Dans l’œuvre ample de Patrick Modiano, on trouve très peu de nouvelles. En 1999, il a publié un recueil intitulé Des inconnues : trois histoires dans lesquelles Paris est découvert, ou fantasmé, par trois jeunes filles à la charnière entre adolescence et jeunesse. Ces jeunes filles s’expriment à la première personne, et dans leur récit la voix que l’on entend est flottante, presque résignée. Toutes trois racontent un moment particulier, un souvenir qu’elles traînent encore avec elles, et sur lequel elles reviennent presque en somnambule, mêlant les aspirations d’alors, les hésitations d’aujourd’hui, et l’incompréhension de toujours. Elles n’ont pas de prénom, pas de nom de famille. Elles restent des inconnues, anonymes. Les trois nouvelles qui composent le recueil n’ont pas de titre, elles sont différenciées par une simple numérotation : I, II et III.
La première jeune fille vit à Lyon, et fuit vers Paris dans un train de nuit. Elle vient de rater une sorte d’entretien d’embauche pour être mannequin devant un type au « yeux d’épervier » qui l’a contrainte à ôter ses chaussures, comme dans une mise à nu. Elle débarque chez une vague amie, qui l’accueille chaleureusement. La deuxième jeune fille s’ennuie à périr près du lac d’Annecy, aimée ni par sa mère, ni par son beau-père, ni par sa tante. Elle languit dans un pensionnat catholique terrifiant, où on ne la nourrit guère, ni intellectuellement, ni même matériellement. Elle veut rencontrer le « grand amour », et attend qu’une de ses amies, montée à Paris, lui fasse signe de la rejoindre, comme cela était prévu. La troisième jeune fille débarque de Londres, et occupe, seule, un atelier Porte de Vanves, prêté par un ami autrichien absent. Elle s’ennuie, prend le métro pour aller au quartier latin, puis restreint son espace autour de son lieu d’habitation.
Ces jeunes filles sont des proies. Elles sont seules, abandonnées à elles-mêmes, à peu près ignorantes du monde et de ses dangers. Ce sont des rêveuses, deux d’entre elles sont libres – libérées des tracas du gîte et du couvert –, ce sont celles qui sont arrivées à Paris. La jeune Annécienne travaille, elle aide sa tante au ménage des belles villas durant les vacances, s’émancipe en fuyant l’internat et en devenant serveuse, puis dame de compagnie, puis baby-sitter. Elle a fait son deuil de la capitale.
Des hommes, bien sûr, s’agitent autour d’elles. La jeune Lyonnaise rencontre un certain « Guy Vincent » :
[…] il avait allumé le lustre et il m’avait expliqué que « Guy Vincent » était un nom d’emprunt. Je lui avais demandé si je pouvais l’appeler par son vrai prénom. C’était gentil mais il n’aurait pas aimé cela, il s’était habitué à « Guy Vincent ».
On retrouve ici l’une des constantes majeures de l’univers modianesque : la fausse identité, l’impossibilité de dévoiler son vrai nom, la nécessité de le garder caché. Le vrai nom de « Guy Vincent » ne sera révélé qu’une seule fois, à Lausanne, dans le hall d’un hôtel où Chardonne lui dédicace Vivre à Madère. Le nom de l’écrivain n’est d’ailleurs pas mentionné, il n’est question que du titre de son roman. « Guy Vincent » n’est pas un véritable prédateur. Il se montre très gentil, très attentionné, avec la jeune Lyonnaise. Mais les affaires dont il s’occupe, occultes, induisent le danger, et le mensonge. Sa disparition tient en une phrase de dialogue : « Ce n’est pas la peine de monter. Il n’y a plus personne ».
Les véritables prédateurs, en revanche, gravitent autour de la jeune Annécienne et de la jeune fille qui débarque de Londres. Cette dernière, bouleversée par les chevaux que l’on mène à l’abattoir de Vaugirard, prend ses quartiers dans un café où elle rencontre un professeur de philosophie :
J’avais été si seule au cours des dernières semaines que j’éprouvais le besoin non pas de me confier vraiment, mais de parler à quelqu’un. Et cet homme semblait attentif à tout ce qu’on pourrait lui dire, peut-être à cause de son métier de professeur.
La jeune fille sera embauchée pour dactylographier les réflexions du cercle auquel appartient ce professeur. Textes dans lesquels reviennent les expressions « rappel de soi » et « travail sur soi », d’un certain docteur Bode, nom sous lequel on identifie Gurdjieff.
La nouvelle centrale, celle dans laquelle on suit la vie de la jeune Annécienne, est un texte plus clair en ce qui concerne la proie et les chasseurs. La jeune fille est peu farouche, et il lui faut travailler pour survivre. Après avoir perdu son emploi de serveuse, elle vit une courte parenthèse enchantée auprès d’une riche veuve qui ne lui demande que de promener son chien et de dîner avec elle, pour 300 francs par jour – quand elle pensait que ce serait là son salaire du mois. C’est de l’autre côté de la frontière, en Suisse, que les vrais loups sortent du bois :
– Je suis avec un ami. Vous voulez prendre un verre avec nous ?
Cette proposition m’a surprise.
– Comme vous voulez, monsieur…
– Ne m’appelez pas monsieur… En tout cas pas ce soir…
Il me souriait.
Mais la jeune fille est armée pour se défendre. Dans son sac de voyage, les objets ayant appartenu à son père mort – dont on ne lui a jamais parlé – sont des objets protecteurs.
On retrouve, dans Des inconnues, les motifs chers à Modiano, qu’il décline depuis ses débuts en littérature. Le flou dans la temporalité, par exemple – la première nouvelle débute par « cette année-là », sans plus de précision, et la dernière par « quand je pense à ce temps-là » –, flou temporel contrebalancé par des titres de chansons ou de romans, qui permettent d’ancrer le récit dans une période précise. Ou bien, encore, la photo après laquelle on court, celle qui a été prise mais qu’un concours de circonstance, ou la mauvaise volonté d’un photographe, vous empêchent de récupérer. Et, sans la photo, comment être sûr que ce que l’on a vécu a été vécu ?
Sur la photo, on aurait vu, à gauche, l’entrée de l’ancienne école où René avait acheté quelques livres d’occasion. Peut-être, tout au fond, la silhouette d’un passant […]. Et la preuve pour l’avenir qu’un samedi d’été, à Londres, au début de l’après-midi, nous passions par cette rue-là, René, le chien et moi.
Des inconnues est un recueil troublant et touchant. L’émotion naît de la première personne féminine des récits, et des évocations autobiographiques transposées. L’internat haut-savoyard… Les allers-retours vers la Suisse, à accompagner quelqu’un qui transporte des valises… La persistance rétinienne de toute cette incompréhension, qui est à la fois celle de la marche du monde, et celle de notre place dans ce monde indéchiffrable… Dans ce recueil, Patrick Modiano, sans changer de cap, déplace légèrement, imperceptiblement, sa ligne.