La colère peut s’exprimer de bien des façons. La pire étant la violence. La meilleure, sans doute, l’engagement frondeur. Patrick Pelloux n’est pas violent, c’est un tendre. Un tendre engagé. La médecine d’urgence, dans ses chroniques, semble relever de l’intervention humanitaire. La misère et la détresse aux portes de l’hôpital. À notre porte. L’engagement médical tient de la résistance.
Pelloux va prendre le café chez Lucie et Raymond Aubrac. Devant ce couple qui incarne la résistance, le toubib se sent tout petit et avoue « je crois bien que ce jour-là j’ai battu le record des lieux communs et banalités à la minute, tellement j’étais heureux de leur avoir parlé ». Pourtant, le lieu commun, Pelloux l’évite avec élégance. Dans toutes les situations qu’il décrit, situations terriblement humaines, son regard est aigu et sa plume aiguisée. La distance humoristique est ici une proximité de sympathie sur un quotidien qui pousse à l’affect. Car « tout urgentiste est un sociologue qui ne s’ignore pas longtemps ».
Le quotidien des uns n’est pas le quotidien des autres. L’immédiate modernité, par exemple, qui fait des uns des utilisateurs pointus des technologies, et met les autres à l’écart. La vieillesse est un naufrage physique et technologique : Pelloux mentionne de nombreuses fois la détresse des plus âgés devant un téléphone portable est impressionnant. Les médecins parent au plus pressé en matière de santé, mais aussi sur le terrain sociologique, et prennent le temps d’expliquer aux patients les plus dépassés, ou les plus candides, le maniement du clavier et le branchement de l’alimentation. Il y a urgence, de tous côtés. Ce qui pourrait prêter à sourire donne à penser.
Patrick Pelloux est à la fois acteur et spectateur du grand théâtre du monde. Les cas traités aux Urgences sont évidemment individuels, et leur sort est quasiment impartageable. Mais ces individualités s’inscrivent dans un dessin visible en altitude : il faut prendre la hauteur nécessaire pour accéder à la constatation, à la réflexion et à la dénonciation. Deux exemples, parmi tant d’autres :
« Les baleines ont leur plage où elles échouent pour mourir. Les hommes aussi. Mais ce sont des tours d’où ils sautent pour s’écraser ou des voies ferrées pour être broyés par des trains. Exemple : les stations de métro proches des hôpitaux psychiatriques ».
« Toutes les religions font des prières avant d’organiser des suicides collectifs un peu partout dans le pays. D’autres vident leurs bouteilles et font des fêtes, des partouzes : l’ivresse contre la tristesse. Canal+ et Free ont décidé d’organiser un gigantesque concert […] ».
Ces deux exemples diffèrent : le premier est une réflexion sur la réalité, le second une fable sociale – une anticipation sociale ? Mais ces deux exemples puisent au plus profond et au plus sensible de notre réalité. Parce qu’il côtoie l’urgence aux Urgences, Pelloux peut envisager le quotidien de chacun. Et parce qu’il est un résistant, qu’il repousse  un envahisseur aux noms multiples – détresse, misère, vieillesse, maladie, solitude… ad libitum – Pelloux peut anticiper sur ce qu’il adviendra. Son engagement, ses colères, sont éminemment fondés. Il faut gueuler et agir. Ou mourir. Quand on lutte chaque jour contre la mort. C’est un combat politique.
On imagine aisément la fatigue d’un urgentiste. On comprend que son sacerdoce médical, Pelloux veuille l’exprimer. Ces chroniques parues dans Charlie Hebdo et rassemblées dans cet ouvrage paru au Cherche-Midi éditions, sont le fruit d’un travail d’écriture. Une écriture d’écrivain, qui relève, elle aussi, de l’urgence – celle du témoignage et de l’engagement. Et qui relève, également, du dévoilement intime dans la conviction. Les premières pages de On ne vit qu’une fois, intitulées « Entrez, entrez ! », renvoient de plein fouet à la mort des parents, au pavillon qu’il faut vider, au piano d’étude de son enfance. La Liberté s’écrit, dans cette introduction, avec un l majuscule. Et comme les chroniques, par définition, marquent le temps qui passe, chaque texte est prolongé par une réflexion-actualisation, en italiques, qui donne l’état des lieux au moment de la relecture (et non au moment de l’écriture). On s’aperçoit que parfois les lignes bougent, et le moindre frémissement est une petite victoire. Mais souvent, très souvent, trop souvent, l’état des choses est un état qui perdure. La lettre que Patrick Pelloux écrit au père Noël le 18 décembre 2013, on l’espère, ne restera pas lettre morte. Le toubib revient, une fois encore, sur le pratique et l’essentiel : « Cher père Noël, il faut reconnaître que les cadeaux de la vie ne sont pas que des objets informatiques », et plus loin : « je voudrais que tu ouvres les yeux des esprits sur le faux humour de Dieudonné, la guerre des religions qui continue de plus belle ».
Comme l’écrit Charb dans la préface : « Ces quelques chroniques racontent une partie de la vie de Patrick Pelloux, elles racontent surtout une partie de la nôtre ». Il n’en a pas fini, Patrick Pelloux, de nous tendre le miroir de notre société.