourquoi la méchanceté des hommes? Pourquoi les hommes sont-ils si méchants? ». Avoir été ce gamin-là et au bout finir… Amédy Coulibaly. Mais comment peut-on être Amédy Coulibaly? Comment un homme peut-il descendre aussi bas dans la barbarie? Et comment devient-on Amédy Coulibaly? Je ne sais pas. Seule certitude: ce personnage – tel Fofana – est de l’espèce de ceux dont le cœur – gainé de haine – est sec de toute humanité.
Jeudi 8 janvier. Coulibaly descend à Montrouge. Sur sa route, non loin de l’école juive Yaguel Yaacov, Clarissa Jean-Philippe, une jeune policière, appelée pour un accident de circulation. Coulibaly arme son fusil, vise Jean-Philippe et l’abat froidement. Lâchement. Balles dans le dos. Plus tard, revendiquant son acte, Amédy Coulibaly dira :« J’ai fait ». « Les frères Kouachi ont fait Charlie Hebdo et moi j’ai fait les policiers. » Tuer pour lui, ce n’est donc point transgresser un interdit radical, mais c’est faire; faire comme on fait les choses. Aucune empathie pour les victimes, aucun état d’âme, indifférence totale, radicale. Déraison meurtrière d’un aliéné en défaut de toute conscience morale et bon pour l’asile? Nullement.
Vendredi 9 janvier, un autre mauvais jour. Coulibaly sort, direction : l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Son programme définitif? Evident : tuer des Juifs, ceux-ci étant à ses yeux coupables d’être nés Juifs. Coulibaly débarque donc à l’Hyper Cacher, prend en otage clients et personnel. Il fixe ensuite un otage, l’interpelle et lui demande son nom. « Philippe » répond la personne interrogée. « Philippe comment ? » insiste Coulibaly. « Philippe Braham ». Coulibaly tire et l’abat sur-le-champ. Seront également lâchement assassinés Michel Saada, Yoav Hattab et Yohan Cohen. Haineux par son impuissance à faire face à sa condition d’homme, Coulibaly croit sans doute ainsi s’élever en détruisant ces vies juives qu’il estime au fond de lui supérieures à la sienne.
Car Coulibaly – comme tous les antisémites au-delà de leurs discours grandiloquents – est un homme ruiné par un profond sentiment d’infériorité. Sartre avait vu juste : « l’antisémite est tout sauf un homme ». Coulibaly peut parader avec kalachnikov, pistolets et gilet pare-balles, il demeure – et il en est peut-être persuadé au fond de lui – un être minable, faible, sans point d’origine ni d’équilibre : vie moléculaire marquée par l’impuissance, parcours sans mémoire, basse estime de soi. Faille immense d’ailleurs repérée, détectée, saisie par ses recruteurs : « Tu n’es plus Coulibaly; tu es désormais Aboû Bassir Abdoullâh al-Ifriqî ; tu appartiens à l’islam; et tu es la personne la plus importante sur cette terre, un être exceptionnel appelé à une haute mission. Ta famille maintenant, c’est le djihad. » Captation, dressage, mise sous emprise, ancrage dans cette tête robotisée d’un seul câble : le djihad comme source exclusive de normativité. Descente en déshumanité.
Alors Amédy Coulibaly produit d’un protocole de conditionnement djihadiste bien huilé? Dans une certaine mesure. Réelle certitude: Coulibaly est l’ultime dérivé d’un contexte empoisonné par un antisémitisme semé à tout vent bien au-delà de ses territoires traditionnels; un antisémitisme désignant désormais, également, la figure du Juif comme tiers comptable et responsable du malaise existentiel du Noir. Mais comment en est-on arrivé là? Autrefois la demande de reconnaissance des souffrances infligées aux Noirs à travers l’histoire, était portée par le verbe des Fanon et Senghor, inspirée par la poésie des Langston Hughes et Countee Cullen. Le débat volait haut et la révolte noire même lorsqu’elle était radicale était généralement intelligente, belle, sympathique car ouverte et embrassant l’humanité. Elle reliait et toutes les couleurs, et toutes les cultures… Depuis, malheureusement, s’est engouffré aussi sur la scène de l’histoire un vent d’un autre souffle avec la tentative de prise en otage de la mémoire des luttes noires pour l’égalité par une myriade de voix chaotiques, rageuses, haineuses, populistes, en alliance intime avec l’extrême droite et l’islamisme radical.
Tout commence aux Etats-Unis à la fin des années 80 avec la Nation de l’Islam de Louis Farakhan, un personnage fanfaron qui se rêve de haut en bas augmenté et gigantesque. Renfloué par certaines théocraties religieuses du Proche et Moyen-Orient pour essaimer le poison de l’antisémitisme dans la communauté afro-américaine, le leader de la Nation de l’Islam, exalté, se déchaîne donc à la fin des années 80, et se met à divaguer comme un affolement sonnant l’appel du néant : « Si nous sommes les incomptés du monde, si nos vies sont décomposées de misère, c’est de leur faute, c’est la faute aux Juifs! » Délire antisémite classique: les Juifs ontologiquement responsables de tous les malheurs du monde!
Sur le cadran du temps, au gré des mauvais vents, ce vacarme gonflé de haine va déborder au-delà de l’Atlantique et atteindre insidieusement, progressivement l’hexagone, couvé, développé en toile par quelques faux prophètes de l’émancipation noire, vrais gourous de la rage haineuse. Des personnages éthiquement en débâcle, habités par une sorte de catastrophe intérieure, hantés par l’invisibilité face au monde et fantasmant la grandeur personnelle dans l’ensemencement d’une haine rageuse, collective, fusionnelle, ethnique.
Leur vengeance jubilatoire sur le destin ? Etre la haine qui parle et dont on parle, convoquer régulièrement l’histoire de la Traite non pas pour graver la mémoire de l’esclavage dans une mémoire existentielle commune mais pour tracer une ligne de séparation entre Noirs et Juifs. Et tout est bon pour atteindre ce but : dissémination de fausses vérités historiques traficotées et tordues, comparaison des malheurs, opposition des souffrances, promotion d’une détestable concurrence des mémoires, dégradation, profanation de la mémoire de la Shoah…
L’objectif manifeste : enfermer la mémoire noire dans une forteresse dominée par la haine anti-juive afin de conditionner, recruter, enrôler et transformer les jeunes Noirs en nouveaux fantassins de l’antisémitisme. Pas étonnant dès lors qu’ au bout de cette propagande émergent des Coulibaly et tous ces jeunes engagés dans le djihad pour y trouver les moyens de leur haine anti-juive. Sont donc coresponsables, co-auteurs des crimes des Coulibaly et cie, tous ces stimulateurs de la haine acharnés à ancrer dans l’univers mental d’une génération investie par un certain sentiment d’inadéquation social , le projet de détestation des Juifs comme expérience de réalisation existentielle. Oui, il est des mots qui conduisent à la violence et au meurtre; oui, il y a des discours mortifères qui s’achèvent inexorablement en crimes.
Que faire maintenant? Assurer d’abord, évidement, la sécurité, besoin et droit primordial pour chaque citoyen; combat qui – au regard des défis devant nous – sera parfois de l’ordre d’un impitoyable corps à corps. Ne pas céder néanmoins à la panique. L’antidote à la terreur qui nous est imposée est l’action réfléchie.
Ensuite reprendre les chemins de la pédagogie, réaffirmer, marteler l’essentiel : l’antisémitisme ne vise pas que les Juifs ; lorsqu’on insulte un Juif, on nous insulte tous dans notre humanité; lorsqu’on attaque les Juifs, nous sommes tous visés. De fait, la lutte contre l’antisémitisme – comme le combat contre le racisme – est affaire et devoir de tous et de chacun. Agir donc ensemble avec vigueur contre la banalisation des idées de haine.
Mais encore? Combattre l’ignorance, assurer à chacun l’acquisition d’un savoir critique et rappeler l’histoire dans la vérité: Noirs et Juifs ont marché ensemble contre la ségrégation aux Etats Unis; Noirs et Juifs ont été du même côté des barricades à Johannesburg, à Durban, à Cape Town, à Sharpeville lorsque le racisme se fut loi; la solidarité Juifs et Noirs n’est point un mythe mais un pan essentiel de notre histoire commune.
Et encore? Veilleurs de mémoires, ne pas abandonner le champs mémoriel aux gourous de la haine, sortir la Traite de cet obscur puits: l’instrumentalisation populiste et antisémite. Enfin mener le combat contre ces disparités sociales et territoriales qui fissurent et fracturent notre vivre-ensemble; la désespérance sociale étant souvent manipulée à des fins de haine par les populismes de tout acabit.
L’antisémite est tout sauf un homme
par David Gakunzi
16 février 2015
La manière dont la mémoire noire est manipulée par la haine anti-juive afin de conditionner, recruter, enrôler.