En premier lieu, il y a le livre lui-même, son aspect : les 82 pages roses qui tranchent sur la tranche blanche, insérées au début du deuxième versant du roman, et l’illustration de couverture, façon éclipse de synthèse additive — RVB, Rouge-Vert-Bleu en fondu au noir, quand c’est le blanc qui est attendu. Et puis il y a le titre, simple et énigmatique, Le Soleil, posé sous l’illustration de l’éclipse. Avant même de lire la quatrième de couverture, on est intrigué, et déstabilisé. On a envie de s’approcher de ce Soleil-là.
Alexandre Varlop a une cinquantaine d’années, une quarantaine lorsque nous le découvrons à Mykonos. Il se retrouve dans les Cyclades presque par hasard, et comme en convalescence. Une amie éditrice lui a donné 50.000 euros, a mis à sa disposition sa petite maison grecque, et lui a confié une mission : retrouver le manuscrit du Soleil, un texte mythique, une sorte d’absolu poétique, qu’elle aimerait publier, et qui est passé entre les mains de Man Ray, d’Ezra Pound et de Cy Twombly avant que l’on perde sa trace, à Mykonos justement, en 1961. Varlop est un type déglingué, une espèce de survivant de tous les excès — drogue, alcool, marginalité à outrance et concertée. À Mykonos, il lit la documentation que son amie éditrice lui a confiée, et il reprend possession de son corps. Il pensait qu’il n’avait plus d’ombre, il avait la sensation qu’en sortant de la mer, lorsqu’il allait nager en direction de Délos, l’eau n’accrochait pas à sa peau, et qu’il demeurait sec. Peu à peu, il se remet aussi à rêver. Il rencontre Suzanne, une photographe qui s’intéresse aux constructions cubiques, qui voit dans les maisons traditionnelles grecques l’inspiration détournée de l’architecture contemporaine.
L’enquête de Varlop avance, il apprend à Mykonos que le manuscrit du Soleil a été volé en 1961 par des gamins de l’île, qui à présent vivent à Palerme. Il se rend en Sicile, n’y trouve pas le manuscrit mais une autre piste qui le conduit à Formentera, dans les Baléares, où il retrouve Suzanne. Dans la petite île espagnole, il aura enfin la possibilité de lire le manuscrit. Lui seul sait qui en est l’auteur.
Raconté ainsi, le roman de Jean-Hubert Gailliot paraît simple et linéaire — ce qu’il est aussi — et ressemble à un roman d’aventure, ou à un polar. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas vrai non plus. Le Soleil, c’est aussi autre chose. Prenons les pages roses, par exemple. Elles concernent l’épisode de Palerme, lorsque Varlop retrouve les deux gamins, devenus hommes, qui ont volé le manuscrit au peintre Twombly. Ces deux frères, qui ont italianisé leur nom, présentent dans un cabaret qui leur appartient, et où habitués et touristes se pressent, une attraction unique : Rosie. Qu’est-ce que Rosie ? Sous ce nom de stripteaseuse se cache… quelque chose que nous ne dévoilerons pas ici, quelque chose qui n’est pas une chose mais autre chose, une métaphore incarnée de la chair en mouvement, en fusion et séparation, un numéro pornographique où la suggestion est plus forte que l’interprétation. Prenons le texte du manuscrit, autre exemple. Le lecteur n’a jamais accès au texte, il n’en connaît que ce que Varlop en a retenu : de la poésie pure, claquante, composée de mots n’excédant pas deux syllabes, un texte d’un érotisme insoutenable, court et dense, impossible à mémoriser.
Le Soleil — entendons ici le roman de Gailliot, et non le manuscrit après lequel court Varlop, encore que… — est un texte hypnotique dans lequel on plonge comme on plongerait dans un inconnu-connu déroutant, mystérieux et jubilatoire. Les allusions à Man Ray, Pound et Twombly renvoient en miroir au poème secret, déniché mais non révélé par le personnage principal. Dans la troisième partie, la révélation de l’auteur du poème renverse les tenants et aboutissants de la recherche poétique [1]. Jean-Hubert Gailliot propose — suggère, imagine, invente, ad libitum… — une approche désaxée, biaisée, des travaux de Man Ray, Pound et Twombly. S’ils n’avaient pas lu le manuscrit du Soleil, auraient-ils songé à garnir de clous la semelle d’un fer à repasser, à composer les Cantos selon cette rythmique, à gribouiller puis à utiliser la vibration des coulures, dans leurs œuvres respectives ? D’où partent les avant-gardes ? C’est une des questions que pose le roman.
On peut lire, aussi, Le Soleil, comme l’histoire d’une renaissance. Alexandre Varlop est la figure centrale du roman qui peu à peu retrouve son « je ». Dans la première partie — « Opération Mykonos » — on le voit et le suit, de façon extérieure. Dans la deuxième partie — « Le rendez-vous de Palerme » — on entend soudain sa voix, dans les pages roses, mais sans indication de dialogue : il pose des questions aux frères grecs qui ont volé le manuscrit, le lecteur sait que c’est lui qui parle, mais typographiquement, le dialogue reste neutre. Dans la troisième parie — « Embuscade à Formentera » — il n’y a plus que le « je » de Varlop, dans un long monologue qui donne la clé de l’énigme et de la quête. Mais comment croire à cette voix qui s’exprime, qui s’adresse à une jeune femme nommée Solución, qui dénoue les fils tissés dans les deux premières parties mais soudain bifurque pour s’égarer — s’égarer ? — dans une machinerie complotiste qui se détournerait de l’histoire de l’art pour n’envisager la quête que sous l’angle de la guerre froide ?
Le roman est bâti d’est en ouest — la course du soleil — selon une ligne qui partage l’espace méditerranéen. Mykonos-Palerme-Formentera. Selon une ligne, aussi, qui relie mystérieusement la Russie d’avant la Révolution au Moyen-Orient d’aujourd’hui —’attraction des frères grecs au nom italianisé est attendue à Dubaï. Tout un jeu de correspondances malignes est à décrypter dans Le Soleil. Une Rolls-Royce Phantom anticipe — pour le lecteur, mais au contraire agit en réminiscence, dans le récit — la douleur masochiste d’une adolescente surdouée, scarifiée et sacrifiée, devenue elle-même fantôme. Les couleurs d’une robe de la photographe Suzanne rappellent les coquelicots et les violettes du sol grec. L’île de Délos, lieu de naissance d’Artémis et Apollon, est le reflet jumeau de Formentera. Les mafieux historiques de Palerme ont cédé la place aux financiers déguisés en yachtmen.
La lecture du Soleil est une expérience en soi. D’île en île, d’est en ouest, nous suivons un texte en courbe. Qui toujours nous ramène aux confins de l’art et de la chair, de l’abstinence et du chaos mental, de la ligne et du cercle. Le point nodal de l’aventure de Varlop est l’année 1961, année où l’on perd la trace du manuscrit convoité. L’année, aussi, de sa naissance — déduit-on du monologue final, puisque le personnage avait 17 ans lors des manifestations contre la tenue du Mundial en Argentine en 1978. L’année, aussi, qualifiée de « palindromique » par Man Ray. L’année qui peut se retourner sur elle-même — la prochaine sera 6009, autant dire dans une éternité. 1961, « ce point tournant du calendrier », c’est aussi l’année de naissance de Jean-Hubert Gailliot. Il n’est aucunement question, ici, d’en tirer une quelconque conclusion.
Puisque l’exofiction a le vent en poupe dans la littérature française immédiatement contemporaine, il convient de saluer Le Soleil — et aussi, par exemple, L’Île du Point Némo de Jean-Marie Blas de Robles. Des romans qui malaxent, tordent et triturent les attendus et les conventions immédiates, qui emmènent les lecteurs sur des rives abordables et peu abordées. La déstabilisation, en littérature, a du bon. Et ici, du très bon.
[1] L’auteur est une enfant de 11 ans.